le casse-tête

Prédite abondamment depuis le premier tour des législatives françaises, la victoire écrasante de l’extrême droite ne s’est pas concrétisée. C’est plutôt la gauche qui s’est imposée dans un suffrage où se sont dégagés trois blocs, ouvrant la porte à une cohabitation inédite, avec à l’Élysée un président affaibli, mais toujours vivant.

Le choc des blocs

Le Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen, qui se disait encore il y a quelques jours en position d’obtenir une majorité à l’Assemblée nationale, a dû ravaler ses ambitions à l’issue du deuxième tour des élections législatives françaises.

Alors que les sondages prédisaient presque à l’unanimité que la formation d’extrême droite remporterait le plus grand nombre de sièges, elle a été devancée dimanche par les partis de gauche réunis au sein du Nouveau Front populaire (NFP) ainsi que par la coalition centriste fidèle au président Emmanuel Macron.

Les résultats officiels du ministre de l’Intérieur indiquent que le NFP a recueilli 182 sièges, le camp centriste, 168 et le RN, 143.

Aucun des trois blocs n’a pu obtenir les 289 sièges requis pour la majorité absolue, ouvrant la porte à d’intenses tractations politiques pour tenter de jeter les bases d’un gouvernement stable.

Jean-Luc Mélenchon, chef de La France insoumise, formation de gauche radicale, a indiqué que le résultat était un « immense soulagement » pour le pays et s’est empressé d’exiger que le président Macron désigne un premier ministre issu des rangs du NFP.

Le chef de l’État, qui n’est pas obligé de procéder en ce sens à la lumière des résultats de dimanche, a fait savoir qu’il attendrait que la composition de la nouvelle Assemblée soit précisée pour « prendre les décisions nécessaires ».

« Alliance du déshonneur »

Le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, qui aspirait à devenir premier ministre d’un gouvernement majoritaire, a décrié le résultat du second tour en le présentant comme le résultat de « l’alliance du déshonneur » entre le NFP et la coalition centriste.

Les deux camps ont retiré les candidats arrivés au troisième rang au premier tour dans les circonscriptions où le RN était en tête de manière à éviter une division du vote susceptible de profiter à l’extrême droite.

Près de 200 candidats se sont pliés aux exigences du « pacte républicain », qui a pesé lourdement sur les résultats finaux.

Jean-Pierre Beaud, politologue à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) qui avait anticipé la troisième place du RN dans une récente analyse, note que la formation de droite radicale avait pratiquement fait le plein de voix au premier tour et a très peu bénéficié des reports de voix découlant des désistements.

Les comptes rendus médiatiques détaillant entre les deux tours les déclarations controversées de plusieurs candidats méconnus du RN ont « joué contre les efforts de normalisation » de Marine Le Pen, ajoute-t-il.

Jean-Yves Camus, politologue français qui codirige l’Observatoire des radicalités politiques, pense que le RN a erré par « excès de confiance » entre les deux tours.

« Jordan Bardella se comportait presque comme s’il était déjà premier ministre. Ce n’est pas comme ça que ça fonctionne. »

— Jean-Yves Camus, de l’Observatoire des radicalités politiques

La formation radicale, qui avait obtenu 33 % des voix au premier tour, n’a pas réussi, même si elle progresse, à imposer l’idée qu’elle est un parti comme les autres. « Une majorité de Français ne veut pas du RN […]. C’est un parti qui divise », relate-t-il.

Une victoire « différée »

Marine Le Pen a souligné dimanche que la victoire de son parti était simplement « différée » dans le temps et que la « marée continue de monter », malgré les efforts de ses opposants pour la contrer.

Elle a déclaré que le président Macron, qui avait convoqué des élections législatives anticipées en réaction à la victoire du RN aux élections européennes de juin, se trouvait désormais dans une « position intenable » sur le plan national.

M. Camus note que le chef de l’État est « affaibli », mais s’en tire mieux que prévu puisque la coalition centriste, qui comptait 245 sièges dans l’Assemblée sortante, a perdu environ 70 sièges, alors que certains sondages prédisaient son implosion.

