Mon oncle Antoine a 50 ans

Une œuvre phare restée distincte de l’affaire Jutra

Sorti à l’automne 1971, le film Mon oncle Antoine, de Claude Jutra, franchit le cap du cinquantenaire tout en continuant à être considéré comme un chef-d’œuvre du cinéma québécois et canadien. Selon des experts, il faut distinguer l’œuvre des révélations d’actes pédophiles commis par Jutra tout en dénonçant et condamnant ces gestes. Explications.

Lorsque la plateforme de visionnement en ligne de l’Office national du film (onf.ca) a été créée, en 2009, le long métrage Mon oncle Antoine, de Claude Jutra, faisait partie des films à voir. En date du 22 octobre dernier, il avait été visionné 76 240 fois.

Et à cela s’ajoutent quelque 10 000 visionnements sur la plateforme anglaise de l’ONF.

« Le film a toujours eu pas mal de succès, indique Marc St-Pierre, conservateur des collections à l’ONF. Toutes catégories confondues, le film de Claude Jutra arrive en 18e position pour le nombre de visionnements sur la plateforme française. » Pas mal, quand on sait que celle-ci compte de 4500 à 5000 titres.

Chronique de la vie modeste des habitants d’une ville minière du Québec à la veille de Noël et à travers le regard d’un adolescent (Benoît, interprété par Jacques Gagnon) dans les années 1940, Mon oncle Antoine a connu un bon succès public et critique au moment de sa sortie. Peu à peu, le film a acquis le statut de chef-d’œuvre dans la cinématographie québécoise et canadienne.

L’organisme Mediafilm lui attribue la cote 1 (chef-d’œuvre) avec le résumé suivant : « Grande richesse d’observation. Climat de tranquille désespérance. Sens intelligent du populisme. Réalisation aux images éloquentes. Interprétation juste et pittoresque. »

Prisé des cinéphiles, l’organisme Criterion a inscrit Mon oncle Antoine dans son riche catalogue du cinéma mondial. Le film a aussi été longtemps désigné comme meilleur long métrage canadien de tous les temps dans un palmarès récurrent du festival de Toronto (TIFF), avant d’être déclassé par Atanarjuat (The Fast Runner), de Zacharias Kunuk.

En somme, la réputation de l’œuvre a résisté au passage du temps. Cette considération est aussi demeurée intacte à la suite de l’affaire Jutra, après que l’historien du cinéma Yves Lever, dans une biographie du cinéaste sortie en mars 2016, eut révélé que celui-ci avait commis des actes de pédophilie, révélations confirmées par une enquête de La Presse. Selon des experts consultés pour ce rappel historique, l’œuvre doit être distinguée des actes du cinéaste, qui, eux, doivent être sévèrement condamnés.

« Un film est une création collective », indique Marcel Jean, directeur général de la Cinémathèque québécoise.

« Mon oncle Antoine est réalisé par Claude Jutra, mais c’est un scénario de Clément Perron, un homme originaire de la région de Thetford Mines, où le film a été tourné. L’histoire se réfère davantage aux souvenirs de Perron. »

— Marcel Jean, directeur général de la Cinémathèque québécoise

« C’est par ailleurs une interprétation magistrale de Jean Duceppe. C’est la direction photo incroyable de Michel Brault. C’est le travail d’Olivette Thibault, etc. », poursuit-il.

« Il est important de le dire et de le savoir, ajoute M. Jean à propos des dénonciations faites il y a cinq ans. Mais je pense que ce serait une erreur majeure de revoir l’évaluation du film en fonction de ce qui a été reproché à Jutra. »

« J’ai fait ma maîtrise sur À tout prendre (1963), de Jutra, un film un peu bizarre, amateur, avec des propositions esthétiques allant dans tous les sens, mais un film qui me séduit complètement, glisse Thomas Carrier-Lafleur, chargé de cours à Concordia et à l’Université de Montréal. Mon oncle Antoine, c’est complètement autre chose, avec une facture beaucoup plus classique. Et c’est un film qui reprend toutes les thématiques de son œuvre antérieure : l’enfance, le rêve, le désir, qui sont traités dans une forme plus narrative, plus linéaire. C’est certainement un grand film de Jutra et un grand film tout court. »

De l’avis de M. Carrier-Lafleur comme de celui des autres personnes interviewées pour ce reportage, en raison de l’« affaire Jutra », il est toutefois important d’en parler, de situer les choses dans leur contexte. Notamment devant une salle de classe.

