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Au lendemain du 35e anniversaire de la firme, les parents fondateurs de Scéno Plus, qui fait la conception architecturale et scénique de salles de spectacles, ont terminé le passage du flambeau à leurs deux fils. Incursion dans les coulisses de l’entreprise.

Scéno Plus

L’art de quitter la scène

Quand Olivier Berthiaume-Bergé a présenté la proposition de Scéno Plus pour la salle de spectacles d’un nouveau casino MGM à Las Vegas, il avait plaqué sur le fronton de l’édifice un nom fictif, inspiré du parc d’en face : Park Theater. MGM a aimé l’idée et a donné le nom à tout le complexe. « On provoque, on pousse, et quelquefois, ça marche ! », commente-t-il.

« Il l’a dit ! », a immédiatement lancé son frère Vincent, hilare, en regardant leur père Patrick.

Pousser ou convaincre ? C’est un amical, mais persistant débat familial…

Depuis deux ans, les deux frères ont peu à peu remplacé leurs parents Patrick Bergé et Lorraine Berthiaume à la tête de Scéno Plus, spécialisée dans la conception architecturale et scénique de salles de spectacles. « On est deux générations différentes, reconnaît le paternel. Je suis de l’école qu’il faut pousser au max. Olivier va y aller de façon plus structurée. »

Patrick, Lorraine et leurs fils Olivier et Vincent racontent leur entreprise – et son délicat transfert – dans une salle de conférence anti-COVID aménagée au sous-sol de leur siège social, à Montréal.

Fondée en 1985, Scéno Plus a conçu plus de 200 salles de théâtre et de spectacles, dont la nouvelle salle du Resorts World, à Las Vegas, où Céline Dion présentera son spectacle en novembre prochain.

Des clients explosifs

Scéno Plus a percé à Las Vegas en 1994 avec la salle du premier spectacle permanent du Cirque du Soleil au Treasure Island, après avoir réalisé sa salle d’entraînement à Montréal. Même au milieu de ce qui était encore une ville sulfureuse, avant qu’elle ne prenne un vernis familial, Patrick Bergé n’a pas craint la confrontation pour protéger l’art circassien.

Il s’est battu pour donner à la scène le dégagement nécessaire aux trapézistes du Cirque, en dépit des tentatives de contraction du promoteur. « Ça me prend 60 pieds de haut. Je ne baisserai pas à 40, ils ne pourront plus faire de grand volant », raconte-t-il en revivant la scène. « Et va dire aux Américains que ça te prend une toilette en haut de la salle pour les techniciens parce que tu en as dix qui travaillent là tout le temps ! »

Il l’a dit, et il l’a obtenu.

Un succès en entraînant un autre, Scéno Plus a conçu la salle du spectacle aquatique O du Cirque du Soleil, puis celle du premier spectacle permanent de Céline Dion au Colosseum du Caesars Palace. La petite firme montréalaise s’est ainsi fait une réputation d’efficacité.

Un nouveau projet de 1 ou 2 milliards apparaît, avec casino, hôtel, centre de congrès, stationnement souterrain : « Scéno Plus, pouvez-vous vous occuper du petit théâtre de 100 millions dans le coin ? »

Patrick Bergé caricature à peine. Depuis dix ans, la firme a entre autres conçu la salle du casino MGM Cotai à Macao, un nouvel amphithéâtre de 4000 sièges au-dessus d’un casino existant à Sydney et la salle de 6600 places du Seminole Hard Rock Hotel & Casino en Floride.

« Soyons honnêtes : on a été extrêmement chanceux de partir avec le Cirque du Soleil, de faire Céline et de devenir à Vegas la firme qui travaillait le plus rapidement. »

— Patrick Bergé

Le secret : « Toujours en avant des autres. Tu ne veux pas être en arrière avec les gens de casino. »

Les gens de casino… Des clients difficiles, voire explosifs, dont les décisions sont souvent intempestives, et quelquefois discutables. Heureusement, Scéno Plus a du réflexe. « Notre avantage concurrentiel, c’est d’avoir cinq services sous le même toit (architecture, design intérieur, scénographie, éclairage, acoustique…) », fait valoir Vincent Berthiaume-Bergé.

Après son arrivée dans l’entreprise en 2006, à la suite d’études en architecture comme son père, Olivier a commencé à utiliser des outils de conception peu courants dans le domaine, qui lui ont permis de faire de spectaculaires présentations de concepts… et de les modifier sur-le-champ selon les changements de cap du client.

Lors d’une rencontre pour le Park Theater – un projet de 100 millions qui devait sortir de terre en 14 mois –, les représentants de MGM ont demandé de faire disparaître un niveau complet, question de réduire les coûts. « À la fin de la réunion, ils ont vu de quoi ça avait l’air », relate Olivier.

Scéno Plus

Passer le flambeau sans faire de flammèches

Depuis combien de temps Olivier Berthiaume-Bergé est-il à la tête de ScénoPlus ? « Ça va faire deux ans que je suis président », répond-il prudemment.

« On est à la tête ! », intervient son frère Vincent, pour sa part vice-président principal et chef des opérations.

« Il est toujours gossant comme ça ! », dit le père Patrick Bergé en rigolant, avec une fierté manifeste.

