Chronique

Ce visage me dit quelque chose

« Voyons, c’est qui donc ? »

J’ai remarqué que je me pose de plus en plus souvent cette question. Je croise des gens chaleureux, je sais que je les connais, mais je n’arrive pas à me rappeler de qui il s’agit. Le dilemme est alors cruel : j’avoue que je ne les replace pas ou j’enchaîne des propos génériques en simulant un parfait contrôle ?

Dans le feu de l’action, la gêne et la confusion, c’est souvent la deuxième option qui l’emporte. (J’ai passé sept bonnes minutes à prendre des nouvelles d’un homme qui me connaissait visiblement bien, l’autre jour... J’ignore toujours son identité. Un film d’horreur que je me rejoue en boucle avant de m’endormir.)

Je me console en me disant qu’on vit tous ce genre de malaise social, de temps à autre. La grande question, c’est : est-ce qu’on peut l’éviter ?

Boutheina Jemel est professeure agrégée à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur la perception et la reconnaissance des visages. Elle a généreusement accepté de m’accorder un entretien virtuel (et je promets en retour de la reconnaître si je la croise dans la rue).

Elle m’a d’abord appris que l’humain s’intéresse aux visages très tôt dans sa vie. Un bébé peut rapidement distinguer celui de sa mère, par exemple. Puis, au fil du temps, il développe une expertise dans ce type de mémoire. Or, cette faculté n’est pas strictement humaine. Des études démontrent que les moutons aussi peuvent différencier le visage de leurs congénères... Par contre, il faudrait passer beaucoup de temps avec des moutons pour savoir les distinguer les uns des autres, en tant qu’humains.

En fait, on part de loin, m’a expliqué Boutheina Jemel.

« Souvent, on n’est pas capable de décrire un visage. La plupart d’entre eux sont prototypiques : ils ont deux yeux, un nez et une bouche. Si on a grandi dans un pays d’Asie, il est possible que les Caucasiens se ressemblent tous, selon nous. Et les Caucasiens peuvent avoir l’impression que tous les Asiatiques se ressemblent parce qu’on ne se base pas sur les mêmes traits pour discriminer les visages entre eux. »

Justement, comment les discrimine- t-on ?

Si les zones relatives à la mémoire classique sont sollicitées, le gyrus fusiforme est également impliqué. Cette partie basse du cerveau comprend une région importante pour la reconnaissance faciale : l’aire fusiforme des visages. Une atteinte spécifique à cette région peut entraîner la prosopagnosie, une condition qui nous empêche de reconnaître les visages... Parfois même le nôtre.

Mais il y a plus que la biologie. Au-delà des traits, quand on identifie un faciès, on s’en fait une représentation quasi abstraite. Nos parents auront beau se maquiller, se déguiser ou changer de coupe de cheveux, on va les reconnaître. Il y a donc un aspect émotionnel dans ce processus.

« Plus l’émotion est importante, mieux l’encodage est fait. Qu’on aime beaucoup la personne ou qu’on la déteste... »

— Boutheina Jemel, professeure agrégée à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal

Si je ne vous reconnais pas, c’est donc que je vous trouve juste correct, j’imagine.

Si vous souhaitez plus de nuances, sachez qu’il existe la mémoire épisodique et la mémoire sémantique. La première est la mémoire d’un épisode : on se rappelle avoir vu un visage à tel moment ou tel endroit. La mémoire sémantique, elle, est bien enracinée. Rares sont ceux qui se souviennent de la première fois où ils ont vu leurs parents. Ils les reconnaissent, c’est tout.

Maintenant, qu’est-ce qui peut affecter notre mémoire épisodique et faire en sorte qu’on replace plus difficilement certaines personnes ?

« L’effet normal du vieillissement », m’a répondu d’emblée la professeure. (Super.) Plus on vieillit, plus on a de couches de mémoire. Si on ne revisite pas souvent un souvenir, il sera altéré et le chemin pour y accéder aussi : « Des fois, la trace mnésique est là, mais notre cerveau oublie comment aller la chercher. »

Au-delà de notre âge, plus on est surchargé ou distrait, plus c’est difficile de reconnaître rapidement certaines personnes.

« Sur le plan cognitif, ce sont les mêmes mécanismes que pour la mémoire classique qui s’appliquent, selon Boutheina Jemel. La fatigue, le stress, l’attention qu’on porte ou non au stimulus peuvent affecter notre capacité à reconnaître un visage. »

La chercheuse m’a donné un exemple très éloquent. Une personne qui est témoin d’un crime peut avoir de la difficulté à identifier l’individu qui l’a commis, et ce, même si elle est très douée avec la reconnaissance des visages. Pourquoi ? Parce que le stress généré par la situation nuit à l’encodage du souvenir.

Et nul besoin d’être plongé dans un contexte aussi extrême pour voir notre mémoire perturbée... Boutheina Jemel m’a appris que lorsqu’on fait nos courses, notre cerveau enregistre le visage des gens qu’on croise au gré des rayons, même si on s’en fout pas mal de ces gens-là.

Si on rencontre ensuite l’une de ces personnes, il se pourrait qu’on touche à « la reconnaissance implicite », soit à un vague sentiment de familiarité. L’attention qu’on porte au moment de l’encodage compte donc pour beaucoup dans l’identification d’un visage.

La bonne nouvelle, c’est que tout ça s’exerce ! Pensons aux employés de bar qui savent nous retrouver même quand on bouge un peu partout dans leur établissement. C’est une aptitude qui se développe et, étonnamment, on n’a pas à fixer longuement plusieurs personnes pour y arriver...

Un article1 récemment paru dans la revue scientifique PNAS avance qu’un entraînement en musique améliore particulièrement la mémoire des visages ! En fait, Boutheina Jemel estime que tout exercice bon pour notre mémoire peut nous aider dans ce champ-là.

Une excellente nouvelle pour les gens qui vieillissent, qui sont fatigués ou qui ont la tête qui déborde de données... Ça nous fera un petit malaise de moins sur la longue liste de tout ce qui peut nous gêner, au cours d’une journée.

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