L’absence de parti majoritaire ouvre la porte à une possible coalition, qui pourrait regrouper, dit l’analyste, les élus centristes, des élus de la droite traditionnelle réunis sous la bannière des Républicains ainsi que des députés socialistes et écologistes.

Le bloc du président appelle un tel scénario de ces vœux en insistant sur le fait qu’il n’est pas question d’intégrer La France insoumise, jugée trop radicale, dans les discussions.

Jean-Luc Mélenchon, qui a suscité de nombreuses polémiques, notamment par ses déclarations sur la guerre en Ukraine et le conflit israélo-palestinien, a déjà indiqué qu’il n’y aurait « aucun arrangement » du NFP avec le centre, mais rien ne dit qu’une partie de la gauche ne sera pas tentée par l’exercice, souligne M. Camus.

« Ils ont l’obligation de s’entendre. C’est bien pour ça qu’ils vont y arriver », note-t-il, tout en convenant que la tâche s’annonce difficile.

Une situation inédite

Le premier ministre sortant, Gabriel Attal, doit présenter sa démission ce lundi au chef de l’État, comme il est d’usage après les élections législatives, mais il a prévenu qu’il assumerait ses fonctions « aussi longtemps que le devoir l’exigera » pendant que la recherche d’un successeur suit son cours.

M. Beaud note que les membres du NFP prétendent pouvoir gouverner sans avoir la majorité absolue comme l’a fait le camp centriste d’Emmanuel Macron pendant quelques années en obtenant des appuis de circonstance, mais rien n’oblige le président, faute de majorité absolue, à donner suite à leur demande en désignant un premier ministre issu de leurs rangs.

« Par le passé, les cohabitations [entre président et premier ministre de familles politiques différentes] ont toujours été basées sur une majorité claire à l’Assemblée nationale. Là, nous sommes en terrain inconnu », relève le professeur de l’UQAM.

Il n’est pas impossible en cas de paralysie que le président – déterminé à rester en poste jusqu’en 2027 – propose de nommer un gouvernement de technocrates pour un an, jusqu’à l’échéance permise pour de nouvelles élections législatives.

« Mais ni la gauche ni le RN ne verraient sans doute cette possibilité d’un bon œil », conclut M. Beaud, témoignant des risques d’une instabilité durable.

Sans bras ni jambes, mais toujours debout

Emmanuel Macron souhaitait « clarifier » le paysage politique français avec ces législatives anticipées. A-t-il remporté son pari ? Réponses des politologues Jean Petaux et Olivier Ihl.

Aucune majorité absolue, trois blocs égaux, une coalition délicate en vue. Emmanuel Macron a-t-il obtenu ce qu’il souhaitait en déclenchant des élections ?

Olivier Ihl : Je pense que le résultat n’est pas complètement ce qu’il attendait. Il a sous-estimé la capacité de la gauche à s’unir très rapidement dans cette coalition. En revanche, il a très bien anticipé la force du « front républicain » qui a littéralement été meurtrier pour les candidats du Rassemblement national (RN). Ils ont perdu presque tous leurs duels.

Jean Petaux : Si son pari était de faire exploser le système pour en tirer les dividendes, il a échoué. Très clairement. Avant la dissolution, sa majorité était de 250 sièges, alors qu’aujourd’hui, son camp en compte 160, dans le meilleur des cas. Mais s’il voulait faire exploser le système sans se préoccuper de la suite, je pense qu’il a plutôt gagné.

Semi-victoire, alors ?

O. I. : Il sort personnellement affaibli. Mais les formations politiques qui constituent le bloc central [dont son parti Renaissance] gardent leur importance, voire un rôle décisif. Elles ont reculé, mais moins fort qu’on ne le pensait. On ne pourra pas faire sans eux pour espérer gouverner. Le bloc central demeure le point de gravité de la politique en France.

J. P. : Macron ne s’est pas ridiculisé dans cette affaire. Le fait que sa coalition réussisse à faire deuxième et ait dépassé le RN, c’est un résultat qui est très inattendu par rapport aux projections. Mais il est quand même touché. Il est un peu victime du syndrome des Monty Python. Il est comme le chevalier dans le film Sacré Graal, qui n’a plus de bras ni de jambes, mais qui continue à se battre…

Certains l’accusent d’avoir créé un « véritable foutoir » à l’Assemblée nationale.