Il ne faut pas confondre : ce n’est pas Olivier le créateur, mais Vincent le comptable (CPA) qui porte les cheveux longs retenus sur la nuque en catogan. Il a travaillé sept ans à l’extérieur avant de monter à bord du navire familial, en 2016.

Les qualités des parents se sont croisées chez les enfants : le créatif montre la réflexion structurée de sa mère, et l’administrateur exprime le bouillant dynamisme de son père.

Pour les aider à transmettre le flambeau à la nouvelle génération, les fondateurs Patrick Bergé et Lorraine Berthiaume ont fait appel à une firme spécialisée, qui a notamment fait passer des tests psychométriques à leurs enfants, donnant lieu à ce que le père appelle « la plus belle journée ».

« Les responsables de cette firme nous ont dit : vous êtes vraiment chanceux. Vos garçons sont complètement opposés et pas en compétition. Ils sont complètement différents en personnalités et en domaines d’expertise, et ils sont complémentaires. »

Un passage difficile

Ce n’est pas entre les enfants qu’il y a eu des flammèches… Durant la transition, Patrick et Olivier ont parcouru ensemble la planète pour faire les présentations devant leurs clients. Peu à peu, Olivier a occupé le devant de la scène, notamment en Chine, où son nouveau titre de président revêtait une grande importance. « C’est là où on a commencé à s’opposer dans nos façons de faire les choses, où il y a eu plus de frictions, relate doucement Olivier. J’ai trouvé ça un petit peu difficile. »

Aussi délicatement exprimé soit-il, le commentaire heurte son père. « Chaque fois qu’on me dit qu’il y a une autre façon de faire, je prends ça comme une claque, lance-t-il, renfrogné. C’est comme si je ne l’avais pas fait de la bonne façon. »

Vincent le rassure aussitôt : « C’est parfait comment tu as fait ça. C’est juste que maintenant, on ne peut pas rentrer dans le monde ! »

Père et fils avaient à traverser la toujours difficile « période de règne conjoint », intervient Lorraine, pour expliquer et tempérer. « Mon côté pédagogue est peut-être plus développé que Patrick », reconnaît-elle.

Pendant les longues absences à l’étranger de Patrick, « c’est elle qui dirigeait l’entreprise, dit-il. On discutait au téléphone la nuit ».

La formation en théâtre de Lorraine lui permettait de bien saisir les enjeux de cet univers très particulier. Car là réside sa difficulté : les architectes doivent comprendre l’activité scénique, alors que les spécialistes en scénographie doivent apprivoiser les contraintes architecturales. Un nouvel employé ne sera performant qu’après un an d’expérience. D’où l’importance de se les attacher – c’est l’énorme défi de la reprise économique, peut-être le plus important de l’entreprise, à l’heure où les jeunes générations sentent très peu de loyauté envers leur employeur. « Ça a complètement changé, confirme Patrick. Moi, j’étais quelqu’un qui poussait le monde, qui les amenait à se dépasser. Olivier a pris un autre angle. »

Nouvelle génération, nouvelle manière

Patrick s’est complètement retiré des affaires depuis quelques mois. Lorraine vient de rompre les derniers liens : en mai, elle travaillait encore trois jours par semaine. Leurs deux fils ont désormais les destinées de l’entreprise en main. « Je me repose sur Oli pour les projets et les présentations, il se repose sur moi pour l’admin et la finance », résume Vincent.

Mais aucun des deux ne se repose sur les lauriers de l’entreprise. Bien que ralentis par la pandémie, plusieurs projets sont sur les rails, à Mexico, Porto Rico, Ottawa, Bristol, Barcelone…

Au Japon, Scéno Plus travaille sur un énorme projet en développement, qui inclura deux théâtres de 9000 et 3500 places. Au pays de la politesse et de la civilité, la subtile manière d’Olivier a porté ses fruits. « Je les ai amadoués », dit-il en souriant.

Un avenir qui leur ressemble

« Aujourd’hui, les garçons sont rendus dans un projet technologique qui ne nous ressemble pas, qui leur ressemble », rapporte Patrick Bergé.

Pendant la pandémie, par intérêt personnel et pour maintenir la cohésion de leur troupe dispersée, les deux frères ont poussé la conception d’un vaste amphithéâtre de 7000 places, mi-salle, mi-stade, où pourraient être présentés des sports électroniques et des spectacles, au gré des déplacements de ses gradins à géométrie variable.

Le projet Skyland, pour lequel ils cherchent des investisseurs, est sans doute le plus flagrant symbole du passage des rênes et du temps. « C’est loin du Théâtre d’Aujourd’hui, mon projet de finissant à l’École d’architecture », observe Patrick.

Pour les besoins de l’entrevue, Vincent et Olivier avaient préparé une déclaration d’objectif : ils veulent doubler leur chiffre d’affaires d’ici cinq ans. Mais ils savent, comme leurs parents, que le profit n’éclipsera pas leur véritable motivation : « On veut être fiers de nos projets. »

Scéno Plus en bref

Fondation : 1985

Employés : 24 (jusqu’à 70 en pointe)

Projets : plus de 200 salles de spectacles réalisées

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