Comment former de « bons » Chinois

Le gouvernement chinois espère pousser un cran plus loin son contrôle sur la population. En imposant à grande échelle un système « de carottes et de bâtons », les autorités promettent de rendre la vie impossible aux personnes « indignes de confiance ». Le projet de « crédit social », qui rappelle par ses excès les dystopies angoissantes de la série Black Mirror, suscite bien des inquiétudes, a observé notre reporter. Un dossier de Marc Thibodeau

liste rouge, liste noire

Les entreprises chinoises utilisent de plus en plus les systèmes de points pour influencer le comportement de leurs clients. D’ici à 2020, l’État chinois entend s’inspirer du principe de punitions et de récompenses pour régir la vie de ses citoyens.

Pékin — Les grandes villes de Chine ont vu apparaître il y a quelques années des milliers de vélos en libre-service qui rendent le passage sur les trottoirs pratiquement impossible à certains endroits.

Le problème a atteint son apogée l’automne dernier lorsque l’une des firmes en cause, Bluegogo, a fait faillite sans recueillir l’ensemble de ses vélos.

Ses concurrents ont mis en place des mesures pour limiter le chaos et s’éviter du même coup des ennuis avec les autorités.

Mobike a annoncé qu’elle entendait renforcer un programme de pointage mis en place pour inciter ses clients à adopter un comportement exemplaire. La cote varie de 0 à 1000 et est recalculée chaque mois.

Ceux qui persistent à abandonner leur vélo après usage hors des carrés blancs marqués au sol sur plusieurs trottoirs voient leur score diminuer. La société se targue aussi, sans préciser sa méthodologie, de prendre en compte le comportement des usagers sur la route. Une promesse non négligeable dans la capitale, où la plupart des cyclistes se comportent comme si les piétons n’existaient pas.

Lorsque la cote tombe sous les 300 points, le coût d’utilisation est décuplé. Ceux qui atteignent le seuil des 700 points obtiennent à l’inverse des récompenses.

Qiu Yue, étudiante de 27 ans croisée sur le campus de l’Université de Pékin sur un Mobike, pense que le système de pointage constitue une « bonne solution » pour réguler le comportement des utilisateurs. « Les gens étaient moins disciplinés avant », relève-t-elle.

Un pointage de l’Amazon chinois

L’approche de la firme reflète l’initiative d’une division de la firme Alibaba, l’Amazon chinois, qui a lancé il y a cinq ans un service baptisé Sesame Credit.

La firme attribue à chacun de ses utilisateurs un score variant entre 350 et 950 points. Bien que la méthodologie utilisée ne soit pas précisée, il est connu qu’elle repose en partie sur l’historique d’achats des personnes ciblées, les données financières disponibles à leur sujet, leur réseau social ainsi que leurs « préférences comportementales ».

Un directeur technique a déjà déclaré, à titre indicatif, qu’une personne achetant des couches sera mieux perçue, à titre de parent, qu’une personne passant son temps à jouer à des jeux vidéo.

L’entreprise dispose d’une foule de données pour documenter le quotidien de ses clients, en plus du registre de leurs achats. Elle profite notamment du fait que la plupart des paiements en Chine, du moins dans les grandes villes, se font aujourd’hui par voie électronique par l’entremise d’applications comme Alipay, qui appartient à Alibaba, ou WeChat, la plus populaire.

Un visa comme récompense

Les personnes qui obtiennent une note élevée sur Sesame Credit ont accès à certains privilèges. C’est le cas notamment de Joy Zhang, une résidante de Shanghai âgée de 27 ans, qui se réjouit du service.

Récemment, elle a pu obtenir un visa pour Singapour grâce à une procédure simplifiée tenant compte de son score personnel, supérieur à 700 points. « Je l’ai eu une semaine après avoir soumis ma demande », souligne-t-elle avec satisfaction.

La jeune femme affirme qu’elle ne change pas son comportement de consommatrice pour tenter d’influer sur son score et ne conditionne pas le choix de ses amis virtuels en fonction de leur propre cote.

Bien qu’elle convienne que le système crée différentes classes d’utilisateurs, elle ne s’en émeut pas outre mesure. La société chinoise est inégalitaire, avec ou sans Sesame Credit, dit-elle. « Je ne pense pas que ça empire la situation », note Joy Zhang.

