Classiques québécois enseignés à l’école

Le culte des listes

J’ai cessé depuis longtemps de compter les listes des meilleurs livres auxquelles on m’a demandé de participer. C’est un exercice amusant et instructif, et presque toujours gentiment clivant chez les amateurs qui ne sont jamais d’accord sur les résultats. Dernièrement, je m’énervais (pour rire) auprès de mon collègue Marc Cassivi de l’absence de Prochain épisode, d’Hubert Aquin, dans la liste des meilleurs livres québécois de tous les temps, établie à l’émission Esprit critique, qui tire malheureusement sa révérence ce vendredi, à ARTV, alors qu’on donne déjà si peu de place aux livres à la télé.

Mais une liste peut-elle devenir un programme d’éducation national, comme le proposent les jeunes caquistes, avec cette idée d’établir une série d’œuvres incontournables que tout élève du Québec devrait avoir lue en sortant du secondaire ? Je veux bien croire qu’on adore ça, faire des listes, l’Association des libraires du Québec n’arrête pas d’en proposer tous les jours depuis le début de la pandémie sur Facebook – y compris celle de François Legault, qui a fait polémique –, mais il faudrait se calmer.

Des réalités irréconciliables se fracassent déjà autour de cette proposition : le but de l’école est-il d’apprendre le français ou l’histoire de notre littérature, de faire aimer la lecture ou connaître les classiques ?

On oublie que l’histoire de la littérature au Québec n’est pas évidente, ni facile, là où lord Durham avait vu un peuple « sans histoire et sans littérature ». La première réaction à cette idée dans mon entourage plutôt littéraire a été l’évocation de mauvais souvenirs, ce qui ne m’a pas étonnée, parce que, pour être franche, les deux ou trois livres québécois que j’ai dû lire au secondaire ont failli me détourner pour toujours de la littérature québécoise.

T’es ado, tu tripes sur Stephen King ou la saga du Seigneur des anneaux ; tu es bien parti parce que la lecture t’intéresse déjà, au moins, et voilà que l’école t’inflige Maria Chapdelaine ou Menaud, maître-draveur. Tu veux de l’action, du grandiose, du drame, de la passion – je ne sais trop pourquoi, je pense ici au titre de Mathias Énard, prix Goncourt pour Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants – et tu es soudainement obligé de lire l’histoire d’un gars qui finit par s’embarrer dans son stand à hot-dog avec Salut Galarneau !, de Jacques Godbout, l’une de mes douleurs du secondaire, avec La petite poule d’eau, de Gabrielle Roy, que j’avais réussi à tasser pour Edgar Allan Poe auprès d’un prof cool dans le cadre d’un devoir.

Le fait de sortir d’un parcours scolaire, du primaire au secondaire, sans avoir jamais lu de livre québécois est une aberration pour moi aussi. La solution passe-t-elle par une liste de classiques obligatoires ? Qui va la déterminer, et selon quels critères ?

Surtout, pourquoi maintenant ? se demande David Bélanger, chargé de cours de littérature au département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « Cette idée-là revient périodiquement. Elle aurait été bonne en 1970, mais en 2021, je pense que c’est impossible qu’elle s’implante », me dit-il en entrevue.

« Un panthéon des grandes œuvres, ç’aurait fonctionné si ç’avait été énoncé dès l’apparition du ministère de l’Éducation. Dans les années 1970, ça n’aurait pas fait polémique de dire qu’on allait avoir un corpus classique commun en littérature québécoise, appelé à être révisé. S’il y avait eu ça, on l’accepterait aujourd’hui. »

— David Bélanger, chargé de cours au département d’études littéraires de l’UQAM

« Je trouve que c’est un drôle de timing, alors qu’on est aux confins de la postmodernité, des droits individuels et de l’expression subjective au-dessus de tout projet collectif, d’arriver en 2021 avec l’idée d’enseigner les canons et les classiques. C’est vouloir revenir à une pensée de la littérature et de l’enseignement très ancienne », continue le chargé de cours.

Ce jeune enseignant, qui m’avait impressionnée quand j’avais fait un reportage sur la littérature québécoise du nouveau millénaire, publie ces jours-ci Sortir du bocal, essai à quatre mains sur la littérature québécoise d’aujourd’hui avec le professeur Michel Biron, celui-là même qui a participé au livre de référence Histoire de la littérature québécoise, dont j’attends désespérément une suite.

