Opinion Boucar Diouf

Il « pleut » des virus sur la terre

Les virus sont des ancêtres dont l’origine remonte aux premiers balbutiements de la vie sur la planète.

C’est peut-être pour ça que leur empreinte est partout présente dans le vivant. Leur omniprésence se ressent jusque dans notre matériel génétique qui contient entre 5 et 8 % d’ADN viral. Si chaque virus contenu dans un corps humain était agrandi pour atteindre la taille d’une tête d’épingle, un adulte moyen mesurerait 150 kilomètres de hauteur. Et si on mettait bout à bout l’ensemble des virus qui se trouvent dans la biosphère, le chapelet s’étendrait sur une distance de 100 millions d’années-lumière, soit 1000 fois la largeur estimée de la Voie lactée. 

C’est en milieu marin que les virus sont les plus nombreux. Dans une seule cuillère d’eau de mer, il y a plus de particules virales que la population du continent européen au complet. 

Plus spectaculaire encore, il paraît que chaque fois que nous allons nager, nous absorbons plus d’un milliard de virus.

Comme les virus biosphériques sont aussi aéroportés, planent au-dessus de nous et retombent, il se dépose quotidiennement environ 800 millions de virus sur chaque mètre carré de surface terrestre. Autrement dit, nous habitons une planète sur laquelle il pleut constamment des virus.

Tous ces chiffres et révélations ne sont pas de Boucar, mais du virologue canadien de l’Université de Colombie-Britannique Curtis Suttle. Ce chercheur a trouvé cette façon bien imagée de nous montrer à quel point les vrais virus, et pas les virus informatiques, sont à la fois méconnus et largement représentés sur la planète.

Le virus véritable est une entité biologique que certains scientifiques ont de la difficulté à considérer comme un être vivant stricto sensu, parce qu’incapable de se reproduire par ses propres moyens. Aussi, pendant qu’une bactérie a tout l’outillage interne nécessaire pour sa reproduction, le virus qui veut se multiplier a besoin de pirater la machinerie d’une autre cellule.

Pour mieux visualiser ce phénomène, comme outil pédagogique, je propose ce scénario qui se joue un peu en bas de la ceinture. Désolé pour les oreilles (ou les yeux) sensibles, mais c’est la meilleure image que j’ai trouvée. 

Imaginez un petit extraterrestre capable de se fixer discrètement sur le sexe masculin et de l’utiliser comme moyen d’entrer dans le tractus génital de sa femme. Son souhait exaucé, le petit alien prend le contrôle du système reproducteur de l’épouse et le met au service de sa propre procréation. La femme qui pense couver un bébé investit alors temps et énergie pour mener à terme sa grossesse. Malheureusement, quand vient le temps d’accoucher, ce sont de nombreux petits extraterrestres qui sortent de son ventre et décampent immédiatement pour trouver d’autres amoureux à mettre au service de leur multiplication. C’est un peu ça que font les virus avec les cellules qu’ils parasitent. Grâce à un système de piraterie finement fignolé par l’évolution, ils convertissent les cellules infectées en mères porteuses au service de leur descendance.

On ignore presque leur existence, car ils sont invisibles et se font très discrets. Pourtant, les virus représentent une des entités biologiques les plus abondantes sur la planète. Aucune autre forme de vie, y compris les bactéries, n’est à l’abri de leur force de frappe. Heureusement, à part cette infinitésimale proportion qui nous cause des maladies, ils ne sont pas nos ennemis. Ils nous rendent même de grands services. Beaucoup de virus nous protègent indirectement en tuant des microbes nuisibles à notre santé. On les utilise aussi en immunologie clinique pour fabriquer des vaccins ou en virothérapie oncolytique pour détruire des cellules cancéreuses.

Il y a aussi leur rôle fondamental dans les écosystèmes marins qui mérite d’être souligné. En effet, les océans sont de gigantesques réservoirs de virus qui y jouent un rôle important dans le cycle du carbone. Les spécialistes des microbes océaniques pensent qu’il y aurait en moyenne 10 millions de virus par millilitre d’eau marine et qu’il s’y produirait environ 1023 infections virales par seconde. Ici, les virus semblent agir comme des justiciers pour garder les cycles des microbes en équilibre.

En ces temps de pandémie, il y a dans ce rôle de régulateur qui leur est attribué en milieu marin un concept dont je voudrais particulièrement vous parler. Ce concept bien connu des virologues marins, c’est l’hypothèse du « kill-the-winner » ou « tuer le gagnant ». Cette théorie élaborée en 1997 par deux chercheurs, Frede Thingstad et Risto Lignell, a de quoi faire réfléchir l’humanité. En effet, elle prédit que dans le grouillant monde microscopique des océans, lorsque les ressources sont limitées, les virus sévissent préférentiellement sur l’espèce la plus abondante et la plus compétitive.

En s’attaquant à ces gourmands qui accaparent les ressources sans partage, les virus redonnent à d’autres groupes de microorganismes la place qui leur revient et favorisent ainsi la biodiversité dans les écosystèmes.

Même s’il n’est pas un animal marin, il y a dans cette découverte de quoi faire réfléchir Sapiens qui, au nom de sa seule croissance économique, a massacré profondément en si peu de temps ce que la Terre a mis plus de 3,5 milliards d’années à construire. On gagnerait peut-être à se questionner de façon plus introspective devant ces salves virales de plus en plus fréquentes sur les incontestables grands gagnants de la création que nous sommes. Aujourd’hui, nous sommes dans cette position de domination fatale à la biodiversité que les virus n’aiment pas voir se produire dans le monde des microbes marins.

Moi, j’ai grandi dans une tradition animiste où on devait garder un œil sur les vivants et un autre sur les ancêtres qui pouvaient nous récompenser pour nos bonnes actions ou, au contraire, nous punir pour notre égoïsme et notre manque de respect envers le caractère sacré de la vie. Il se trouve que les virus et les bactéries font partie des ancêtres originels de la biodiversité planétaire. L’humanité, c’est l’étoile qui ne brille pas toujours par sa sagesse au-dessus de l’arbre généalogique de la vie. Peut-être qu’au-delà de cette confiance inébranlable à notre puissant cerveau trouveur de solutions, il faudrait écouter et décoder un peu plus sagement les messages parfois codés que nous envoie la nature en ces temps de turbulence écologique.

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