Choquée par les ratés constatés sur le terrain, la Dre Danielle Perreault revient sur son expérience.

« La lourdeur du système m’a jetée à terre »

Au bout du fil, la Dre Danielle Perreault tousse à s’arracher les poumons. Hospitalisée à l’unité COVID-19 de l’hôpital Notre-Dame, atteinte d’une forme sévère de la maladie, la médecin, qui en a vu d’autres dans ses missions humanitaires à l’étranger, dont deux en pleine épidémie d’Ebola, ne peut s’empêcher de souligner l’absurdité de sa situation.

Elle n’a pas attrapé l’Ebola en Afrique. Mais elle a contracté la COVID-19 au Québec.

« Avoir fait le tour du monde dans toutes mes aventures et me retrouver menacée ici, dans une société d’abondance, ça m’insulte… », laisse tomber la médecin et chroniqueuse bien connue du public, qui a justement publié cet automne un livre racontant ses expériences humanitaires*.

Entre deux quintes de toux, la Dre Perreault a accepté de me parler de son lit d’hôpital, jeudi. Non pas pour se plaindre de son propre sort, qui est celui de nombreux travailleurs de la santé exposés à la COVID-19 au quotidien. Mais parce qu’elle a été choquée de constater sur le terrain des ratés dans la gestion de la pandémie alors que l’on devrait, en principe, avoir tiré plus de leçons de la première vague.

Choquée par la lourdeur bureaucratique.

Choquée que, 7635 morts plus tard, avec tous les moyens et les connaissances dont nous disposons au Québec, alors que le mode d’emploi pour prévenir le pire existe, on tolère une situation intolérable.

Pour elle qui a soigné du nord au sud et fait face à d’autres épidémies meurtrières, il y a là quelque chose d’absolument inconcevable qui devrait à tout prix faire l’objet d’une enquête publique.

« J’ai été très déçue que dans une société d’abondance, on ait des ratés semblables. Voir la lourdeur du système de santé m’a complètement jetée à terre. C’est incroyable que les gens ne se parlent pas dans tout ce système de santé. Ça me scandalise totalement… »

— La Dre Danielle Perreault

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La Dre Perreault a attrapé la COVID-19 alors qu’elle donnait un coup de main dans un CHSLD privé de Pierrefonds, le Manoir de l’Ouest de l’Île, où une éclosion a emporté 22 résidants et où 31 résidants sont actuellement infectés.

Elle est arrivée dans ce CHSLD le samedi 28 novembre, dans le cadre de son travail avec la brigade de prévention des infections de la Santé publique – une équipe merveilleuse, souligne-t-elle, dont le travail a été récemment souligné par un prix.

Malheureusement, lorsque la brigade a été appelée, le feu était déjà pris dans ce CHSLD privé, qui est sous la responsabilité du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal.

Une dizaine de résidants étaient déjà atteints par le virus. « Les gestionnaires sur place étaient en panique. Ils étaient eux-mêmes symptomatiques. »

Inquiets, ils cherchaient désespérément de l’aide. « Ce sont des gens qui adorent leurs pensionnaires et qui étaient très préoccupés par la bonne chose à faire et qui paniquaient avec leur perte de personnel. »

Le CHSLD, qui avait été épargné par la première vague, était complètement pris au dépourvu. La direction, malgré toute sa bonne volonté, souffrait de son manque d’expérience. Et huit mois après le début de la pandémie, le travail de prévention en amont qui s’imposait n’avait pas été fait. Même dans le cas d’un CHSLD privé, ultimement, c’est le CIUSSS qui a la responsabilité de la qualité et de la sécurité des soins qui sont donnés sur son territoire.

« Dans des circonstances où les gens sont de bonne volonté, le CIUSSS aurait dû identifier les milieux qui n’avaient pas d’expérience de COVID et qui allaient vraiment être pris les culottes baissées si jamais quelque chose arrivait. »

Très vite, le feu de broussailles est devenu incendie de forêt dans ce CHSLD. Les employés, eux-mêmes infectés, manquaient à l’appel. « À ce moment-là, il aurait fallu que, tout de suite, se mette en place la cellule de crise pour prévoir qu’on se retrouverait avec 60 patients positifs. »

Lorsqu’elle s’est présentée au CHSLD le mercredi matin, la Dre Perreault n’a vu qu’une seule auxiliaire médicale sur place, plus que débordée. « Elle avait réussi à donner les médicaments à 10 % des gens. Et 80 % des patients n’avaient pas été nourris. »

Dans l’urgence, la Dre Perreault et son équipe lui ont prêté main-forte.

