chronique

Des données obtenues par La Presse démontrent un lien entre la proportion de membres des minorités visibles dans un secteur et le nombre de cas de COVID-19, ce qui soulève des enjeux complexes de santé publique.

Inégaux devant la pandémie

Au début, on a dit que nous étions tous égaux devant le coronavirus. Politiciens, journalistes et célébrités ont clamé solennellement que la maladie frappait sans discrimination.

Madonna dans sa baignoire, vous vous souvenez ? « C’est le truc avec la COVID-19 », philosophait la diva, entourée de pétales de roses. « Elle se moque de savoir à quel point vous êtes riche, à quel point vous êtes célèbre… où vous vivez, quel âge vous avez… C’est la grande niveleuse. »

On sait maintenant que Madonna, comme les autres, avait tout faux.

On sait que la COVID-19 frappe de façon disproportionnée les pauvres, les femmes et les minorités visibles – particulièrement les populations noires – dans de nombreuses villes nord-américaines et européennes.

Et pour la toute première fois, la Direction régionale de santé publique de Montréal (DRSPM) jette un éclairage sur le phénomène dans la métropole québécoise.

Le constat : Montréal n’est pas différent des autres villes. Là comme ailleurs, les citadins sont inégaux devant la pandémie, révèlent les données de la DRSPM obtenues par La Presse.

Les pauvres, les femmes et les minorités visibles contractent le virus en plus grand nombre. Ils sont aussi plus durement frappés par les impacts du confinement.

Et comme ailleurs, ce sont les populations noires de Montréal qui sont les plus touchées par la pandémie.

Règle générale, plus la proportion de minorités visibles est élevée dans un voisinage, plus on y dénombre de cas de COVID-19 (voir le tableau ci-contre).

Mais le constat le plus frappant, c’est que le taux de cas de COVID-19 est de 555 pour 100 000 habitants dans les voisinages où les Noirs sont presque absents (moins de 3,6 %), alors qu’il atteint 1509 cas pour 100 000 habitants dans les voisinages où ils sont plus nombreux (14 % et plus).

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Ces données lèvent un coin du voile sur la réalité montréalaise. Il s’agit d’une analyse de type écologique, qui caractérise des collectifs territoriaux et non des individus. Les résultats doivent donc être interprétés avec prudence.

Au Québec, on ne collige pas de données sur l’origine ethnique des personnes qui ont eu la COVID-19. Pas encore, du moins. Pour le moment, la DRSPM a contourné le problème en procédant à des croisements de données afin de brosser ce premier portrait statistique.

Il était crucial de le faire, ne serait-ce que pour mieux se préparer à la deuxième vague, dit la Dre Mylène Drouin, directrice régionale de santé publique de Montréal. « Pour nous, c’est important. Ça nous aide à mieux orienter notre action et à mieux cibler nos types d’intervention. »

On sait déjà que si les personnes racisées contractent davantage la COVID-19, ce n’est pas en raison d’une quelconque prédisposition génétique.

Pas du tout. Il est important de le souligner, deux fois plutôt qu’une. Le phénomène s’explique par une foule d’autres raisons, à commencer par celle-ci : à Montréal, les minorités visibles sont, plus que les Blancs, au front de cette pandémie.

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Franck Jean Baptiste est de ceux-là.

À 62 ans, l’homme d’origine haïtienne est préposé aux bénéficiaires, de nuit, dans l’un des hôpitaux de Montréal désignés pour soigner les malades de la COVID-19.

C’est un « ange gardien », comme on a pris l’habitude d’appeler ces travailleurs à haut risque. Quand l’hôpital a fait tester l’ensemble du personnel, le 24 avril, Franck Jean Baptiste n’était pas inquiet : il n’avait aucun symptôme. Pas de fièvre ni de courbatures. Pas le moindre toussotement. Rien.

Il n’était pas encore rentré à la maison, au matin du 25 avril, quand il a reçu son résultat : positif.

Incrédulité, choc et stupeur.

« Je n’avais pas peur pour moi, mais pour ma femme [immunosupprimée en raison de traitements de chimiothérapie] et pour mes deux filles. Je ne voulais pas les contaminer. »

— Franck Jean Baptiste, préposé aux bénéficiaires

Franck Jean Baptiste s’est garé devant chez lui à 9 h 30. Sans quitter sa voiture, il a appelé ses filles, avec son cellulaire. « Attention ! Le corona m’a attaqué… il faut vaincre le corona ! », leur a-t-il annoncé d’un ton qu’il espérait le plus léger possible, pour ne pas les faire paniquer.

