Québec doit lever les barrières à la pratique des infirmières praticiennes spécialisées

Selon une étude de l’Institut de la statistique du Québec, un peu plus d’un Québécois sur cinq présentera au moins un trouble mental au cours de sa vie.

La dépression et les troubles anxieux (ou « troubles mentaux courants ») sont les troubles les plus fréquents. Ils seraient d’ailleurs en augmentation, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), et la pandémie de COVID-19 risque fort d’accroître encore davantage les besoins en santé mentale.

Les données suggèrent que de 20 à 25 % des consultations en première ligne seraient liées à des troubles mentaux et que l’accès à des services est problématique presque partout dans la province. Par leur nombre et leurs compétences, les infirmières praticiennes spécialisées en soins de première ligne (IPSPL, les « superinfirmières ») du Québec sont maintenant en mesure d’aider le système de santé à répondre aux besoins en santé mentale, ce qu’il a une grande difficulté à faire actuellement.

Cependant, des modifications réglementaires en cours sont susceptibles d’empêcher les IPSPL de diagnostiquer et de soigner les troubles mentaux courants. Ces restrictions empêcheront une prise en charge intégrée des problèmes de santé physique et mentale de ces personnes vulnérables.

Elles entraîneront des références et des va-et-vient inutiles entre différents professionnels, avec pour conséquence une diminution de la qualité de la prise en charge en matière d’accessibilité et de continuité de soins. À l’inverse, permettre aux IPSPL de prendre en charge les troubles mentaux courants permettrait aux autres intervenants spécialisés en santé mentale de s’occuper des cas plus complexes (où les besoins sont majeurs). Ne pas utiliser ces professionnelles à leur plein potentiel nous prive donc collectivement d’un gain important en efficacité et en efficience.

Depuis l’intégration des infirmières praticiennes spécialisées (IPS) au réseau de la santé et des services sociaux du Québec, d’importantes restrictions législatives et réglementaires ont fortement limité le déploiement optimal de leur exercice. À ce titre, l’adoption de la loi 6 en mars 2020 est une avancée importante pour la profession infirmière et pour la population québécoise. Cette loi permet aux IPS du Québec de rattraper une part de l’écart historique qui existe entre leur champ d’exercice et celui de leurs consœurs pancanadiennes, notamment en les autorisant à poser un diagnostic. Le projet de Règlement sur les infirmières praticiennes spécialisées qui doit maintenant définir les paramètres de la pratique IPS et la mise en application de cette loi sera bientôt adopté par le gouvernement.

Ce qui nous inquiète profondément est qu’un règlement sur la formation et l’expérience clinique requises des infirmières pour l’évaluation des troubles mentaux datant de 2014 vienne entraver la capacité des IPSPL à diagnostiquer les troubles mentaux courants.

Nous demandons donc aux autorités impliquées, au premier chef au ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, de faire en sorte d’abolir cette limitation dans l’élaboration du projet de règlement sur les IPS. En effet, le Québec compte un grand nombre d’IPS compétentes qui peuvent répondre à des besoins énormes et grandissants en santé mentale ; il n’y a aucune raison de s’en priver. Ne pas permettre à toutes les IPS d’évaluer et de diagnostiquer les troubles mentaux courants va à l’encontre des données probantes issues de nos travaux de recherche, mais aussi à l’encontre des besoins actuels de la population et du réseau de la santé et des services sociaux.

Les IPS sont très bien formées pour une prise en charge globale des patients.

Le Québec compte actuellement plus de 700 IPS (on vise à en avoir 2000 en 2024) dont 562 sont des IPSPL. Depuis 2019, des IPS en santé mentale (IPSSM), une nouvelle spécialité, ont commencé à pratiquer. Il y en a 19 actuellement. De la même façon que l’existence des psychiatres n’empêche pas un médecin de famille de diagnostiquer et de traiter une dépression, le développement de ce nouveau rôle ne devrait pas limiter la capacité des IPSPL à diagnostiquer et à traiter les troubles mentaux courants. Les IPSPL ont les connaissances, les habilités et les compétences pour diagnostiquer et traiter de façon sécuritaire les problèmes physiques tout comme les troubles mentaux courants, comme cela se fait ailleurs dans le monde (de la même manière que les IPSSM ont les compétences pour diagnostiquer des troubles physiques).

Les IPS du Québec sont celles qui ont la scolarité la plus longue au Canada. Leur formation universitaire de deuxième cycle leur assure l’acquisition de compétences avancées en évaluation clinique, en raisonnement clinique et en gestion thérapeutique, et les outille adéquatement pour prodiguer des soins sécuritaires à la population selon leur spécialité. Les étudiantes IPS sont formées pour dépister les problèmes de santé mentale, proposer des approches thérapeutiques selon les guides de meilleures pratiques, reconnaître les limites de leur rôle et de leurs champs de pratique, et référer aux ressources appropriées si nécessaire.

Le Québec est la seule province qui limite autant la pratique de ses IPS ; les résultats de la recherche démontrent que cela doit changer. Ces derniers montrent qu’une législation et une réglementation moins restrictives pour les IPSPL permettent d’optimiser l’efficience des systèmes de santé et d’améliorer les résultats pour les patients. Des revues systématiques ont démontré dans plusieurs pays l’efficacité et l’efficience des rôles d’IPSPL. Par exemple, une étude récente conduite aux États-Unis qui comptait plus de 806 000 patients avec des maladies chroniques incluant des troubles mentaux a conclu que les résultats de soins des patients suivis par les IPSPL étaient similaires à ceux de leurs médecins partenaires. Un sondage récent nous indique également qu’une très grande majorité des Québécois sont à l’aise de se faire traiter et diagnostiquer par une IPSPL pour un problème de santé mentale.

Comme chercheurs, nous soutenons les objectifs du gouvernement d’améliorer l’accès au système de santé en utilisant les professionnels au maximum de leurs compétences tout en préservant la qualité et la sécurité des soins.

Les données issues de nos recherches nous montrent qu’il est impératif de réduire au maximum les contraintes réglementaires de la pratique des IPS afin d’améliorer l’accessibilité aux soins.

Nous demandons donc que le Règlement sur les infirmières praticiennes spécialisées montre explicitement que l’évaluation et le diagnostic des maladies incluent les maladies physiques et les troubles mentaux courants pour toutes les IPS, sans restriction. Nous pensons que la séparation de la santé mentale et de la santé physique dans la pratique des IPS restreint leur capacité à contribuer à l’efficacité du système de santé et constitue une barrière incompréhensible à nos yeux à la pratique de ces professionnelles.

* Signataires : Damien Contandriopoulos, professeur à la School of Nursing de l’University de Victoria ; Nancy Côté, professeure adjointe en sciences sociales au département de sociologie de l’Université Laval ; Andrew Freeman, professeur agrégé au département de réadaptation de l’Université Laval ; Christine Genest, infirmière et professeure agrégée à la faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal ; Emmanuelle Jean, professeure au département des sciences de la santé de l’UQAR et agente de développement du Consortium interrégional de savoirs en santé et services sociaux INTERS4 ; Kelley Kilpatrick, infirmière et professeure agrégée à la Chaire de recherche en sciences infirmières et pratiques innovatrices Susan E. French de l’école des sciences infirmières Ingram de l’Université McGill ; Lily Lessard, infirmière et professeure titulaire au département des sciences de la santé de l’UQAR ; Marie-Eve Poitras, infirmière et professeure au département de médecine de famille et médecine d’urgence, FMSS-Université de Sherbrooke ; Annie Rioux-Dubois, infirmière et professeure au département des sciences infirmières de l’Université du Québec en Outaouais

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