Chronique

Comment parler de l’autre ?

En réunion avec notre équipe l’été dernier (à l’extérieur !), Anaïs Barbeau-Lavalette se demandait comment parler de l’autre aujourd’hui, après les nombreux débats que nous avons connus sur le manque de diversité ou l’appropriation culturelle. Réalisatrice d’Inch’Allah, elle adaptera au cinéma le roman Chien blanc, de Romain Gary. Ces deux projets réfléchissent et questionnent le rôle de l’étranger dans une lutte qui n’est pas la sienne – celle des réfugiés palestiniens vivant en Cisjordanie dans le premier cas et celle des Afro-Américains au temps de la lutte pour les droits civiques dans le second.

Pour ma part, je crois que l’art demeure le meilleur domaine pour se rencontrer, mais que nous ne pouvons plus avancer avec la même naïveté qu’avant. Parce que nous ouvrons les yeux, parfois avec douleur, sur les rapports de pouvoir qui entourent la création et sur le privilège d’avoir le crayon, le micro ou la caméra à la main.

J’en ai discuté avec les écrivains Melikah Abdelmoumen et Rodney Saint-Éloi, que ces questionnements animent depuis longtemps. Melikah, née d’une mère québécoise et d’un père tunisien, a signé en 2018 un essai salué par la critique, Douze ans en France, qui raconte ses liens avec une famille rom ainsi que sa propre expérience des tensions raciales en France, où elle a habité. Elle travaille depuis plusieurs mois à un texte sur James Baldwin et William Styron (qui pourrait se retrouver bientôt sur scène), qui ont entretenu une amitié et une riche discussion dans les années 1960 sur la question de la liberté de l’auteur, lorsque Styron (un Blanc) a publié son roman Les confessions de Nat Turner (du nom de l’esclave qui a mené une révolte durement réprimée en Virginie en 1831).

Rodney Saint-Éloi, né en Haïti, vient de publier un très beau roman sur sa mère (Quand il fait triste Bertha chante). En fondant la maison d’édition Mémoire d’encrier en 2003, il a fait découvrir quantité de nouvelles voix de la littérature, assez pour avoir transformé le paysage éditorial au Québec.

Alors, comment parler de l’autre ? C’est Melikah qui se lance. « J’ai toujours pensé que pour parler de l’autre, même avant ces débats, il fallait un minimum de travail, de recherche et d’empathie. Pour moi, ça, ça n’a pas changé. Les gens qui ne font pas attention, qui parlent de sujets qu’ils ne connaissent pas, il y en a toujours eu, comme il y a toujours eu des gens qui le faisaient très bien. Après, l’histoire ou la culture ne sont les propriétés de personne, mais elles sont sujettes à des discours qui peuvent être biaisés. »

« La question est surtout de savoir si tu es prêt à assumer ce que tu as écrit, même si tu choques, que tu te trompes ou que c’est mauvais ! »

— Melikah Abdelmoumen, écrivaine

Rodney croit quant à lui qu’il faut d’abord apprendre à laisser l’autre parler. « On peut faire tout ce qu’on veut, on est libre, et je ne pense pas qu’il y ait un problème de liberté d’expression. Je pense que ce qui change aujourd’hui, c’est le cadre de l’expression. Est-ce que le fait d’aller deux semaines en Palestine m’autorise à parler de la Palestine ? C’est comme les mecs qui parlent d’accouchement alors que leur femme est à côté. Ça m’enrage, ce genre d’altérité là qui efface l’autre. Il faut savoir de quel point de vue on parle aussi. »

« C’est bien de pouvoir écouter des voix qu’on n’a pas encore entendues, quand on est dans les lieux dominants, des médias dominants, des pays dominants et riches, qui ont un rapport colonial vis-à-vis des autres et qui ont toujours raconté leurs histoires. Je pense qu’il est temps qu’on développe l’écoute. »

— Rodney Saint-Éloi, écrivain et fondateur de la maison d’édition Mémoire d’encrier

La nécessité d’une éthique

Melikah et Rodney s’entendent pour dire que chaque être humain porte en lui toute l’humanité ; c’est pourquoi nous pouvons lire des auteurs de partout, sans frontières. Mais lorsqu’on parle de l’autre, il faut au minimum développer une éthique, croit Rodney. « Une exigence éthique qui nous rappelle à une autre forme d’altérité. Parce que nous avons été dans des altérités tronquées. J’ai besoin de respect dans l’altérité, et ça, ça prend du temps. Il faut éviter le tourisme. »

