« On pensait que c'était acquis »
L’annulation du jugement Roe c. Wade vendredi par la Cour suprême a provoqué choc et indignation de par le monde, mais aussi au Québec. Dénonçant la décision, des expertes assurent toutefois que le droit canadien ne sera pas pour autant touché.
« C’est un jour difficile pour des millions d’Américaines qui ne seront plus protégées par la Constitution. Leur droit de choisir ne sera plus garanti », laisse tomber Valérie Beaudoin, chercheuse associée à la Chaire Raoul-Dandurand.
Cette décision ne rend pas l’avortement illégal, mais donne la liberté à chaque État de l’autoriser ou non. De nombreux États plus conservateurs et religieux pourraient le bannir.
Selon Louise Langevin, spécialiste des droits à l’autonomie procréative de l’Université Laval, la journée du 24 juin marquera sans contredit un « recul pour les droits des femmes ».
« Pauvres femmes. On pensait que c’était acquis. C’est très triste, ce qui se passe. On est dans une période difficile, avec la montée de la droite un peu partout. On élimine des droits fondamentaux. Et ce sont les femmes qui écopent d’abord, évidemment. »
— Louise Langevin, spécialiste des droits à l’autonomie procréative de l’Université Laval
« Cela dit, ça ne diminuera pas le nombre d’avortements aux États-Unis, estime la spécialiste. Ils vont simplement se faire autrement. Et les femmes qui en ont les moyens vont aller dans les États où ça demeurera permis de se faire avorter », raisonne Mme Langevin.
Des conséquences à l’échelle nationale
Les femmes défavorisées, isolées et marginalisées seront les plus touchées, estiment les expertes. « Ces femmes n’auront pas nécessairement les moyens de se rendre dans un autre État pour avoir une intervention. C’est dramatique », dit Mme Beaudoin. « Ce ne seront pas les femmes blanches, éduquées et qui ont de l’argent qui en souffriront le plus, ça, c’est certain », renchérit Mme Langevin.
Les spécialistes s’attendent à ce que les femmes des États progressistes en ressentent les contrecoups également. En effet, ces États risquent de recevoir un flot de femmes qui souhaitent se faire avorter, indique Mme Beaudoin. « Ça va être difficile, parce que ça va restreindre l’accès des femmes en Californie, par exemple, parce que la demande va être beaucoup plus élevée », dit-elle.
Et ici, au Canada ?
« Il y a peut-être des gens qui vont venir au Canada pour se faire avorter », indique Mme Beaudoin. C’est le cas principalement pour les provinces des Prairies, qui sont moins entourées d’États progressistes, explique-t-elle. Elle estime par ailleurs que la question de l’avortement reviendra dans le débat politique au Canada.
S’il faut certes « demeurer vigilants » au Canada, le droit à l’avortement demeure « blindé » de notre côté de la frontière, assure toutefois Louise Langevin. « Ça ne change rien à notre droit, qui est très clair au Québec et au Canada sur le sujet. Notre système de justice est aussi très différent. La Cour suprême aux États-Unis est éminemment politique. Et pour les Américains, la question de l’avortement est beaucoup plus clivante. Le contexte n’est pas du tout le même », affirme-t-elle, appelant à être « solidaires » avec toutes ces femmes.
L’avocate Sophie Gagnon, directrice générale de la clinique juridique Juripop, abonde dans son sens. « Les précédents sont beaucoup plus stables au Canada qu’ils ne le sont aux États-Unis. Aux États-Unis, ils vont chercher à interpréter la Constitution au regard de la volonté des Pères fondateurs. Au Canada, la théorie de l’arbre vivant qui veut que la Constitution évolue et s’adapte aux mœurs est très ancrée », soutient-elle.
Encore des enjeux à surveiller
N’empêche, « le portrait n’est pas rose pour autant », rappelle Me Gagnon. On est le pays où le droit à l’avortement est le plus permissif juridiquement parlant, mais c’est insuffisant pour garantir l’accès à toutes les femmes qui le souhaitent. Au Nouveau-Brunswick, il y avait même eu une poursuite contre le gouvernement fédéral pour forcer le droit à l’avortement, parce que dans les faits, les cliniques ne sont pas accessibles. Sur le plan de l’accès, il y a encore beaucoup d’enjeux », fait-elle observer.
Si « le Canada est à l’abri pour l’instant », l’avocate rappelle que « la force des institutions dépend de la confiance des citoyens et de la qualité de l’indépendance des personnes qui y siègent ». « Ce n’est pas une garantie pour l’avenir. On ne peut jamais tenir ça pour acquis, surtout avec la confiance fragilisée envers nos institutions, dont le système de justice », prévient-elle.
Pour Francine Descarries, l’une des grandes pionnières des études féministes au Québec, le renversement de Roe c. Wade doit être « un signal d’alarme ». « Les femmes, faites attention. Surveillez vos droits et continuez à militer », tonne la sociologue.
Le Canada ne doit pas fermer les yeux sur « cette droite machiste ». « Pour nous aussi, c’est peut-être une leçon de nous démontrer que les acquis des femmes sont fragiles », conclut-elle.
— Avec la collaboration de Léa Carrier, La Presse