O. I. : Je dirais que désormais, en l’absence d’une force politique pouvant gouverner toute seule, il va falloir qu’on entre dans un autre univers de pratique parlementaire. Les partis de gauche, du centre, de droite seront obligés de travailler ensemble. Ils vont être obligés de faire comme dans 23 autres pays européens, c’est-à-dire faire une coalition avec un programme de gouvernement. Des partis qui n’ont pas les mêmes idées vont devoir travailler ensemble. Ça n’existait pas sous la Ve République.

J. P. : Depuis que je suis la politique française, je n’ai jamais vu une telle fragmentation de l’Assemblée nationale. Parce que maintenant, vous avez trois blocs à peu près égaux qui se partagent environ 90 % des sièges de l’assemblée, avec 12 groupes parlementaires possibles. Il y a matière à faire une majorité, mais ce sera une carpe et un lapin qui font des petits. Cela dit, ce ne sera pas nécessairement une cohabitation de combat. Ce serait une majorité parlementaire qui serait gazeuse, fluide…

Quelle emprise gardera Emmanuel Macron sur cet éventuel gouvernement de coalition ?

O. I. : C’est vrai que c’est la fin de cette lecture verticale, personnelle, gaullienne du pouvoir. De ce point de vue, c’est la fin du macronisme. Là, c’est le Parlement qui reprend le dessus, c’est-à-dire que c’est son programme qui va s’imposer, celui qui va résulter des négociations entre le Parti socialiste, les Écologistes, le centre, peut-être une partie du parti Les Républicains. L’Élysée devra le mettre en œuvre. Cela dit, il garde pas mal de pouvoir. S’il n’est pas d’accord avec une loi, il peut demander une seconde lecture. Il peut discuter des priorités qui sont fixées par le gouvernement. Il reste chef des armées. Toute la politique de défense, c’est lui qui garde la main…

Aura-t-il plus d’ascendant si le bloc macroniste forme le socle de cette éventuelle coalition ?

O. I. : Oui, forcément. Mais attention, parce que les partis qui composent le groupe Ensemble, soit Renaissance, Horizon [d’Édouard Philippe] ou MoDem [Mouvement démocrate de François Bayrou], sont des partis dominés par des leaders qui pensent déjà à la présidentielle de 2027. Ces gens vont mettre un point d’honneur à montrer leur indépendance, leur autonomie. On voit déjà que Gabriel Attal et Édouard Philippe ont tourné la page de Macron. Ils réfléchissent au coup d’après qui arrive dans deux ans et demi.

Quelle suite pour le président de la République ?

J. P. : À la limite, il faudrait qu’il s’en tienne maintenant à la stricte application de la Constitution : le président préside et le gouvernement gouverne. Il faudrait qu’il arrête de se mêler de tout et qu’il laisse gouverner le pays par le futur premier ministre ou la future première ministre et la majorité parlementaire qui réussira à se constituer. Macron part à Washington cette semaine pour les 75 ans de l’OTAN. On peut imaginer qu’il demande au premier ministre Gabriel Attal [qui a offert sa démission dimanche] de rester à Matignon pour expédier les affaires courantes jusqu’après la séquence Jeux olympiques, puis qu’il laisse le Parlement se structurer en majorité. La nouvelle majorité lui proposera un nom de premier ministre qui sera susceptible de recueillir une majorité parlementaire. Mais on risque de bien rigoler, parce que les Français ne savent absolument pas négocier…

La Presse à Paris

« On a échappé au pire »

Dans la capitale française, qui a voté à moins de 15 % pour le Rassemblement national (RN) au premier tour, les résultats du second tour sont accueillis avec surprise et, surtout, avec soulagement.

Sur la place de la République, point de rendez-vous habituel des militants de gauche à Paris, l’heure est, contre toute attente, aux réjouissances. Alors que tous les sondages prédisaient une arrivée en tête du Rassemblement national, c’est l’alliance des partis de gauche, le Nouveau Front populaire, qui a obtenu le plus de sièges lors de ce deuxième tour des élections législatives. Le parti d’extrême droite, lui, n’est arrivé que troisième, derrière la coalition centriste du président Emmanuel Macron. Un renversement politique que personne, ou presque, n’avait vu venir.

