Enquête / COVID-19 et réseau de la santé

Le mastodonte bureaucratique

Le réseau québécois de la santé est un mastodonte. Il gruge la moitié du budget de la province. Depuis le début de la crise de la COVID-19, ses nombreuses couches bureaucratiques ont parfois nui à une réponse rapide. Et, dans certains cas, à l’obtention d’une réponse tout court.

UNE ENQUÊTE DE CAROLINE TOUZIN, D’ARIANE LACOURSIÈRE, DE PHILIPPE TEISCEIRA-LESSARD ET DE KATIA GAGNON

Un paquebot « juste trop gros »

Lors d’un quart de soir, l’infirmière Natalie Stake-Doucet cherche des poubelles dans le CHSLD où elle vient d’être déployée en pleine crise de la COVID-19. Or, en soirée, il n’y a plus de gestionnaire dans l’établissement, seulement un « coordo » – soit un infirmier à qui des tâches de gestion sont déléguées.

Ce soir-là, à la fin d’avril, un nouveau « coordo » est en poste. L’autre, plus expérimenté, a contracté la COVID-19. L’infirmière se tourne vers des collègues, car ce dernier est complètement débordé, affairé à pourvoir le quart suivant, en déficit de personnel.

Personne ne sait où trouver des poubelles. L’infirmière cherche alors sur le site internet du CIUSSS local qui joindre pour se procurer le matériel. « Il y a des noms de gestionnaires sur le site, mais pas d’adresse courriel. Leurs titres sont vagues. Pour certains, j’ai juste trouvé un lien vers leur profil LinkedIn », raconte celle qui est aussi directrice pour la région du Québec de l’Association des infirmières et infirmiers du Canada.

« On a complètement perdu le côté humain entre la base et la haute direction. »

— Natalie Stake-Doucet, infirmière clinicienne

Une autre journée, alors que la ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, vient d’assurer en conférence de presse qu’il ne manque de blouses de protection nulle part, l’infirmière arrive au CHSLD : le stock de blouses est épuisé. Des collègues revêtent des sacs de poubelle en désespoir de cause. La ministre avait ajouté devant les caméras de la joindre s’il manquait d’équipement quelque part.

Natalie Stake-Doucet la prend au mot. Elle trouve un numéro de téléphone du cabinet de la ministre McCann sur le site de l’Assemblée nationale. « J’ai parlé à une adjointe administrative qui avait l’air très étonnée de mon appel. Elle m’a mise en attente et a fini par me répondre de voir cela avec mon employeur, raconte celle qui poursuit actuellement des études de doctorat en sciences infirmières à l’Université de Montréal. Mais l’employeur dans le réseau de la santé, ce n’est pas une personne. C’est personne. »

La « lenteur des CIUSSS et des CISSS à répondre à la crise est très frustrante pour tous ceux qui se démènent à la base », ajoute l’infirmière, qui s’est inscrite au site Je contribue le 13 mars pour être finalement embauchée par un CIUSSS… un mois plus tard.

Le paquebot

Entre les déclarations du trio Legault-McCann-Arruda et la réalité du terrain, la machine aux nombreuses couches bureaucratiques du réseau de la santé joue parfois les trouble-fêtes. Depuis six semaines, des professionnels de la santé, des personnes infectées et des proches de résidants de CHSLD se sont cogné le nez sur la porte de cette immense organisation.

D’abord, il y a eu les tests de dépistage et l’aide par l’entremise d’Info-Santé (811), beaucoup plus difficiles à obtenir qu’on l’assurait. Puis ce fut le tour du matériel de protection, qui a manqué par endroits malgré les déclarations rassurantes en point de presse. Les problèmes du système « Je contribue », de l’ouverture des CHSLD aux proches aidants et de la réaffectation des médecins volontaires en CHSLD ont suivi.

Personne n’est de mauvaise foi dans les CISSS et les CIUSSS, « c’est un paquebot, juste trop gros », raconte la Dre Monique Pinsonneault, qui a été aux premières loges des problèmes de réaffectation des médecins volontaires en CHSLD.

