les deux solitudes

Accoucher la peur au ventre

Des femmes des Premières Nations accouchent dans l’angoisse qu’on leur arrache leur bébé des bras dès l’instant où elles l’auront mis au monde. Après avoir vécu des situations « inhumaines » et « traumatisantes », elles réclament l’abolition des « alertes bébés », qui consistent à signaler à la direction de la protection de la jeunesse un poupon avant qu’il quitte l’hôpital.

Un dossier de Gabrielle Duchaine et d’Olivier Jean

« Je peux te prendre ton fils »

Lac-Simon, Abitibi — Mikis D.* a versé toutes les larmes de son corps en mettant au monde son quatrième enfant en 2015.

Pas des larmes de joie.

Ni des larmes de douleur ni des larmes causées par les hormones de l’accouchement.

Non.

Des larmes de désespoir.

« J’étais en plein travail quand l’infirmière m’a dit que j’avais reçu un signalement. Que la DPJ [direction de la protection de la jeunesse] s’en venait. Je me suis imaginé plein de scénarios. Je pensais que je ne garderais pas mon bébé. Je ne voulais plus pousser », raconte la femme.

Nous la rencontrons sur le petit balcon de son appartement de Lac-Simon, communauté anishinabe située dans la réserve faunique de La Vérendrye, en Abitibi.

Mikis garde de ses deux derniers accouchements à l’hôpital de Val-d’Or un souvenir horrible.

En 2015, elle et son mari avaient accepté de collaborer avec la DPJ. Après des montagnes russes d’émotions, Mikis a pu quitter l’hôpital avec son poupon.

Quatre ans plus tard, en 2019, l’histoire se répétait. Son garçon né à peine quelques heures plus tôt dans les bras, la maman a reçu la visite inattendue d’une travailleuse sociale dans sa chambre d’hôpital.

« Je peux te prendre ton fils », aurait lancé l’intervenante.

« C’était comme une menace. J’étais tellement fâchée. J’étais prête à lui sauter dessus. Finalement, elle a vu que je voulais vraiment le garder. Elle a entendu ma version. »

Le lendemain, toute la famille se réunissait à Lac-Simon avec la travailleuse sociale. Les grands-parents, blessés que la travailleuse sociale ait rendu visite à leur petit-fils avant eux, le lui ont vigoureusement signifié.

« Elle s’est excusée », dit Mikis, qui a aussi pu quitter l’hôpital avec son fils.

À nouveau enceinte aujourd’hui, elle dit avoir beaucoup d’inquiétudes quant à la naissance de ce prochain enfant.

« Ils ne devraient pas faire ça à l’hôpital. On est pleines d’hormones. On est fatiguées. Ils pourraient attendre après. »

« Ils signalent automatiquement »

Ce qu’a vécu cette mère est une pratique relativement répandue au Québec. On l’appelle « alerte bébé », ou signalement à la naissance. Une mesure dans le cadre de laquelle un intervenant social ou un travailleur de la santé avise le personnel d’un hôpital d’une grossesse pour que les soignants signalent la naissance du bébé à la DPJ.

Bien que cette pratique ne touche pas uniquement les femmes autochtones, les membres de la communauté de Lac-Simon s’estiment particulièrement visés par le CISSS de l’Abitibi-Témiscamingue.

« Dès qu’il y a un historique avec la DPJ ou qu’ils soupçonnent des problèmes de consommation, ils signalent automatiquement », dit Peggie Jérome, directrice générale de Mino Obigiwasin, nouvelle entité qui gère les services de protection de l’enfance dans quatre communautés anishinabe de la région.

« Ils vont juger les femmes selon leur apparence, selon leur éducation. Mais l’habit ne fait pas le moine. »

— Peggie Jérome, directrice générale de Mino Obigiwasin

Les chiffres tendent à lui donner raison. Selon des données obtenues par La Presse, il y a eu, en 2019 et 2020, 101 signalements pour des nouveau-nés âgés de 0 à 3 jours faits à la DPJ du CISSS de l’Abitibi-Témiscamingue. Selon des chiffres obtenus par le réseau APTN, qui a enquêté sur la question, 35 signalements concernaient des femmes autochtones. Le taux d’alertes bébés par habitant en Abitibi-Témiscamingue, où il y a sept réserves, est nettement plus élevé qu’ailleurs au Québec : 68 pour 100 000 habitants.

En comparaison, on compte 172 signalements sur deux ans dans Lanaudière, soit 33 pour 100 000 habitants, et 25 à Laval, soit 5 pour 100 000 habitants. Seule la Côte-Nord, qui a elle aussi une forte population de membres des Premières Nations, a un taux plus élevé que l’Abitibi.