Une jeune enseignante rencontrée par La Presse a indiqué pour sa part qu’elle n’avait que faire du nombre de points attribués par une firme privée qui lui vend des produits, jugeant l’initiative « stupide ».

L’ambition de l’État

L’idée de conditionner le comportement des utilisateurs par un système de punitions et de récompenses figure aussi au cœur des objectifs d’un acteur d’une tout autre importance que Mobike et Alibaba, soit l’État chinois lui-même.

Dans la foulée de l’accession au pouvoir de Xi Jinping, le gouvernement a diffusé en 2014 un document dans lequel il a dévoilé son intention de mettre sur pied, pour 2020, un système de « crédit social » d’envergure nationale.

Le Mercator Institute for China Studies (MERICS), établi à Berlin, le décrit comme une « ambitieuse initiative basée sur les technologies de l’information » qui vise à créer un registre centralisé de données sur les individus et les entreprises susceptible d’être utilisé pour « surveiller, évaluer et changer leurs actions » à travers un système « de carottes et de bâtons ».

Le système entend résoudre un problème structurel en conférant aux Chinois une cote de crédit financière similaire à celles qui sont produites dans les pays occidentaux par des firmes privées comme Equifax. L’objectif est d’ouvrir aux Chinois les portes des institutions financières pour soutenir la croissance de la consommation et de l’économie.

L’évocation d’un volet « social » montre que l’ambition des autorités va cependant bien au-delà des considérations financières pour toucher, selon MERICS, « pratiquement tous les aspects de la vie quotidienne ».

Des projets pilotes

Le gouvernement a annoncé au fil des ans le lancement de projets pilotes dans quelques dizaines de villes qui explorent diverses approches. Quelques-unes utilisent un système de pointage dont la portée demeure pour l’heure limitée.

C’est le cas notamment de Rongcheng, dans le sud-est du pays, où l’administration note les citoyens de A à E en fonction de critères liés à leur comportement. Un homme qui a aidé un vieux couple à déménager reçoit cinq points, un autre qui a jeté négligemment de l’eau devant son immeuble en perd cinq, etc.

L’incidence du programme demeure limitée pour l’instant puisque plus de 90 % des citoyens reçoivent un A. La majorité ignore par ailleurs que le système est en place.

Bien que l’introduction d’un système de cotation « social » frappe l’imagination, rien n’indique dans les documents gouvernementaux qu’une telle approche sera retenue à l’échelle nationale, note un chercheur en poste à Pékin qui étudie de près la situation. Le régime communiste veut que toutes les informations relatives à un individu donné soient liées à un numéro d’identification central, mais ce chiffre ne correspond pas à une cote, dit-il.

L’initiative la plus indicative de ce qui s’en vient, selon lui, est le traitement réservé aux « mauvais payeurs » qui rechignent à s’acquitter de dettes reconnues en justice.

Ils sont normalement placés sur une liste noire et soumis à une longue série de sanctions. Impossible, par exemple, de réserver des billets pour utiliser les trains à grande vitesse qui relient les grandes villes du pays ou encore d’acquérir un billet d’avion. Ils se voient aussi interdire d’envoyer leurs enfants à l’école privée tant qu’ils n’ont pas fait face à leurs obligations.

La Cour suprême chinoise s’est félicitée récemment du fait que plus d’un million de personnes ont été amenées à acquitter leurs dettes grâce à la liste, qui est publique.

De multiples listes noires

Le chercheur rencontré par La Presse, qui a demandé de parler anonymement pour pouvoir s’exprimer librement, estime que les listes noires vont se multiplier pour couvrir les différents domaines que le gouvernement entend « assainir » par le système de « crédit social ». Des listes rouges seront parallèlement créées pour récompenser les individus et les entreprises jugés exemplaires.

Le risque, dit-il, est que les agences gouvernementales, profitant du système d’information centralisé qui se dessine, multiplient les ententes pour sanctionner de diverses manières les individus déclarés coupables d’une infraction dans un domaine précis et paralysent du même coup leur existence.

Le document officiel annonçant le système de crédit social indiquait que le système permettra aux citoyens dignes de confiance de « circuler librement sous le ciel » tandis que les personnes discréditées « auront du mal à faire un pas ».

Risques de dérive

Les risques de dérive politique d’une telle approche sont évidents et inquiètent les organisations de défense des droits de la personne.