Après trois semaines de garde à l’hôpital Pierre-Boucher à soigner des patients atteints de la COVID-19 en « zone chaude », la pneumologue a été déployée au CHSLD de Contrecœur en Montérégie dimanche dernier. Or, l’établissement n’avait aucun cas de COVID-19 et ne manquait pas de personnel.

« C’est un bel endroit paisible, bien géré où les aînés ont tous les soins requis, décrit-elle. Ce soir-là, certains jouaient à des jeux de société ; d’autres aux cartes. Le personnel est bienveillant et en contrôle. »

À son retour chez elle, la médecin s’empresse d’écrire un courriel aux gestionnaires du CISSS qui l’ont dépêchée dans un milieu sans COVID-19 alors qu’elle venait de travailler dans une « zone chaude ».

« Je leur ai écrit que je ne comprenais pas pourquoi on mettait à risque les endroits qui sont fonctionnels », souligne la pneumologue. Quatre jours plus tard, son CISSS a reconnu son erreur dans un courriel transmis à tous les médecins volontaires, concédant « qu’il n’y avait pas un réel besoin dans ces milieux » et qu’il ciblerait mieux les CHSLD à l’avenir. La Dre Pinsonneault salue cette communication transparente et se dit toujours volontaire pour travailler en « zone chaude ».

Difficultés à déterminer les besoins

Lors des réunions matinales quotidiennes de la cellule de crise de la COVID-19, l’écart entre les directives émanant de Québec et ce qui se passe sur le terrain a été abordé, selon des informations obtenues par La Presse. Une quinzaine de personnes du réseau de la santé participent à cette cellule de crise, dont les fédérations médicales, certains ordres professionnels et plusieurs hauts fonctionnaires du ministère de la Santé.

Un exemple d’écart : le 15 avril, le premier ministre François Legault a demandé publiquement aux médecins spécialistes de venir aider dans les CHSLD. Quelque 2300 spécialistes ont répondu à l’appel.

Or, durant la semaine du 20 avril, les participants à la cellule de crise ont souligné à plusieurs reprises les difficultés à déterminer les besoins dans les CHSLD et à savoir où envoyer les ressources, dont les spécialistes, afin que celles-ci soient utiles.

La Fédération des médecins spécialistes du Québec et la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ), qui font partie de la cellule de crise, ont refusé de discuter des sujets traités pour respecter la confidentialité de l’exercice. Le président de la FMOQ, le Dr Louis Godin, reconnaît cependant qu’il y a parfois des discordances entre les annonces faites par Québec et la réalité sur le terrain. « Mais c’est un peu normal dans la situation actuelle. […] On veut toujours avoir le plus de données possible, mais on n’a pas les systèmes pour nous donner ça. »

L’initiative locale découragée

La « culture de centralisation top-down » du réseau de la santé québécois fait en sorte de décourager l’initiative et la flexibilité locales, en plus de faire que personne ne semble « imputable » des problèmes, affirme le Dr Simon-Pierre Landry, qui a maintes fois critiqué cette approche au cours des dernières années.

« Malheureusement, il y a beaucoup de résistance au ministère de la Santé pour que ça change : une décentralisation enlèverait le pouvoir aux fonctionnaires et aux politiciens pour le donner plus régionalement et localement aux gens sur le terrain. »

— Le Dr Simon-Pierre Landry

Ce médecin de famille a été chef des urgences à l’hôpital de Sainte-Agathe et y travaille toujours.

Le Dr Landry donne un exemple de l’effet de la réforme de Gaétan Barrette – celle-là même qui a mené à la création des CISSS et des CIUSSS – dans les urgences. Avec cette réforme, les chefs de département des urgences sont régionaux, avec des chefs de « service » locaux. Or, ces chefs locaux sont rémunérés pour quatre à six heures par semaine de travail administratif par la RAMQ. « Si on veut que les dossiers avancent et permettre à une salle d’urgence de fonctionner de manière efficace pour le bien des patients, il y a souvent du travail pour plus de 20 heures par semaine », explique-t-il.