Selon la commissaire de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées Michèle Audette, ces alertes sont un problème dans les communautés des Premières Nations « partout au Canada ». Dans ses appels à la justice, l’Enquête a demandé aux provinces de « mettre immédiatement fin à la pratique ». La Colombie-Britannique, l’Alberta et le Yukon l’ont fait en 2019 ; le Manitoba et l’Ontario en 2020. Mais pas le Québec.

Est-ce dans les plans ? « Toutes les options seront évaluées à la lumière de ce qui doit être fait pour la sécurité et le bien-être des enfants et des jeunes de l’ensemble du territoire québécois », répond l’attachée de presse du ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant.

Peur d’accoucher

Malynda T. a donné naissance à son troisième fils sous cette menace en 2019, puis encore ce mois-ci pour son quatrième enfant. C’est avec son nouveau-né endormi dans les bras que la femme de 29 ans a tenu à partager son histoire, dans l’espoir de faire changer les choses.

En 2019, Malynda venait d’accoucher à Val-d’Or lorsque la médecin lui a annoncé que la DPJ s’en venait « lui enlever » son bébé parce que ses deux plus vieux vivaient en famille d’accueil. Une travailleuse sociale est débarquée alors qu’elle allaitait son poupon dans sa chambre. « Elle m’a dit que je ne sortirais pas avec mon bébé et qu’il serait placé en famille d’accueil. »

Seule à l’hôpital, complètement paniquée, elle a multiplié les appels à sa famille, au conseil de bande, à son avocate, à des travailleurs sociaux en qui elle a confiance. Ses démarches ont porté leurs fruits. Elle a quitté l’hôpital en acceptant un suivi de la protection de la jeunesse, mais surtout, avec son enfant qui, encore aujourd’hui, vit avec elle.

Il est arrivé la même chose pour son quatrième garçon, né en mai de cette année. Dès son suivi de grossesse, sa médecin lui aurait dit de ne pas être étonnée si la DPJ était présente à son accouchement.

« C’est quoi ? Je vais tout le temps être signalée chaque fois que je vais avoir des enfants ? »

— Malynda T.

Pendant sa grossesse, elle a envisagé d’« accoucher dans le bois ». À l’hôpital, elle s’est sentie épiée. Elle ne voulait pas même sortir prendre de l’air, de peur que son fils ne soit plus là à son retour.

À Lac-Simon, les femmes qui ont vécu de tels évènements ou qui connaissent quelqu’un à qui c’est arrivé sont nombreuses, selon le conseil de bande. Au point que les futures mères se déconseillent les unes les autres d’être suivies par certains médecins, connus pour alerter systématiquement la DPJ durant leurs grossesses.

« Les femmes ont peur d’aller accoucher à Val-d’Or. Elles vivent un stress énorme. C’est inhumain comme façon de procéder. Ils font ça à l’hôpital, sans aucun avis juridique pour aider les parents. »

—  Lucien Wabanonik, responsable des dossiers famille et enfance au conseil de bande de Lac-Simon

« C’est traumatisant. C’est comme se faire enlever une partie de son corps. Il y a beaucoup de déshumanisation dans cette pratique », ajoute Peggie Jérome, dont l’organisme entend se battre pour faire interdire de tels signalements.

Sheena P, 32 ans, a mis au monde sa deuxième fille en 2010. Ce qui est arrivé ensuite l’a tellement blessée qu’elle se souvient encore de l’heure exacte où elle a obtenu son congé. Seize heures tapantes.

Lorsqu’elle est arrivée à Lac-Simon, des policiers et une travailleuse sociale l’attendaient devant chez elle. La femme a alors appris qu’elle avait été signalée à l’hôpital parce que sa plus vieille, qui vit avec elle, obtenait des services de la DPJ.

« Ils m’ont dit que mon bébé était en danger de mort. Je n’ai même pas eu le temps de le rentrer dans la maison. Ils ne m’ont rien dit. Je ne suis pas passée en cour. Ils l’ont juste pris. »

— Sheena P.

La maman se rappelle avoir hurlé dans la rue. Au point que les voisins sont sortis pour voir ce qui se passait.

Puis la résistance s’est organisée. La famille a appelé le chef. Une rencontre d’urgence a été organisée. Au bout de 48 heures, on a redonné l’enfant à sa mère.

Elle a eu quatre autres enfants depuis. Aucun n’a été signalé à la naissance, mais chaque fois, Sheena a eu peur.