Bélanger donne d’ailleurs un cours de corpus québécois à l’UQAM à de futurs professeurs de français. « J’avoue qu’a priori, quand j’ai vu cette nouvelle, je me suis dit que ce n’était pas une mauvaise idée. À partir du moment où on ne prend pas de décision à propos d’un corpus quelconque, la décision va se prendre autrement. »

David Bélanger a sondé jeudi ses étudiants dans son cours. « La plupart étaient contre l’idée de la liste et trouvaient impossible d’amener les jeunes à aimer la lecture avec ça. L’argument qui revenait le plus est : “On n’est pas des techniciens, on est des [futurs] enseignants du secondaire, on a une liberté et on doit leur faire développer des compétences.” L’expérience que j’ai en enseignant à des étudiants qui parfois n’aiment pas vraiment la littérature, c’est qu’ils aiment lire, mais n’aiment pas forcément l’idée de la littérature. »

« Ils me disent qu’ils ont lu Maria Chapdelaine quand ils étaient jeunes et qu’ils l’ont détesté. Mais que, maintenant, ils sont capables d’en voir la pertinence. À 16 ou 17 ans, ils ne comprenaient pas ce qu’ils faisaient là, en train de lire l’histoire d’une bonne femme qui attend que son pain cuise et qui voit la vie lui échapper. Je comprends tout à fait. »

— David Bélanger, chargé de cours au département d’études littéraires de l’UQAM

C’est pourtant un défenseur de Maria Chapdelaine, de Louis Hémon, auquel il a consacré un essai en 2019, Il s’est écarté – Enquête sur la mort de François Paradis, chez Nota Bene. Pour lui, c’est un roman très québécois qui a réconcilié les régionalistes et les exotiques autrefois, même si son auteur, Louis Hémon, un Français, « est juste venu mourir ici par inadvertance, en passant ».

« La question qu’on doit se poser, c’est la grande phrase de Roland Barthes : la littérature, c’est ce qui s’enseigne. La littérature québécoise qu’on aurait en commun est ce qu’on enseigne. Est-ce qu’on veut que cette littérature soit invitante ? Veut-on placer dans l’esprit des jeunes que la littérature québécoise est intéressante ou est-ce qu’on veut qu’elle soit fidèle à l’essence littéraire québécoise qu’on s’imagine ? Nous, si on veut remonter à nos classiques, il faut retourner dans la boîte à pain, et c’est dur de rendre ça sexy. Ce ne sont pas de mauvaises œuvres, c’est juste qu’on a de la difficulté à faire la continuité avec ce monde-là, notamment après la Révolution tranquille. Si l’argument est de faire aimer la littérature, je pense qu’il faudra sacrifier une bonne partie de la littérature du terroir. »

Mais quand il dit ça, il parle plus particulièrement des livres qu’on lit au secondaire, car selon David Bélanger, nous avons déjà un corpus québécois enseigné dans les cégeps dont il faudrait vanter plus les mérites pour sa contribution à une culture commune.

Comme David Bélanger, moi aussi, je trouve le timing étrange. Mais j’ai ma petite idée. Je pense que les jeunes caquistes sont peut-être excités par l’actuelle popularité de la littérature québécoise (je les comprends), dont la vitalité ne s’explique que parce qu’elle transforme le présent et regarde vers l’avenir, en voulant échapper aux canons et aux listes. Elle n’a peut-être jamais été plus près de l’esprit du nouveau monde de ses origines.

Plutôt que de perdre du temps sur une liste de classiques que tout le monde contestera (c’est le destin des listes), les jeunes caquistes devraient mettre leurs énergies sur les conditions de travail des profs, garnir les bibliothèques scolaires, protéger les librairies de quartier, accorder aux écrivains la place et le salaire qu’ils méritent en appuyant la réforme des lois sur le statut de l’artiste demandée par l’Union des écrivaines et des écrivains québécois – bref, ce ne sont pas les chantiers et les idées qui manquent. Ce sont ces gens-là qui maintiennent la littérature québécoise en vie, bien plus qu’une liste de lectures obligatoires.

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