Alors quand le Dr Landry a quitté son poste de chef de service l’automne dernier, ses collègues et lui se sont entendus pour combler la différence salariale de sa successeure en sortant l’argent de leurs propres poches – on parle de plusieurs milliers de dollars par médecin – afin qu’elle fasse autant d’heures de gestion que le département a besoin.

Quand la crise de la COVID-19 a frappé, cette médecin gestionnaire a été d’une efficacité redoutable, souligne-t-il. « Sans elle, ç’aurait été le chef de département régional des urgences – qui couvre six hôpitaux – à qui les tâches auraient incombé, du moins en théorie parce que ce poste est vacant depuis 2014 dans notre CISSS. »

Des CHSLD sous le radar

Alphonse Giard a présidé le conseil d’administration du Centre Grace Dart pendant 15 ans, jusqu’à son abolition en 2015 : l’établissement, qui dépend maintenant du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, a fait la manchette début avril lorsqu’une de ses préposées est morte de la COVID-19.

Le Centre Grace Dart – aujourd’hui intégré au CIUSSS – est immense : il compte environ 250 résidants. Au moment de publier ce texte, on y dénombrait 93 cas confirmés et 24 décès liés à la COVID-19.

Pour M. Giard, pas de doute : l’établissement aurait été bien mieux équipé pour faire face à une pandémie s’il avait conservé un pouvoir décisionnel sur le plan local. « Assurément, il y aurait eu une réaction plus rapide », dit-il.

« On avait des gens sur place, une direction sur place qui pouvait immédiatement répondre aux besoins, alors qu’actuellement, c’est centralisé. »

— Alphonse Giard, ex-président du conseil d’administration du Centre Grace Dart

Cet avocat à la retraite reconnaît que des services gagnaient à être centralisés, comme celui des achats ou celui de la paie. Cependant, le fait d’avoir des gestionnaires rattachés à un établissement spécifique et qui se sentent responsables de sa bonne marche était un acquis impossible à remplacer, selon lui.

Où sont les leaders ?

« Ce qui est décidé en haut n’arrive pas en bas », résume le Conseil pour la protection des malades dans une lettre envoyée le 27 avril à la ministre responsable des Aînés, Marguerite Blais, et à celle de la Santé, Danielle McCann.

« Les directives et déclarations provenant du plus haut niveau du gouvernement (premier ministre, ministre de la Santé) prennent du temps ou sinon ne se rendent pas sur le terrain. […] Il manque de gens expérimentés dans l’Administration pour gérer la présente situation », critique-t-il.

Expert en gestion de la santé, Paul Lamarche y va aussi d’une affirmation sans détour : « la crise est très mal gérée ». Aux yeux de ce professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal (UdeM), la « centralisation à outrance » et le fait que les structures soient « énormes » expliquent en partie pourquoi la crise a pris une telle ampleur au Québec.

« Les instances représentent les autorités et non la population. Il n’y a plus d’instance qui défend les patients ou la population. »

— Paul Lamarche, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal

Son confrère à l’École de santé publique de l’UdeM Jean-Louis Denis lance quant à lui une mise en garde : il y a un risque à chercher des coupables dans une crise. « L’important, ce sera de voir ce que l’on peut apprendre, de se demander quelles sont les propriétés de notre système de gestion qu’on pourrait améliorer. »

Pour ce spécialiste des questions de gouvernance en santé, la centralisation du réseau a potentiellement pu aider à gérer certains aspects de la crise, notamment l’activation rapide de mesures de confinement. Mais la centralisation « peut rendre la connexion entre le leadership local et central plus difficile », confirme M. Denis.

Les dernières grandes réformes en santé ont réduit d’environ 20 % le nombre de gestionnaires, dont les cadres intermédiaires, rappelle ce professeur à l’École de santé publique de l’UdeM. « La proximité avec les opérations a diminué, note-t-il, et la capacité de faire remonter les préoccupations du terrain jusqu’en haut a été fragilisée. »

Jean-Louis Denis se dit « surpris d’avoir si peu vu de leaders d’établissements dans cette crise ». Ces leaders « ne doivent pas juste exécuter ; ils doivent pouvoir donner un retour sur ce qui se passe sur le terrain », conclut l’expert.

