Déboulonnement de statueS
Exercices d’admiration

Déboulonner : démonter ce qui est boulonné. Retirer les boulons qui tiennent ensemble une structure pour l’affaiblir, la faire tomber. S’en prendre aux mythes, aux lieux communs, aux idées préconçues. Déposséder un individu de la place occupée et ainsi lui retirer son pouvoir.

Qu’est-ce que ça signifie de voir érigée, plus grande que nature, la figure de l’artisan du génocide contre les Premières Nations ? Accepterait-on l’érection d’une statue à l’effigie d’Hitler ? On atteint rapidement le point Godwin quand il est question de héros. Et c’est là la question que posent ces déboulonnements, ici et ailleurs, qu’il s’agisse de faire tomber une statue, de débaptiser un prix ou de refuser la distribution de tel livre ou de tel film. Dans tous les cas, il s’agit de faire tomber de son piédestal celui qui y trônait malgré tout. Malgré le mal qui a été fait. Ça n’enlève rien au bien : les gestes demeurent dans la mémoire, l’histoire n’est pas effacée.

Mais, tout à coup, des citoyens et des citoyennes prennent position par rapport à l’admiration. Ils en décousent avec ces exercices d’admiration obligés envers certaines personnes plutôt que d’autres.

Déboulonner une statue est une manière de faire tomber les héros pour les ramener sur le plancher des vaches, question de voir de quel bois ils se chauffaient et ainsi poser un jugement éclairé. On fait tomber de haut des personnages qui, de leur vivant, ont fait dans la bassesse, fait tomber des femmes et des enfants, fait tomber ceux et celles dont le visage n’était pas blanc. Tant de personnes regardées de haut par ces héros et forcées de lever la tête vers leurs bourreaux. Car la statue est tout sauf un désaveu ; elle intronise, célèbre, impose le respect et l’admiration.

D’où le fait que les déboulonnages sont considérés comme des gestes radicaux, à l’image des antiracistes et des féministes qui s’en prennent aux mythes et à l’histoire, aux figures figées et aux lieux communs, creusant sans relâche le sol de nos vies pour déterrer la racine des violences, des discriminations devenues systémiques. Mais cette radicalité n’a rien à voir avec une autre radicalité, criminelle et mortifère : la radicalité des humains qui tuent sous prétexte que c’est leur devoir. Tirant des balles à bout portant. De nombreuses balles dans le dos d’une victime soi-disant menaçante. Des balles tirées parce que le regard ne voit pas ce qui se passe dans la réalité, seulement le film qui passe dans la tête, à coups de stéréotypes, de préjugés, d’histoires toutes faites.

Déboulonner les statues est un geste de désobéissance civile qui veut forcer la réflexion ; c’est tout le contraire d’une violence qui s’exerce dans la haine réflexe, là où justement on ne réfléchit pas.

Faire tomber les statues, voir leur tête rouler sous l’impact ne fait de mal à personne. De la même façon que ne font aucun mal les slogans biodégradables collés à la farine et à l’eau sur les murs de Montréal. Coller des slogans appelés à disparaître au fil des pluies : J’avais dit non. À nos sœurs volées. Ouvrez les yeux. On ne naît pas femme, mais on en meurt. Décolonisez votre pensée. On ne se taira plus. Des mots qui se déboulonneront d’eux-mêmes comme les missives reçues par l’espion dans Mission impossible : « Une fois que vous l’aurez lu, ce message s’autodétruira. »

L’essentiel de ces gestes contre-symboliques est de mettre fin à notre passivité, à notre ensorcellement par la culture ambiante et des leçons d’histoire qui ont le loisir de choisir qui, parmi les humains, mérite le souvenir. Ce qu’on déboulonne, au final, c’est notre fâcheuse tendance à accepter aveuglément la fabrication des héros. Et, disons-le, des héros bien plus souvent que des héroïnes. Parce que rares sont les femmes qui méritent des statues dans notre conception masculine et coloniale de l’histoire. Et avec elles, les hommes et les femmes des Premières Nations, les femmes et les hommes noirs, tous ceux et celles issus de la diversité, de l’immigration, et qui construisent aujourd’hui notre société.

En déboulonnant les statues, les manifestants et les manifestantes s’inscrivent dans l’espace public, au présent, engagés dans la fabrication de notre société. Voilà ce qu’on devrait admirer !

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