Le roi Lire est mort
De cette montagne de mots, il était le grimpeur infatigable. Malgré un premier roman écrit à 23 ans, c’est comme critique que Bernard Pivot a commencé par s’imposer, jusqu’à créer Apostrophes, en 1975, l’émission culturelle d’Antenne 2 qui allait séduire deux millions de spectateurs. Devenu la vedette des libraires, non pour ce qu’il avait écrit, mais pour ce qu’il donnait envie de lire, il sera aussi le premier non-écrivain à entrer dans le jury Goncourt. Bernard Pivot avait le génie de rappeler que la littérature est, comme le vin et le fromage, une spécialité française. Ultime performance : faire de la torture de la dictée un jeu qui enthousiasmait les volontaires. Avec lui, c’est la meilleure des écoles qui vient de fermer.
De tous les mots du monde, Bernard Pivot préférait « aujourd’hui ». Pour son arôme de café fraîchement moulu et pour son apostrophe : comme l’accent circonflexe, il y voyait un accessoire haute couture, indispensable à l’esthétique de la langue. Son Apostrophes à lui deviendra mythique. Décor rassurant, mais programme à haut risque : dès le départ, il s’agit de suspendre les clichés pour mieux surprendre. De polémiques en confrontations, de confidences en souvenirs, l’émission aura eu son lot de temps forts. Morceaux choisis.
Cinquante ans après la naissance de Tintin, Hergé raconte qu’il s’agissait pour lui d’une « petite farce sans lendemain » … Renaud, lui, confie avoir commencé à chanter « en plaquant trois accords craignos » sur un poème pour épater les copains. Quant au subtil Léo Ferré, il avoue avoir écrit Avec le temps… en deux heures.
La poésie relève parfois de la survie. « L’écrivain que vous voyez, c’est la prison qui l’a forgé », lance Alexandre Soljenitsine : pour ne pas se dissoudre dans l’enfer sibérien, il composait chaque jour une vingtaine de vers, les apprenait par cœur et brûlait le bout de papier. Puis il répétait ceux qui les avaient précédés, soit quelque 12 000 vers à la fin. Pivot vouera une admiration sans bornes à ce rescapé du cancer, de la guerre et du goulag : « C’est un de ceux qui allaient foutre en l’air le communisme, un personnage incroyable ! » Le faire venir à Apostrophes relevait de l’exploit.
Comme ce le sera aussi avec Milan Kundera, allergique aux caméras. Accusé par certains de mettre trop de sexualité dans ses romans, l’auteur de L’insoutenable légèreté de l’être plaide la profondeur : ce sont des scènes essentielles pour comprendre ses personnages. Pour autant, quatre décennies avant les réseaux sociaux, il déplore que l’indiscrétion soit devenue « une vertu ». Pour le réfugié de la Tchécoslovaquie totalitaire, « sans intimité ni vie privée, la personnalité s’évapore ! ».
Si Kundera ne badine pas avec l’amour, le ton est tout autre face à la vedette du X Brigitte Lahaie, qui publie Moi, la scandaleuse. Pivot lui demande si l’on éprouve du plaisir dans son métier. « Essayez ! » réplique-t-elle. Et d’ajouter qu’un de ses partenaires est son sosie. Hilarité générale. Quand elle invoque sa pudeur, il lance : « Vous racontez que vous avez participé à toutes les partouzes des années 1970 ! »
À Simenon, le journaliste demande s’il a vraiment couché avec 10 000 femmes. L’inventeur du fidèle Maigret calcule une moyenne de trois par jour depuis ses 13 ans et demi, soit plus de 70 000 à 78 ans ! Fidèle à la méthode Pivot, cet entretien explore aussi les ténèbres. Pour la première fois, l’auteur de succès de vente évoque le suicide de sa fille. Et confie qu’il a même envisagé d’en finir.
L’empathie de Pivot sait accueillir les pires chagrins. Elle peut aussi s’avérer désarmante. Apostrophes frôle la catastrophe quand un jeune homme surgit sur le plateau et menace de se planter un couteau dans le ventre si on ne le laisse pas s’exprimer sur la cause étudiante : « Oh non, ne faites pas ça, la vie est trop précieuse ! » implore le journaliste.
Mais sa bonhomie se mêle d’acidité face à Jean-Michel Lambert, qui a instruit l’affaire Grégory : « C’est bien la première fois que je vais procéder à l’interrogatoire d’un juge d’instruction. Je dois vous avouer que je préfère vous interroger plutôt que l’inverse. […] Avez-vous l’impression d’avoir commis un livre ? »
Pivot se définit surtout comme un « excitateur ». De la saveur avant toute chose… quitte à provoquer l’esclandre !
À Maria Antonietta Macciocchi, admiratrice de Mao, le sinologue Simon Leys lance : « Les idiots disent des idioties comme les pommiers produisent des pommes ! » Jean d’Ormesson, lui, qualifie Roger Peyrefitte de « Madame Pipi qui se prend pour Saint-Simon ».
Quant à Gainsbourg, il assure que la chanson est un art mineur et traite Guy Béart de « blaireau » pour l’avoir contredit. Ambiance… Mais, avec le maître de l’espionnage, l’heure est à la détente : à John le Carré, Bernard Pivot rend la cravate qu’il lui avait un jour prêtée pour le tirer d’embarras. Et le romancier la lui offre. L’apostropheur l’aura peut-être emportée au paradis, lui qui se demandait parfois si cet accessoire était nécessaire pour rencontrer Dieu.