Les cadres s’expliquent

« Je comprends la population qui trouve ça complexe, mais il ne faut pas oublier que le réseau de la santé, c’est 34 grands établissements, avec 12 000 à 15 000 employés par établissement sur de grands territoires », souligne pour sa part Chantal Marchand, à la tête de l’Association des gestionnaires des établissements de santé et de services sociaux (AGESSS), qui représente les cadres intermédiaires.

« Il y a bien des étages de décision. Tous les jours, M. Legault nous fait une belle conférence de presse, mais après, ce sont les PDG des établissements qui ont l’information et qui font descendre ça, et chaque établissement doit mettre ça en place », explique la présidente-directrice générale de l’AGESSS.

L’Association des cadres supérieurs de la santé et des services sociaux défend aussi le travail de ses membres. « Les cadres ont la main à la pâte de la même façon que tout le personnel clinique », dit sa dirigeante, Carole Trempe.

« Il faut que ça roule, il faut que les pratiques se modifient, il faut réagir et se tourner sur un 10 sous. Ça prend des gestionnaires pour faire ça. »

— Carole Trempe, présidente-directrice générale de l’Association des cadres supérieurs de la santé et des services sociaux

La ministre de la Santé, Danielle McCann, a refusé notre demande d’entrevue pour ce dossier. « Quand nous serons passés à travers la crise, ce sera le moment de faire les bilans », a indiqué Mme McCann par l’entremise de son attaché de presse, Alexandre Lahaie.

Plus tôt durant la crise, questionné sur la lourdeur de la machine bureaucratique, le premier ministre François Legault a admis que le réseau divisé en CISSS et en CIUSSS rendait la gestion de la crise « complexe », notamment quand vient le temps d’envoyer des renforts en CHSLD. « Moi, je ne pense pas que le problème important, là, c’est la lourdeur de la machine », a tout de même tenu à ajouter le premier ministre du Québec.

Ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) en chiffres

La main-d’œuvre du MSSS et du RSSS représente environ 6,8 % de la population active du Québec*.

1042 cadres, professionnels et fonctionnaires au MSSS ainsi qu’au Commissaire à la santé et au bien-être

1752 cadres, professionnels et fonctionnaires à la Régie de l’assurance maladie du Québec

275 352 employés (cadres ou salariés) dans les établissements publics ou privés conventionnés

9260 médecins omnipraticiens

10 402 médecins spécialistes

22 CISSS et CIUSSS

La santé accapare désormais 49,6 % des dépenses de programmes gouvernementaux**.

Les dépenses en santé et en services sociaux croîtront de 5,3 % et totaliseront 47,8 milliards en 2020−2021.

Sources : *rapport annuel de gestion 2018-2019 du MSSS ainsi que **les budgets de dépenses 2019-2020 et 2020-2021 du gouvernement du Québec

La réforme Barrette

En 2014, Gaétan Barrette, alors ministre de la Santé, a procédé à une vaste réforme administrative du système de santé québécois, souhaitant générer des économies d’échelle d’au moins 220 millions de dollars par année. Pour ce faire, il a aboli un palier administratif, soit celui des agences de santé et de services sociaux de la province. Les fonctions et responsabilités dévolues aux agents ont été partagées entre le ministère de la Santé et des Services sociaux et les nouveaux centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) et les centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS).

Les plus vulnérables négligés

Quand la volonté politique entre en collision avec le mastodonte bureaucratique, des gens vulnérables en souffrent.

« On a convenu d’une façon de fonctionner pour que certains proches aidants puissent venir dans les CHSLD. »

— François Legault, premier ministre du Québec, 14 avril

Lorsqu’elle a entendu François Legault annoncer que les proches aidants pourraient retourner au chevet de leur parent en CHSLD, Thérèse Perreault a vu le bout du tunnel.

