Protection de la biodiversité

Les défis du Québec

Sommes-nous de bons élèves en matière de protection de l’environnement ? Des experts se prononcent sur la performance québécoise et les obstacles à venir.

La perte des habitats au cœur du problème

« Dans le monde, le problème majeur qui crée des pertes de biodiversité, c’est de loin la perte d’habitats », dit Dominique Gravel, professeur de biologie à l’Université de Sherbrooke et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en écologie intégrative. Au Québec, depuis une vingtaine d’années, il n’y a pas eu de grandes pertes d’habitats fauniques. Il y a cependant eu des pertes ponctuelles, plus ciblées, « qui contenaient des éléments remarquables, comme la rainette faux-grillon ».

Un enjeu demeure : la préservation des milieux humides. « Le sud du Québec était parsemé de milieux humides jusqu’au début du XXe siècle. On a tout déboisé, on a tout drainé », rappelle M. Gravel. C’est d’ailleurs dans le sud de la province que la bataille pour la biodiversité sera la plus importante dans les prochaines années. « La protection et la conservation des milieux naturels dans le sud du Québec, c’est clairement un enjeu majeur, confirme Cyril Frazao, directeur exécutif de Nature Québec. Parce qu’on a beau vouloir protéger le territoire au nord, c’est dans le sud du Québec qu’on retrouve la plus grande biodiversité. »

L’importance des symboles

Pour Alain Branchaud, biologiste et directeur général de la Société pour la nature et les parcs (SNAP Québec), la protection du chevalier cuivré, une espèce de poisson qu’on ne retrouve qu’au Québec, demeure « un incontournable ».

« La seule population qui reste en ce moment est dans un petit tronçon du fleuve Saint-Laurent. Elle est vraiment au bord du gouffre. Si on perd cette population-là, on perd l’espèce au complet. À jamais. »

— Alain Branchaud, biologiste et directeur général de SNAP Québec, à propos du chevalier cuivré

L’expert souligne que le Québec et le Canada doivent prêcher par l’exemple en montrant que les deux ordres de gouvernement sont capables de s’entendre pour protéger une espèce endémique. En matière de biodiversité, la volonté de protéger des habitats ou des espèces se trouve rapidement confrontée aux pressions économiques. Ici, tant Ottawa que Québec appuient le projet d’expansion du port de Montréal à Contrecœur, alors qu’il menace la survie du chevalier cuivré.

Et les insectes ?

Les insectes jouent un rôle essentiel, mais trop souvent ignoré dans le maintien des écosystèmes. Le Québec n’est évidemment pas épargné par la crise qui affecte les populations d’insectes partout dans le monde. « Ce qui a lancé le pavé dans la mare, c’est un article de chercheurs allemands [paru dans la revue Plos One en 2017] qui a documenté une baisse de 75 % de la biomasse des insectes en 27 ans. C’est vraiment ça qui a levé le drapeau rouge », lance Michel St-Germain, chef de division, collections et recherche, à l’Insectarium de Montréal. Il reconnaît que les données au Québec sont encore fragmentaires, mais il note aussi « une prise de conscience qui se fait en ce moment, tant auprès du public que des décideurs ». Bon exemple : l’importance des insectes pollinisateurs est de plus en plus reconnue.

L’absence de données

Constat global : dresser le bilan de la performance du Québec en matière de protection de la biodiversité n’est pas une mince affaire. Contrairement aux changements climatiques, qu’on peut lier au bilan des émissions annuelles de gaz à effet de serre (GES), il n’existe pas d’indicateur global pour mesurer l’état de la biodiversité dans la Belle Province.

« Après la sortie du rapport du WWF [Fonds mondial pour la nature], Indice planète vivante, on a voulu refaire le calcul et c’est difficile à faire pour le Québec, parce qu’il y a très peu de données », indique Dominique Gravel. Les résultats de leurs calculs (basés sur les données du WWF) ne montraient pas de déclin ni de croissance de la biodiversité au Québec. « Mais c’est à prendre avec énormément de bémols parce qu’on a beaucoup de retard, on n’a pas de bonnes données de suivi des populations menacées », note M. Gravel.

La tête dans le sable

« Ce qu’on ne connaît pas, ça ne fait pas mal », illustre Jérôme Dupras, professeur à l’Université du Québec en Outaouais (UQO) et chercheur à l’Institut des sciences de la forêt tempérée. Selon lui, le Québec se met parfois la tête dans le sable pour ne pas être confronté à certaines réalités en matière de biodiversité.

« Lorsqu’on connaît, par exemple, l’occurrence d’espèces menacées ou des systèmes sensibles, ça vient mettre des contraintes et des freins à d’autres activités qui sont en compétition. Disons qu’au niveau des connaissances, le gouvernement n’a pas investi énormément dans des observatoires et des infrastructures de suivi », ajoute-t-il. L’expert note cependant une réelle volonté de protéger la biodiversité. Il propose d’ailleurs que Québec se dote d’une politique nationale sur la biodiversité, pour en faire aussi un enjeu qui ne relève pas seulement du ministère de l’Environnement.

2,6 %

Sur les quelque 100 millions de dollars recueillis à ce jour par le gouvernement du Québec en compensation pour la destruction de milieux humides, à peine 2,6 % ont été dépensés pour la restauration ou la création de nouveaux milieux.