« Déjà, ça s’oublie, relève-t-il. Lorsque je demande à mes étudiants qui est au courant de l’affaire Jutra, la réponse est minime. Sur un groupe de 50 personnes, je peux trouver huit mains levées. […] Il faut quand même être honnête en tant que pédagogue, au même titre que si on enseigne Louis-Ferdinand Céline, il n’est pas mauvais de mentionner qu’il a écrit des pamphlets antisémites assez violents, 10 ans après la publication de Voyage au bout de la nuit. »

Lumière, angle documentaire, réalisme social

À l’UQAM, Geneviève Perron enseigne la direction photo et s’attarde évidemment à Michel Brault. À travers lui, elle évoque Jutra et Mon oncle Antoine.

« Je prends le temps de faire un préambule et d’expliquer que je parle d’œuvres marquantes du cinéma québécois. Je ne cautionne pas les gestes, mais, dans un cours universitaire en direction photo, il est important de parler du travail de Brault dans les œuvres de Jutra. »

— Geneviève Perron, enseignante à l'UQAM

Un exemple qui la séduit dans Mon oncle Antoine ? « Le travail de la lumière de Michel Brault est remarquable, dit celle qui a entre autres signé la direction photo des films Camion, de Rafaël Ouellet, et Le guide de la famille parfaite, de Ricardo Trogi. Il y a ici un réalisme remarquable de la lumière. Je pense à cette scène dans le magasin général, la veille de Noël, avec une quarantaine de personnes. On ne sent pas du tout le gars des vues derrière ce qu’on voit. »

Selon Marcel Jean, le film se démarque aussi parce que l’équipe de direction a utilisé « les acquis du cinéma direct pour fertiliser le cinéma de fiction ». Il donne l’exemple d’une autre scène, cette fois tournée en face du magasin général, alors que des hommes qui sortent de l’usine vont rejoindre femmes et enfants devant l’édifice pour l’inauguration de la vitrine de Noël. « On a l’impression d’être dans un documentaire, dit M. Jean. Il y a ici une légèreté du filmage qui est admirable. »

Par ailleurs, le film est teinté de réalisme social, pour ne pas dire d’une certaine forme de nationalisme, que l’on voit entre autres à travers le personnage de Jos Poulin (Lionel Villeneuve), qui quitte son boulot à la mine pour aller bûcher dans le bois et ne plus avoir de patron anglophone. Autre moment fort, la scène du patron, muet, qui distribue, en les jetant à terre, des babioles à deux sous aux enfants en traversant le village à cheval.

À remarquer que si le scénario est davantage l’histoire de Clément Perron, Jutra connaissait bien la région de Black Lake, où a été tourné le film, car il avait manifesté avec les grévistes de l’amiante en 1949.

D’ailleurs, dans un article paru dans la revue Séquences en 2011, l’auteur Mario Patry affirme que la dédicace d’ouverture, « Au pays du Québec, dans la région de l’amiante, y a pas si longtemps », « retentit comme une provocation dans le contexte tendu de la crise d’Octobre ».

Tourné au printemps 1970 avec un budget de 750 000 $, le film est sorti en première mondiale le 5 novembre 1971 au Festival du film de Chicago, selon Marc St-Pierre. Il est sorti à Toronto le 12 novembre, une semaine avant Montréal, car les critiques y étaient plus favorables à la suite des projections de presse.

Toujours à l’automne 1971, Mon oncle Antoine a raflé huit prix Etrog (du nom du fabricant du trophée) aux Canadian Film Awards, ancêtre des prix Écrans canadiens. Il a aussi remporté 21 prix internationaux.

Dans sa biographie de Jutra, Yves Lever, mort en juillet 2020, indique que le film a fait 360 000 entrées en salle (il a tout juste fait ses frais) et a reçu une cote d’écoute astronomique de près de 2,6 millions de téléspectateurs (60 % de l’auditoire) lors de sa télédiffusion le 29 septembre 1973 sur les ondes de Radio-Canada.

On peut voir Mon oncle Antoine sur le site de l’ONF, sur le Criterion Channel ainsi que sur Club illico et iTunes Store grâce à la restauration d’Éléphant – mémoire du cinéma québécois.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.