Le soir même, elle a elle-même commencé à ressentir des symptômes et a dû être hospitalisée trois jours plus tard.

La Dre Perreault déplore la lenteur du CIUSSS pour prendre les mesures qui s’imposaient dans les circonstances. Et elle a été abasourdie de voir à quel point certains gestionnaires, lors des réunions virtuelles, semblaient eux-mêmes complètement démunis dans la situation et déconnectés de la réalité sur le terrain.

« Une gestionnaire du CIUSSS, les solutions qu’elle avait trouvées, c’était de faire rentrer les employés positifs qui n’étaient pas malades, ce qui n’avait absolument aucun sens… Étaient-ce les seules ressources que cette pauvre femme avait ? Elle était tellement mal prise qu’elle essayait de trouver des solutions qui n’en étaient pas. »

— La Dre Danielle Perreault

Cela ne s’est jamais fait, heureusement. Et finalement, deux heures plus tard, l’alarme a vraiment été sonnée et l’aide d’urgence a suivi. Mais c’était déjà trop tard d’une certaine façon.

« La débandade qu’il y a eue à l’intérieur de quelques jours n’a pas été dépistée rapidement par les instances. Il n’y a pas eu de mécanismes pour dire : “OK, là, je perds mon infirmière-chef. Je perds mon gestionnaire parce qu’il a la COVID. Des préposés partent en courant. Ils n’ont eu aucune formation pour se déshabiller correctement et se contaminent…” Ça, c’est inacceptable dans une deuxième vague. On avait depuis le printemps pour bien préparer les milieux et il y avait une rigueur à mettre en place pour que ce soit fait. »

Certains CIUSSS l’ont fait avec succès, observe-t-elle. « J’ai vu des endroits où on s’était bien préparé dans des CIUSSS où on avait mis en place des structures pour colmater la brèche dès le départ. Alors que d’autres CIUSSS n’ont pas su profiter de l’expérience de leurs collègues. »

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Ce qu’elle a appris de son expérience durant l’épidémie meurtrière d’Ebola en Afrique de l’Ouest (en Sierra Leone et en Guinée-Conakry), c’est qu’il faut être rigoureux et extrêmement bien organisé. « Devant ces épidémies, on connaît l’ennemi. On met en place les mesures. On donne de l’enseignement. On applique les mesures avec rigueur. Et on finit par avoir un certain contrôle. Mais ici, c’est tellement éparpillé avec un nombre effarant de niveaux décisionnels. C’est sûr qu’il y a eu des améliorations, avec des CIUSSS qui sont beaucoup mieux organisés, avec la brigade de prévention des infections. Mais ma déception, c’est qu’il y a quelque chose de terriblement malsain qui est perpétué dans la façon dont la Santé publique est organisée. »

Que faudrait-il faire pour corriger le tir ? « J’aimerais vraiment qu’il y ait des mécanismes obligatoires pour arrêter de travailler en silos, une meilleure communication et une plus grande humilité des gestionnaires afin qu’ils profitent de l’expérience des autres. »

Ses missions humanitaires lui ont appris que ce travail en collaboration est parfaitement possible, même lorsque les intervenants sont nombreux.

« Si on peut le faire en Afrique, pourquoi ne peut-on pas le faire ici ? »

* Le livre s’intitule Soigner du nord au sud (Québec Amérique) :

Réaction du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal

Comment expliquer un tel manque de préparation huit mois après le début de la pandémie ?

« Ce CHSLD avait réussi à garder son milieu exempt du virus depuis le mois de mars dernier, mais la propagation du virus est d’une intensité inégalée dans la communauté et cela se reflète dans les milieux de vie. Toutefois, la situation s’améliore au Manoir et les résidants qui ont été contaminés se rétablissent, tout comme les employés infectés, qui reviennent au travail suite à leur période d’isolement », indique Hélène Bergeron-Gamache, porte-parole du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal.

« Le CIUSSS a déployé des répondants pour tous les CHSLD privés et RPA de son territoire. En addition aux formations, des outils PCI et des experts sont toujours disponibles pour ces résidences privées. Depuis déjà quelques semaines, les équipes du CIUSSS sont présentes sur place pour stabiliser la situation. Du personnel clinique a renforcé les mesures de prévention et contrôle des infections, une couverture médicale est assurée et des cadres supérieurs ont également pris en charge les opérations liées à la stabilisation de l’éclosion, aux horaires et aux besoins de personnel. En aucun temps, le CIUSSS n’a rappelé au travail un employé infecté. Cela est contraire à toutes nos orientations. »

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