Mais Franck Jean Baptiste était loin d’être rassuré. Il est resté dans sa voiture, devant son petit logement du quartier Saint-Laurent. Les heures ont passé ; 11 h, midi. « J’avais peur de rentrer chez moi. »

Au cellulaire, un responsable de l’hôpital lui a conseillé de rentrer chez lui et de s’isoler dans une chambre. C’était hors de question. « On se croise les uns les autres, on partage la même douche, la même cuisine, le même salon… »

Le responsable a insisté : « Il n’y a pas moyen ?

— Il n’y a pas moyen. Si je rentre, je contamine tout le monde. »

Les heures ont continué de passer : 13 h, 14 h.

Ses filles lui ont apporté à manger. Le temps était doux. Un plan s’est mis à germer dans la tête de Franck Jean Baptiste : pour protéger sa famille, il passerait les 14 prochains jours… dans sa voiture.

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Franck Jean Baptiste n’a pas eu à mettre son plan à exécution. En après-midi, l’hôpital l’a envoyé dans un hôtel du nord de l’île. Il y a séjourné, en isolement, pendant deux semaines.

Tous n’ont pas eu cette chance. Au plus fort de la crise, la DRSPM a détecté d’importantes éclosions dans des édifices de logements qui regroupent des communautés ethniques, rapporte la Dre Drouin.

Voilà sans doute une autre raison pour laquelle les minorités visibles contractent davantage le virus.

« Il y a de petits appartements où il est difficile de s’isoler, des quartiers densément peuplés où les chaînes de transmission sont plus difficiles à arrêter. »

— Dre Mylène Drouin, directrice régionale de santé publique de Montréal

D’autres facteurs, plus profonds, entrent en ligne de compte. Les « enjeux structurels et sociétaux », comme la discrimination et la stigmatisation, « qui limitent l’accès aux ressources dont [les minorités visibles] ont besoin pour atteindre une meilleure santé (éducation, emploi, logement, santé, justice) », lit-on dans l’étude.

Autrement dit, le facteur de risque n’est pas la « race » elle-même, mais le racisme systémique.

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Jusqu’à présent, à Montréal, les autorités de santé publique n’ont pu qu’effleurer ces enjeux complexes.

Une carte de la Direction régionale de santé publique du CIUSSS du Centre-Sud de l’île de Montréal montre bien que les secteurs où le nombre de cas de COVID-19 chez les travailleurs de la santé est élevé sont les secteurs où résident davantage de minorités visibles.

On peut en conclure que c’est la surreprésentation de ces minorités visibles au front qui explique à quel point ces dernières sont nombreuses à tomber au combat.

Rien de plus logique, en effet.

Il faut maintenant creuser plus loin.

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L’étude de la DRSPM est un appel à « mieux documenter pour mieux intervenir ».

Montréal a été l’épicentre de la pandémie au Canada. Alors qu’on se prépare à une deuxième vague, il ne faut pas se contenter de ce portrait de surface.

Tant qu’on ne colligera pas de données individuelles, on ne pourra pas cerner exactement comment et pourquoi les minorités visibles de Montréal sont plus durement frappées par la pandémie.

Et la Santé publique ne pourra pas raffiner ses interventions, sur le terrain, afin de mieux protéger ces communautés vulnérables.

« On a poussé et on est en train de travailler avec le Ministère pour que, dans un avenir souhaitons-le rapproché, on puisse colliger les données », dit Mylène Drouin.

Où est-ce que ça coince ? À Toronto, les autorités ont publié des statistiques autrement plus pointues, basées sur la collecte de données individuelles. Là-bas, on sait que 83 % des malades de la COVID-19 font partie des minorités visibles.

À Chicago, on sait que les Noirs, qui forment 30 % de la population, comptent pour 70 % des morts liées au coronavirus. On sait que, chez ces populations, le taux de transmission est plus élevé et que le taux de rétablissement est plus faible. Bref, on dispose d’infos cruciales pour des chercheurs en santé publique.

Alors, qu’est-ce qui coince, à Montréal ?