« Tu parles un peu de la folklorisation de l’autre, lance Melikah. Quand je vivais en France et que j’envoyais des manuscrits aux éditeurs, j’étais doublement embêtée, parce que ce que j’écrivais ne ressemblait pas à ce qu’ils avaient envie de lire sous la plume d’une Québécoise, ni de ce qu’ils appelaient une francophone, c’est-à-dire une personne des colonies, une Arabe, alors que je ne parle pas arabe. Je me retrouvais toujours dans une inexistence dans leur regard. C’est vraiment ce que Rodney décrit : on ne regarde plus l’autre, on regarde l’image ou le cliché de l’autre, et c’est problématique. »

Dans les débats des dernières années, il y a bien sûr des trucs qui accrochent. Par exemple, Melikah n’apprécie guère le mot « racisé ». « Je n’aime pas le glissement que cela a pris. Sociologiquement, ça identifie un processus qui t’isole en fonction de marqueurs associés à la race, qui est une construction, je peux comprendre. Mais c’est devenu juste un nouveau mot pour dire minorité visible ou non-blanc. C’est devenu un automatisme. »

« Je les ai tous connus : exotique, racé, minorité, minorité visible, minorité issue de la diversité puis DES diversités. Toutes des manières de ne pas dire que tu as une face d’Arabe, alors que tu peux très bien être québécois et avoir ma face ou celle de Rodney. J’ai de la difficulté avec les catégories quand elles deviennent des automatismes. »

— Melikah Abdelmoumen

Pour Rodney, ce sont des catégories « signalétiques », parce qu’il est important de nommer les choses, selon lui. Par exemple, le Mois de l’histoire des Noirs existe parce que leurs talents sont souvent invisibilisés. « Ça montre qu’il y a un problème, mais le bonheur, c’est qu’on commence à en parler, dit-il. Avant, les institutions avaient décidé qu’il n’y avait qu’un ou deux écrivains noirs. On ne pensait pas que les autochtones pouvaient écrire, et finalement, on a vu une invasion de la littérature par ces auteurs autochtones, parce qu’il faut simplement les révéler. An Antane Kapesh était là il y a plus de 30 ans, personne n’en parlait. Il faut aller au-delà des images institutionnalisées. »

Ce qui l’inquiète beaucoup plus est lorsque les politiciens se mêlent de ces débats. « Ça me fait peur que le politicien réduise le langage et toute forme de complexité en pensant qu’il peut amener des réponses. Il n’y a pas de réponses. Il n’y a que nous. Il n’y a pas de décret politique qui va me dire où aller, comment regarder l’autre, il n’y a que mon cœur qui va me dire si je suis dans la bonne direction. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas réduire le langage, c’est agrandir, ouvrir les fenêtres. »

Vers une nouvelle humanité

Pour Melikah, ces questionnements sont la quête d’une vie. Elle rappelle la discussion que William Styron et Ossie Davis avaient eue sur la responsabilité de l’écrivain, animée par James Baldwin. « C’était le débat le plus respectueux, et ça se termine par Baldwin qui dit que les deux ont raison. Si on pouvait aller dans ce sens-là ! Le texte que je suis en train d’écrire sur Baldwin et Styron, celui d’une Québécoise à gueule et à nom d’Arabe qui a connu les préjugés, qui est tombée sur un auteur noir homosexuel devenu ami avec un Blanc, je souhaite qu’il ouvre des discussions, même si des gens ne sont pas d’accord avec moi. Je n’ai pas peur. »

« Il y a des gens qui ont peur, mais je pense que cette discussion ajoute de l’intranquillité dans nos fleuves tranquilles, estime Rodney. Moi, ça m’excite. Elle est non seulement nécessaire, elle est même féconde, parce qu’elle va nous engager vers une autre humanité. Notre génération a le devoir de changer les représentations de l’autre, parce que l’autre, c’est nous. Ce n’est pas l’autre contre nous, l’axe du bien et du mal, les civilisés et les barbares : nous sommes dans un cercle. Quand je prends le livre Shuni, de Naomi Fontaine, elle participe au débat. Voyez-vous tout ce que la société québécoise aurait perdu, parce que, justement, on met ces gens dans des réserves, ce qu’elle peut perdre si on dit que les Arabes sont ceci ou cela ? Combien de Melikah on perd ? Si on laisse la place aux gens, si on respecte leur humanité et leurs différences, on s’enrichit tous. C’est vers ce monde-là qu’on doit aller. »

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