Source : ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques

6,5 %

Niveau de connectivité entre les milieux naturels dans le Grand Montréal, en 2010, comparativement à 45 % en 1966

Source : Rapport sur l’état de situation de huit espèces en situation précaire sur le territoire du Grand Montréal

Flore menacée ou vulnérable

12 plantes menacées par des activités humaines toujours sans protection

Au moins 12 des 26 espèces de plantes en péril que le gouvernement du Québec refuse de protéger à ce jour en dépit des recommandations de ses experts sont menacées par des activités humaines, d’après des documents obtenus par La Presse.

Drainage des terres, exploitation de carrières, étalement urbain et piétinement font partie des activités humaines qui menacent ces plantes rares et sans protection, indique un sommaire des recommandations du Comité aviseur sur la flore menacée ou vulnérable fourni par le ministère de l’Environnement.

La semaine dernière, La Presse a révélé que 24 espèces de plantes rares étaient « en attente » d’un statut de protection conforme aux recommandations du Comité.

Mais au moins deux autres espèces – l’hélianthème du Canada (Crocanthemum canadense) et le jonc longistyle (Juncus longistylis) – avaient été omises par erreur des tableaux transmis à ce moment par le ministère de l’Environnement après une demande d’accès aux documents des organismes publics, pour un total de 26 recommandations en attente.

Le Comité a recommandé un statut d’espèce « menacée » en vertu de la Loi sur les espèces menacées et vulnérables pour 9 des 12 espèces mises en danger par des activités humaines. Les espèces qui font l’objet d’une telle recommandation sont celles « dont la disparition est appréhendée », précise le Comité.

Les trois autres espèces devraient être désignées « vulnérables », c’est-à-dire que leur « survie est précaire même si la disparition n’est pas appréhendée », selon le Comité.

Les espèces en question

L’hélianthème est menacé par « l’aménagement forestier et potentiellement par l’exploitation de sablières » alors que le jonc est potentiellement menacé « par diverses activités humaines », selon le sommaire des recommandations du Comité.

La viorne litigieuse (Viburnum recognitum) est menacée « par le développement industriel et domiciliaire » tandis que l’élyme velu (Elymus villosus) est menacé « par le piétinement, l’aménagement de parcs urbains, l’expansion urbaine ».

L’oxytrope à folioles nombreuses (Oxytropis deflexa subsp. foliolosa) est « très sensible à d’éventuels travaux de voirie liés à la route 132 », en Gaspésie, et l’aster de Pringle (Symphyotrichum pilosum var. pringlei) pourrait être menacé par l’exploitation du calcaire en Montérégie.

Le Comité a recommandé dès 2010 que ces six espèces soient désignées comme menacées.

Le carex dense (Carex cumulata) est menacé par le « drainage des terrains périphériques » et « potentiellement par l’exploitation du substrat rocheux ». Le Comité a recommandé en 2011 qu’il soit désigné comme menacé.

Ses proches parents, le carex à feuilles capillaires (Carex atlantica subsp. capillacea), aussi menacé par le drainage, et le carex épineux (Carex echinodes), menacé par les activités de gestion d’un bois montréalais où se trouve la seule population connue au Québec, devraient aussi être désignés comme menacés, selon des recommandations du Comité faites en 2019.

Le céanothe d’Amérique (Ceanothus americanus) est potentiellement menacé par des activités humaines non spécifiées et le Comité a recommandé en 2010 qu’il soit désigné comme vulnérable.

Enfin, deux espèces – la drave à petits pétales (Draba micropetala) et la drave subcapitée (Draba subcapitata) – ont des populations sur des « territoires visés par des titres miniers actifs et où des mines sont en exploitation à proximité » et le Comité a recommandé en 2014 qu’elles soient désignées comme vulnérables.

Certaines espèces font face à d’autres menaces, comme le broutage des cerfs de Virginie ou la compétition d’espèces invasives.

Modernisation de la loi

« Il faut moderniser la Loi sur les espèces menacées et vulnérables et on souhaite que le gouvernement du Québec profite de la venue de la COP15 [sur la biodiversité] à Montréal pour annoncer son intention » de le faire, réclame Alain Branchaud, directeur général de la Société pour la nature et les parcs (SNAP Québec), face à ces nouvelles révélations.

Pas moins de 17 des 26 recommandations du Comité sont en attente depuis plus de 11 ans. Les plus récentes datent de novembre 2019.

Une modernisation de la Loi « permettrait de faire en sorte qu’on ait un processus d’évaluation et d’inscription à la loi qui soit transparent », selon M. Branchaud, et d’ainsi éviter qu’on laisse « traîner pendant 10 ans des espèces comme ça dans des consultations interministérielles qui n’en finissent plus ».

La Presse a demandé au ministère de l’Environnement les raisons expliquant les délais dans la mise en œuvre des recommandations visant chacune des espèces menacées par des activités humaines. Le Ministère n’a pas répondu à cette question.

La décision, prise par le Conseil des ministres, « prend notamment en considération les incidences sur les citoyens de même que sur les dimensions sociales, économiques, environnementales, territoriales et de gouvernance », explique cependant la porte-parole du Ministère, Caroline Cloutier.

« Il est préoccupant de constater que les enjeux de protection de l’environnement et de préservation de la biodiversité ne sont que des éléments parmi d’autres », réagit MAnne-Sophie Doré, avocate au Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE).

Mme Cloutier, du Ministère, rappelle que le gouvernement a désigné 11 nouvelles espèces menacées ou vulnérables par règlement plus tôt cette année à la suite des recommandations du Comité. Certaines faisaient face à des menaces imminentes de développement, précise-t-elle.

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