« La question s’est posée dans la première vague, mais je pense qu’on essayait juste de colliger les informations pour arrêter les chaînes de transmission », dit la Dre Drouin.

En pleine crise, on a paré au plus pressé. Ça se comprend.

Mais ce n’est pas seulement une question de priorités. Il y a aussi des réticences à colliger des informations sur l’origine ethnique des malades. On craint que ces collectes ne stigmatisent certains groupes.

Ça s’est déjà vu. Rappelez-vous le sida…

Le problème avec cette logique, estime la Dre Drouin, c’est que « si on n’en parle pas, on fait comme si cela n’existait pas ».

On ne peut pas laisser des populations vulnérables tomber malades et mourir juste parce qu’on aura voulu éviter de les stigmatiser…

Nos anges gardiens – et les autres – méritent mieux que ça.

Les quartiers pauvres plus touchés

Le coronavirus a d’abord frappé plus durement les quartiers aisés de l’île de Montréal, avant de migrer et de s’étendre dans les quartiers pauvres de la métropole.

Une étude récente de la Direction régionale de santé publique de Montréal a conclu qu’au printemps, 2,5 fois plus de gens ont contracté la COVID-19 dans des quartiers désavantagés que dans les quartiers riches de la métropole.

Le graphique ci-contre montre bien que pendant le Grand Confinement, les quartiers qui ont le mieux réussi à aplatir la courbe sont ceux où les résidants pouvaient se permettre de rester à la maison – en congé forcé ou en télétravail.

Les quartiers pauvres s’en sont moins bien tirés. De nombreux résidants n’avaient pas le choix de continuer de travailler à l’extérieur – et de s’exposer au virus.

« Les conditions associées à la défavorisation matérielle font en sorte que les personnes plus défavorisées sont plus susceptibles d’être en contact avec le virus de la COVID-19, lit-on dans l’étude. Souvent, ces conditions sont systémiques, c’est-à-dire qu’elles proviennent d’inégalités sociales profondes qui existaient avant la pandémie. »

Les femmes : plus infectées et plus ébranlées

Non seulement les femmes sont-elles plus nombreuses que les hommes à contracter la COVID-19 à Montréal, mais en plus elles souffrent davantage des impacts du confinement.

Jusqu’ici, 58 % des Montréalais qui ont contracté la maladie sont, en fait, des Montréalaises.

Elles sont plus infectées par le virus… et plus touchées par les conséquences dévastatrices de la pandémie, révèlent de nouvelles données de la Direction régionale de santé publique de Montréal.

Dans tous les groupes d’âges, les femmes contractent le virus en plus grande proportion que les hommes.

Chez les 80 ans et plus, parce qu’elles sont majoritaires en CHSLD et en résidence pour aînés.

Mais aussi chez les 20 à 59 ans, parce qu’elles occupent plus souvent que les hommes des emplois qui les forcent à être en contact avec d’autres.

Ainsi, 46 % des Montréalaises ayant contracté le coronavirus (si l’on exclut les aînées en CHSLD et en résidence) sont des travailleuses de la santé – contre 19 % des hommes.

Les femmes sont aussi plus nombreuses à travailler dans le secteur des services, comme les supermarchés, les services de garde et l’entretien ménager – et plus nombreuses à avoir perdu leur emploi depuis le début de la pandémie.

Impact psychologique

Par ailleurs, le confinement pèse plus lourd sur la santé psychologique des femmes, indique le tableau ci-contre. Elles craignent davantage d’être infectées ou d’infecter les autres. Elles dorment moins bien, éprouvent plus d’irritabilité, d’anxiété, de panique ou d’impuissance face à la situation.

Les femmes ont aussi été plus ébranlées par les défis de gestion de l’horaire quotidien, la fermeture des écoles et des garderies, la conciliation travail-éducation à la maison…

« Elles sont plus touchées en nombre et en impacts collatéraux », constate la Dre Mylène Drouin, directrice régionale de santé publique de Montréal. « Il faut en tenir compte pour la planification de la suite. »

Les autorités feraient bien de garder ces iniquités en tête lorsqu’elles élaboreront leur plan de relance économique, dit-elle. « Nous, on met en lumière ces disparités et on invite le gouvernement et nos partenaires à en tenir compte dans le développement de leur prochain plan. »

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