Avant la pandémie, elle avait cessé de travailler comme médecin spécialiste pour prendre soin de sa mère de 91 ans, hébergée au CHSLD Saint-Henri à cause de son alzheimer. « J’étais là du matin au soir, et on avait établi une surveillance de nuit », a-t-elle relaté en entrevue. Elle était donc au premier rang pour regagner sa place auprès de sa mère, qui doit maintenant être attachée pour éviter qu’elle erre dans le centre.

C’était sans compter sur le Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, qui gère l’établissement.

Malgré de multiples appels, Mme Perreault n’a jamais pu obtenir de ligne directrice claire : le CHSLD attendait des instructions du CIUSSS (« il n’y a rien de local, tout est tellement centralisé », déplore-t-elle), alors que le CIUSSS ne rappelait pas.

Thérèse Perreault, qui a été cheffe de service dans un grand hôpital montréalais, croit comprendre ce qui se tramait dans les corridors de l’organisation. « Dans le CIUSSS du Centre-Sud, il y a l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal [avec un grand nombre de cas de COVID-19] et le CHSLD Saint-Henri [avec peu de cas] », a-t-elle expliqué. Or, « ils doivent faire les mêmes règlements pour les deux places, alors qu’ils sont dans des positions bien différentes ».

Portes fermées

« Ce que je déplore, c’est qu’il y a des annonces qui sont faites » sans se concrétiser, a dénoncé Thérèse Perreault.

« Il n’y a rien de pire que de se faire donner un espoir lorsqu’après, on a l’impression de se faire niaiser. […] J’aimerais que ce soit clair. Mais à qui je dis ça dans le CIUSSS ? »

— Thérèse Perreault

La médecin, habituée aux masques chirurgicaux et aux règles de salubrité extrêmes, rage lorsqu’elle entend que des pompiers ou des militaires peuvent se rendre au chevet des aînés alors qu’elle flotte toujours dans l’incertitude.

La clarification est arrivée deux jours après l’entrevue : « Le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal a pris la difficile décision de retarder l’accueil des proches aidants pour le moment », indiquait l’organisation dans un courriel, plaidant que la situation à Montréal était plus compliquée qu’ailleurs.

Au téléphone, le porte-parole de l’organisation a appelé le public à faire preuve de compréhension. « La situation dans les CHSLD montréalais est critique », a dit Jean Nicolas Aubé, ajoutant qu’il fallait « tenir compte des besoins exceptionnels engendrés par l’arrivée massive du nouveau personnel ».

« Si j’étais là, elle n’aurait pas besoin d’être attachée. C’est triste, c’est triste », a laissé tomber Thérèse Perreault, la voix éraillée par l’émotion. Émue, mais pas désespérée : « Ma responsabilité de fille, c’est de me battre pour ma mère. »

« Notre objectif premier est de protéger les femmes et de s’assurer que les victimes de violence peuvent être soutenues. Nous avons aussi à cœur la protection des intervenantes qui poursuivent une action essentielle, dans un contexte difficile. »

— Danielle McCann, ministre de la Santé, 27 mars

À la tête d’un organisme communautaire pour femmes en difficulté à Montréal, Julie Chevalier est aux premières loges pour constater à quel point les gens vulnérables « souffrent » de la machine bureaucratique du réseau de la santé. Encore plus en temps de pandémie.

Ainsi, les femmes en difficulté qui ont des symptômes de COVID-19 n’ont pas droit aux mêmes services d’hébergement d’urgence si elles sont victimes de violence conjugale que si elles sont en situation d’itinérance. Les premières peuvent vivre dans un hôtel réquisitionné par l’État 24 heures sur 24 alors que les secondes doivent quitter leur chambre à 8 h pour la réintégrer seulement à 20 h.

« Dans le milieu communautaire, on ne pose pas d’étiquettes comme celles-là aux femmes », explique Mme Chevalier, directrice générale des Maisons de l’ancre.