Le gouvernement chinois réprime toute contestation depuis longtemps mais pourrait, grâce à son système de crédit social, raffermir son contrôle et conditionner les comportements sociaux d’une manière plus poussée, soulignent-elles.

L’engouement des Chinois pour les nouvelles technologies de communication facilite leur surveillance dans un environnement législatif déficient où l’État est libre de faire ce qu’il veut.

Joy Zhang reconnaît être mal à l’aise avec l’idée que le gouvernement puisse surveiller de plus en plus précisément sa vie privée.

Il s’agit malgré tout probablement de la meilleure méthode à suivre pour contrer la criminalité, relève-t-elle.

« De toute manière, je n’ai rien à me reprocher », conclut la jeune femme.

Black Mirror

Entre fiction et réalité

Plusieurs médias occidentaux ont cherché à établir un parallèle entre le système de crédit social chinois et un épisode de la série Black Mirror, dans lequel l’existence des citoyens est régie par une cote de popularité chiffrée. Jeremy Daum, chercheur de l’Université Yale à Pékin, note que l’évocation du comportement d’États méconnus comme la Chine et de dystopies comme celles présentées dans Black Mirror permet surtout aux sociétés occidentales de réfléchir à leurs propres peurs. « Ce que nous tirons de l’exercice en dit souvent plus long sur nous que sur l’objet de notre examen. » Quelles sont les technologies de Black Mirror susceptibles de voir le jour dans un avenir rapproché ?

Capter le quotidien

Dans un récent numéro, le magazine Business Editor a sollicité un chercheur de l’Institut du futur, Dylan Hendricks, qui juge plausible que les humains soient un jour capables d’enregistrer visuellement les événements survenant dans leur vie et de les stocker pour pouvoir les consulter ensuite sur demande, un peu comme dans l’épisode intitulé « Retour sur image ». Une firme, dit M. Hendricks, a notamment commercialisé des lunettes capables d’enregistrer 10 secondes de vidéo. Leur capacité est très limitée pour l’heure, mais elle pourrait être démultipliée dans les années à venir.

Changer l’ennemi

Dans l’épisode « Tuer sans état d’âme », basé sur l’utilisation de la réalité augmentée, une armée transforme l’apparence physique des ennemis afin de faciliter psychologiquement la tâche des soldats chargés de les éliminer. Dylan Hendricks relève que des chercheurs à l’Université Stanford travaillent actuellement au développement d’une technologie permettant de substituer virtuellement le visage d’une personne à celui d’une autre. La pratique pourrait faciliter la production de vidéos truquées et inquiète déjà les personnes qui craignent les conséquences des fausses nouvelles.

Des abeilles tueuses

Un troisième épisode, « Haine virtuelle », montre les suites tragiques de l’action d’un terroriste qui prend le contrôle d’abeilles robotisées pour tuer des personnes critiquées sur les réseaux sociaux. Des chercheurs inquiets de la création d’armes létales autonomes, capables de tuer sans intervention humaine directe, ont récemment produit un faux documentaire dans lequel une firme commercialise un petit drone doté d’une charge explosive meurtrière et d’un système de reconnaissance faciale lui permettant de cibler une personne précédemment identifiée. Un des chercheurs responsables a indiqué qu’un groupe d’experts qualifiés pourrait produire un tel appareil en quelques mois.

Le bras long de l’État

Les Chinois savent assez bien à quoi ils s’exposent s’ils critiquent les autorités. Et ceux qui vivent à l’étranger ont aussi l'impression d’être en liberté surveillée.

Le gouvernement chinois, sous la férule de Xi Jinping, a accentué au cours des dernières années ses efforts de répression interne pour décourager toute dissidence politique.

Il a aussi accentué la pression à l’étranger, au point d’insuffler la peur aux ressortissants du pays qui partagent leur temps entre la Chine et le monde occidental.

Un homme d’affaires vivant entre Pékin et l’Amérique du Nord a indiqué sous le couvert de l’anonymat, lors d’une rencontre avec La Presse, qu’il évitait sciemment de critiquer le régime en ligne, tant sur les applications gérées par les géants chinois de l’internet comme Tencent ou Alibaba que sur les sites de firmes étrangères comme Facebook ou Twitter.