« Il nous a demandé s’il devait signaler le bébé même s’il était mort »

Une autre mère de la communauté, qui a demandé de ne pas être identifiée pour protéger sa fille, nous a raconté une histoire qui montre à quel point la pratique va parfois loin.

Sa fille avait 17 ans, en 2017, lorsqu’elle est tombée enceinte. À 24 semaines de grossesse, le bébé est mort in utero. L’accouchement a dû être provoqué et l’adolescente a donné naissance à un enfant mort-né.

Elle était encore à l’hôpital avec sa mère lorsque le médecin les a interpellées. « Il nous a demandé s’il devait signaler le bébé à la DPJ même s’il était mort. Il nous a dit qu’il y avait une note au dossier comme quoi il devait signaler après l’accouchement. J’étais tellement fâchée », dit la mère de la jeune femme.

Contacté par La Presse, le CISSS de l’Abitibi-Témiscamingue a indiqué ceci : « Notre établissement a à cœur le bien-être et la sécurité de tous les usagers, dont les personnes issues des Premières Nations qui se présentent pour des soins au sein de ses établissements. En ce sens, nous travaillons au déploiement d’une démarche de sécurisation culturelle, qui constitue une approche structurante, et ce, en étroite collaboration avec les parties prenantes concernées. »

Le CISSS offre depuis quelques années des formations au personnel et aux gestionnaires sur les réalités autochtones.

* La loi nous interdit de dévoiler son nom de famille pour préserver l’identité de ses enfants.

Mino Obigiwasin

Il y a deux ans, dans la foulée de l’adoption de la loi C-92 qui reconnaît les compétences des autochtones au chapitre des services à l’enfance et à la famille, les communautés de Pikogan, Kitcisakik, Lac-Simon et Long Point ont mis sur pied leurs propres services de protection de la jeunesse, qui fonctionnent de manière autonome et indépendante de la DPJ.

Alertes bébés

En Colombie-Britannique, des avocats du gouvernement ont avisé le ministère des Enfants et du Développement de la famille que les alertes bébés sont à leur avis illégales et inconstitutionnelles, a révélé le site de nouvelles IndigiNews, documents à l’appui.

Drogue et alcool

Des bébés soumis à des tests « presque tout le temps »

Lac-Simon, Abitibi — Des femmes autochtones de Lac-Simon dénoncent qu’elles et leurs enfants naissants soient systématiquement soumis, parfois contre leur gré, à des tests sanguins de dépistage de drogue et d’alcool pendant leur grossesse ou après leur accouchement.

« Ils le font presque tout le temps. Ils ne nous font pas confiance », croit la vice-chef de la communauté, Pamela Papatie.

Elle-même l’a vécu il y a quelques années. Enceinte de plusieurs semaines, elle s’était alors rendue à l’hôpital de Val-d’Or à cause d’un saignement qui l’inquiétait.

« C’était l’été. J’avais des piqûres de mouches sur le bras », raconte l’élue.

« L’infirmière m’a dit : “Tu te piques !” J’ai répondu que non. Elle m’a dit : “On va bien voir avec le test sanguin.” » Le test était négatif.

« Mon médecin ne me croyait pas »

La Presse a rencontré quatre mères de plusieurs enfants dans le cadre de ce dossier. Toutes ont affirmé que leurs bébés naissants ont été dépistés à la naissance chaque fois qu’elles ont accouché.

« Je disais à mon médecin que je ne consommais pas. Je faisais très attention, mais elle ne me croyait pas », déplore Malynda T. Elle a accouché en 2019 et en 2021. Les deux fois, les tests sanguins effectués sur ses poupons sont revenus négatifs.

Une autre maman, qui souhaite garder l’anonymat par crainte de représailles du personnel de l’hôpital, assure qu’elle s’est opposée au dépistage lorsqu’elle a mis au monde son dernier enfant. La médecin est allée de l’avant quand même et le test est, dans ce cas aussi, revenu négatif.

« C’est comme ça souvent », déplore la chef, Adrienne Jérôme, à qui de nombreuses femmes ont rapporté des situations semblables.

Le CISSS de l’Abitibi-Témiscamingue assure qu’il n’y a pas de systématisation de tels tests auprès de clientèles ciblées comme les autochtones. « Les tests sanguins pour le dépistage de drogues et d’alcool sont effectués uniquement [à la suite d’]une évaluation médicale. Ainsi, ces examens sont prescrits, lorsque requis, et ne sont pas liés à la culture des usagers », écrit le service des communications dans un courriel envoyé à La Presse.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.