« Les femmes en difficulté ne rentrent pas dans une seule case. Elles devraient toutes avoir droit au même niveau de protection. »

— Julie Chevalier, directrice générale des Maisons de l’ancre

En conséquence, certaines doivent errer à l’extérieur toute la journée, alors que les centres de jour, les restos et les cafés où elles avaient l’habitude d’aller sont fermés.

Aussi, les 2,5 millions supplémentaires annoncés par Québec le 27 mars dernier pour soutenir les victimes de violence conjugale doivent transiter par les CISSS et les CIUSSS.

Or, les organismes communautaires déplorent le fait de ne pas être consultés, ce qui donne lieu à des décisions comme celles des « trajectoires différentes » pour les femmes vulnérables atteintes de la COVID-19 selon leur problématique.

Quant à la « protection des intervenantes » dont a parlé la ministre de la Santé, Danielle McCann, dans son annonce, Mme Chevalier affirme que l’équipement de protection arrive « au compte-gouttes ». « La dernière fois, ça a tout pris pour que le CIUSSS m’envoie quatre boîtes de gants. Quatre », laisse tomber celle qui dirige trois ressources d’hébergement. Ça fait à peine plus d’une boîte par ressource.

La première version d’une publicité gouvernementale – corrigée depuis – pour venir en aide aux victimes de violence conjugale montre ce manque de consultation auprès des gens de terrain. Dans ce message de l’État mettant en scène la comédienne Ingrid Falaise, on suggérait aux femmes d’appeler le 811 ou un CLSC. Il n’y avait aucune mention de l’organisme SOS violence conjugale.

« C’était une aberration, dit Mme Chevalier. Une femme qui se fait mettre en attente au CLSC ou au 811, elle se serait découragée. Et elle aurait fini par se faire conseiller d’appeler à SOS violence conjugale. Dans une situation d’urgence, on ne peut pas prendre de détours. »

« SOS violence conjugale, un partenaire privilégié du gouvernement, aurait dû être mentionné », a indiqué une porte-parole du ministère de la Santé à La Presse. Le message a été remplacé par un autre plus spécifique, où seule la ligne SOS violence conjugale est suggérée.

Le choc du réel

Voici des exemples où les messages des décideurs se sont heurtés à la réalité du terrain.

« Je veux dire à la population et surtout aux patients, aux gens qui ont des maladies chroniques, qui ont un cancer ou des problèmes cardiaques : appelez votre médecin, appelez votre spécialiste. »

— Danielle McCann, ministre de la Santé, le 19 avril

François Tardif a sursauté lorsque la ministre de la Santé Danielle McCann a conseillé aux patients inquiets « d’appeler leur spécialiste » en conférence de presse.

Comme des milliers d’autres Québécois, l’homme de 63 ans atteint d’un cancer de la prostate a vu son opération reportée à cause de la COVID-19. Or, il n’avait aucune nouvelle de son hôpital depuis. Et encore moins de façon simple de joindre son spécialiste.

M. Tardif a dû se tourner vers… son député local pour obtenir des nouvelles de l’hôpital de Trois-Rivières où il devait être opéré.

« Sans mon député, je suis certain que mon cas n’aurait pas débloqué. »

— François Tardif

M. Tardif ignorait comment naviguer dans le système. Le 16 mars, il a reçu une lettre de son CIUSSS lui annonçant qu’il était désormais inscrit sur une liste de chirurgie. Son urologue lui avait parlé d’une opération le 30 mars, mais la lettre précise qu’on le contactera 48 heures avant l’opération.

Puis, plus rien. Après une série de tentatives infructueuses pour connaître l’état de son dossier (message dans une boîte vocale de l’hôpital, détour par sa médecin de famille, etc.), M. Tardif est allé cogner à la porte de son député – le caquiste Éric Lefebvre.

« Si tu croises Mme McCann à Québec, peux-tu lui demander comment ça se fait qu’elle a dit que les opérations reprenaient en conférence de presse, mais que rien ne bouge à l’hôpital de Trois-Rivières alors que je suis considéré comme un cas urgent ? », a-t-il demandé à son député le 11 avril. Ce dernier lui a promis de transmettre le message.