« Si tu le fais, tu risques d’avoir des ennuis en rentrant de l’étranger », a indiqué le ressortissant chinois, qui s’inquiète de l’évolution du régime communiste et de la concentration du pouvoir entre les mains du président, Xi Jinping.

Le vote unanime du Congrès du peuple approuvant la levée de la limite de deux mandats présidentiels témoigne, dit-il, du manque de voix critiques au sein des institutions.

Les élites politiques sont toutes issues de la même école de pensée et la relève se situe dans la même lignée idéologique, alors qu’un nombre croissant de Chinois voyagent et s’exposent à d’autres façons de faire.

L’espace intellectuel dans le pays est beaucoup plus restreint qu’il ne l’était avant l’arrivée de Xi Jinping, souligne l’homme d’affaires, qui dit craindre l’incidence économique d’une guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis.

Faute de pouvoir faire entendre leur voix sur le plan politique, nombre de résidants du pays s’en tiennent à leurs affaires personnelles.

« Les gens sont concentrés sur l’argent, les gains, dit-il. Ils évitent de penser à la politique. »

Contrôle de l’information

Les efforts du gouvernement chinois pour contrôler la population passent aussi par une mainmise totale sur les médias, qui relaient à l’attention de la population locale une propagande sans nuance.

Peu de Chinois peuvent y échapper et accéder s’ils le désirent aux sites de grandes firmes américaines comme Facebook, Twitter ou Google. La situation explique notamment que nombre de jeunes Chinois n’ont jamais vu l’image célèbre de « Tank Man », un inconnu qui s’était mis courageusement dans le chemin de chars d’assaut se rendant à la place Tiananmen en 1989.

La chape de plomb idéologique qu’impose le régime n’empêche pas aujourd’hui les Chinois de passer de longues heures sur leur téléphone portable, en laissant des traces détaillées que les forces de l’ordre n’hésitent pas à consulter au besoin. « On ouvre la porte à tous les abus », conclut l’homme d’affaires.

Enlèvements à l’étranger

La crainte de Chinois vivant à l’étranger envers le régime communiste est alimentée notamment par une série d’enlèvements de ressortissants du pays survenus au cours des dernières années. Plusieurs organisations de défense des droits de la personne ont sonné l’alarme face à cette pratique. Le magazine Foreign Policy, qui établit un parallèle avec le programme d’enlèvements extrajudiciaires mené par les États-Unis dans le cadre de la « guerre au terrorisme », a récemment noté que les personnes ciblées sont recherchées pour des affaires de corruption ou des « crimes politiques plus nébuleux ». Pékin maintient depuis longtemps que les Chinois sont soumis à son autorité « où qu’ils vivent, travaillent ou étudient ».

« Je suis tellement chanceux de vivre dans une époque fabuleuse menée par un dirigeant fabuleux. »

— Yu Zighang, délégué du Congrès du peuple, cité par le Global Times le 19 mars après que les 2900 membres de l’organisation censée représenter le peuple chinois eurent voté à l’unanimité pour reconduire l’homme fort du régime, Xi Jinping, à la présidence. Le vote faisait suite à une réforme constitutionnelle qui lève la limite de deux mandats successifs, ce qui permet en théorie au président de demeurer en poste à vie.

« La démocratie chinoise démontre qu’elle constitue une solution de rechange viable à l’Occident. »

— Le quotidien chinois China Daily, dans sa version anglaise, a relevé le 20 mars dernier que le pays développe une « confiance sans précédent » envers sa propre définition de la démocratie. Les auteurs de l’article non signé, qui n’était pas dans la section éditoriale, ont souligné que l’approche occidentale ne fonctionne pas et a entraîné des décennies de trouble en Chine avant que le Parti communiste ne prenne le pouvoir et assure sa stabilité et sa croissance.

« Bien que de nombreuses personnes soient fières de la montée en puissance de la Chine, la croissance rapide de son industrie aérospatiale fait des envieux en Occident. L’essor du pays a toujours suscité l’envie et les tentatives de diabolisation. »

— Dans un éditorial paru au début du mois d’avril, le quotidien People’s Daily s’irritait du fait que des médias occidentaux se sont inquiétés de l’entrée incontrôlée dans l’atmosphère d’une station spatiale chinoise hors service. L’engin s’est finalement désintégré au-dessus de l’océan Pacifique sans faire de dommages ou de victimes.

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