Quatre jours plus tard, le 15 avril, M. Tardif a reçu un appel de l’urologue qui devait l’opérer. « Comme ça, vous avez appelé votre député ? », lui a lancé le Dr Alain Maillette.

Une gestionnaire de l’hôpital venait de contacter le médecin spécialiste pour lui demander si un certain « François Tardif » était son patient. Le cabinet de la ministre de la Santé a appelé pour s’enquérir de la réouverture des salles d’opération à l’hôpital de Trois-Rivières en mentionnant le nom du patient, lui a expliqué cette gestionnaire.

L’histoire nous a été racontée par M. Tardif, puis confirmée par le Dr Maillette. « Je comprends l’inquiétude des patients, mais ils ont beau faire du pushing, c’est un comité onco-COVID du CIUSSS qui décide qui est opéré en priorité », a expliqué le médecin spécialiste.

« Que mon patient soit le beau-frère de la ministre ou un inconnu, moi, j’opère en suivant les lignes de conduite scientifiques et mon code de déontologie », a précisé le Dr Maillette qui, par ailleurs, « comprend la détresse » de ses patients.

« Il a fallu que je brasse beaucoup la machine pour recevoir un appel », conclut pour sa part l’homme de 63 ans. Le député Éric Lefebvre n’a pas rappelé La Presse.

« Est-ce qu’on est capables d’en trouver 2000, des médecins, qui sont capables pour quelques semaines, temporairement, de venir aider dans les CHSLD ? Vous avez la compétence. »

— François Legault, premier ministre du Québec, 15 avril

Spécialiste en médecine d’urgence à l’Hôtel-Dieu de Lévis, le Dr Jean-Simon Létourneau a répondu à l’appel du premier ministre François Legault le jour même où ce dernier a demandé aux médecins spécialistes d’aller faire du « travail humanitaire » en CHSLD.

« L’appel du premier ministre m’a touché même si c’était un peu maladroit, décrit le Dr Létourneau. Je ne connais rien au travail des préposés et des infirmières, mais si on m’interpelle directement comme le PM l’a fait, c’est mon devoir d’y aller. »

Le médecin spécialiste a suivi la procédure établie en remplissant un formulaire auprès de sa fédération médicale. Il était disponible à temps plein – et ce, pour une durée deux semaines – à partir du 27 avril.

Or, il n’a reçu aucune nouvelle depuis. Aucun appel d’un CISSS vérifiant ses disponibilités. Rien.

Dans les jours qui ont suivi, le premier ministre a précisé qu’il cherchait des médecins à temps plein et que les transferts entre régions étaient possibles. Le Dr Létourneau s’est dit qu’il recevrait un appel, puisqu’il travaille dans une région moins touchée par le virus (Chaudière-Appalaches). Ça n’a pas été le cas.

« Il y a visiblement un problème. Le réseau de la santé est incapable de lier les offres de contribution aux besoins du terrain. »

— Le Dr Jean-Simon Létourneau, spécialiste de la médecine d'urgence

Ce spécialiste de la médecine d’urgence compare la situation à une battue pour retrouver un enfant disparu. « Tu ne vas pas te mettre à demander aux volontaires de remplir des formulaires et d’attendre l’appel d’une centrale, décrit-il. Tu leur donnes un point de rendez-vous où ils s’inscrivent et ils se mettent tout de suite à chercher. »

Il aurait fallu décentraliser pour que les soignants puissent s’inscrire auprès de l’établissement dans le besoin le plus près, croit le Dr Létourneau. « L’aide rentre au compte-gouttes alors qu’on parle de gens qui ne sont pas hydratés, pas nourris. C’est terrible ! »

« L’augmentation récente du taux d’occupation des urgences et hôpitaux québécois est préoccupante et pourrait nuire à notre capacité de répondre à une éventuelle deuxième vague », ajoute ce spécialiste de la médecine d’urgence. Si la situation se dégrade davantage, le Dr Létourneau devra retirer son offre d’être envoyé en CHSLD pour ne pas dégarnir son équipe aux urgences.

À la recherche du test perdu

Notre journaliste raconte ses nombreuses démarches pour tenter de connaître les résultats de son test à la COVID-19.

« Le délai de traitement des tests varie habituellement d’environ 24 à 48 heures. »

— Danielle McCann, le 13 mars

Le 4 avril, j’ai commencé à ressentir des courbatures. Une fatigue intense. Le lendemain, les courbatures se sont accentuées. C’est comme si j’avais couru une très longue distance la veille. Or, je n’avais absolument rien fait. Dans la nuit qui a suivi, je me suis réveillée en sueur. Je faisais de la fièvre. J’avais un reportage prévu dans un hôpital, je devais absolument savoir si j’avais la COVID-19.

Le lendemain, j’appelle pour passer le test.

6 avril. À ma grande surprise, il n’y a aucune attente au 811. On m’indique rapidement que je suis admissible à un test. Un médecin me rappelle une heure plus tard, vérifie mon état et me donne un rendez-vous. Ce n’est pas dans mon secteur, mais dans l’est de Montréal. Je m’y rends en voiture et j’y passe le test sans même sortir de mon auto. En trois heures, tout est bouclé. L’infirmière m’indique que j’aurai les résultats dans les 72 heures.

Honnêtement, en revenant chez moi, je salue bien bas l’efficacité du système.

Pendant que je suis « sous investigation », les règles sont strictes. Je les parcours sur la feuille qu’on m’a donnée au dépistage. Pas le droit de sortir dehors ou d’aller dans aucun lieu public. Si on vit avec d’autres personnes, il faut occuper une chambre à part, et idéalement y prendre également nos repas. Aucun contact humain à moins de 2 m. Et, bien sûr, les précautions habituelles, y compris un lavage maniaque des mains.

10 avril. La date de mon reportage à l'hôpital approche. J’appelle au 811 pour savoir s’il y a une façon de connaître mes résultats de tests. Pas moyen de le savoir. Il faut attendre.

15 avril. Mon reportage à l'hôpital a été annulé. Mes symptômes ont disparu. Mais j’aimerais bien savoir si j’ai eu la COVID-19. Je rappelle au 811. La préposée accepte de me transférer au centre de rendez-vous… mais me transfère à celui du nord de Montréal, alors que j’ai passé le test dans l’est. On me dit de rappeler au 811 et de demander d’être transférée au centre de dépistage de l’est de Montréal. Je rappelle. Après consultation avec sa superviseure, la préposée m’indique qu’elle n’a pas le droit de me transférer.

Normal que vous n’ayez pas eu de résultat, ajoute la dame. À Montréal, il y a de 10 à 11 jours d’attente pour les résultats. Je lui réponds que ce n’est pas ça qu’on entend dans les conférences du premier ministre.

« Je regarde les mêmes conférences de presse que vous, madame, mais moi je vous dis ce qui se passe dans la réalité. »

— Préposée d’Info-Santé 811

Puis elle finit par me dire qu’on rappelle juste les gens qui ont un résultat positif. Ceux qui sont négatifs, on leur envoie un courriel. Personne ne m’a jamais dit cela. « Avez-vous regardé dans vos courriers indésirables ? » Après notre conversation, j’y jette un coup d’œil. Rien.

22 avril. Ça fait deux semaines que j’ai passé le test. En théorie, la période de contagion est terminée. Nouvel appel au 811. Le préposé n’en revient pas que je n’aie eu aucune nouvelle de la Santé publique. Il me demande toutes mes coordonnées, y compris le numéro d’assurance maladie, pour signaler que je n’ai pas reçu mon résultat. Il me dit qu’il n’a pas le droit de lever mon isolement, mais comme je n’ai aucun symptôme depuis plus d’une semaine, les risques sont désormais très minces.

Au moment d’écrire ces lignes, je ne connais toujours pas le résultat de mon test. Il est probablement perdu. J’aurais juste aimé qu’on me le dise.

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