« On était venus pour pleurer avec les gens, et finalement, on a vu tout le monde applaudir et crier de joie. » Quelques minutes après l’annonce des résultats, Théo Nankou, étudiant en informatique et militant de gauche, n’est toujours pas revenu de sa surprise. « On a vraiment le sentiment d’avoir échappé au pire, même si le RN a eu beaucoup de sièges. »

L’ambiance bon enfant qui règne sur la place tranche avec celle plus pessimiste et revendicatrice observée lors des rassemblements des dernières semaines. Les voitures qui passent à côté de la place klaxonnent joyeusement pour saluer les manifestants, et aux slogans militants se sont ajoutés des chants de célébration tirés du registre des matchs de football. Quelques manifestants lancent même des feux d’artifice, à partir de la statue de Marianne monumentale qui trône au centre de la place.

« C’est comme la Coupe du monde de 1998 », s’émerveille Dounia Aït Mouhoub. Cette étudiante en éducation spécialisée de 23 ans, venue avec un drapeau du parti de gauche La France insoumise, ne cache pas son enthousiasme.

« J’ai pleuré quand j’ai vu les résultats… Non seulement on a réussi à faire barrage au RN, mais avec la gauche au pouvoir, on va voir notre vie changer. Personne ne s’attendait à ça. »

— Dounia Aït Mouhoub

S’il réussit à former un gouvernement, ce qui n’est pas gagné d’avance, le Nouveau Front populaire aura probablement de la difficulté à faire adopter l’ensemble de son programme, très marqué à gauche. Bien qu’arrivée en première place, l’alliance formée de quatre partis est loin d’avoir la majorité absolue et aura besoin d’alliés à l’Assemblée nationale pour gouverner ou faire adopter des lois. « Moi, je suis favorable à un gouvernement de coalition avec Macron. De toute façon, le programme du Nouveau Front populaire est un peu trop radical pour moi », explique Nicola Cocco, une sympathisante socialiste rencontrée un peu plus loin dans la foule.

Venu observer la manifestation en retrait, Konstantinos Maureas, 60 ans, refuse de se réjouir trop vite. « On oublie que le RN a obtenu un nombre inédit de sièges, c’est une victoire triste », déplore le propriétaire de restaurant, qui a toujours voté à gauche.

« Si ça continue comme ça, Marine Le Pen va prendre le pouvoir dans trois ans, c’est inévitable. »

— Konstantinos Maureas

À la fin de la soirée, des affrontements ont eu lieu entre les manifestants de la place de la République et les forces de l’ordre, qui ont dispersé la foule au moyen de gaz lacrymogènes. Au total, plus de 5000 policiers ont été déployés à Paris en marge des élections.

« Le vrai perdant, c’est Emmanuel Macron »

Plus au sud, dans le quartier très chic de Saint-Germain-des-Prés, les résultats sont accueillis de manière plus prudente. Dans cette circonscription, c’est un candidat du parti d’Emmanuel Macron qui a été élu, alors que le camp présidentiel est sorti affaibli de ce scrutin à l’échelle nationale.

Pour Herouan Durant, cadre en informatique d’une cinquantaine d’années, l’heure est résolument à l’inquiétude.

« Pour moi, la gauche au pouvoir, c’est le scénario du pire. J’ai peur de Jean-Luc Mélenchon, que je trouve violent, et j’ai peur de leur programme économique qui va mener le pays à la ruine. »

— Herouan Durant

Même s’il a voté pour Emmanuel Macron à la dernière présidentielle, il en veut au président d’avoir dissous l’assemblée après les élections européennes. « Ça nous a forcés, nous les électeurs, à faire des choix entre les extrêmes ! », s’exclame-t-il. Sympathisant du parti de droite traditionnelle Les Républicains, il admet qu’il aurait préféré que le RN arrive au pouvoir plutôt que le Nouveau Front populaire. « Le vrai perdant de cette élection, c’est Emmanuel Macron », analyse-t-il.

À quelques rues de là, Alexandre Marin, rencontré à la sortie d’un cinéma du Quartier latin, se montre beaucoup plus optimiste. Même si ce lobbyiste dans le secteur de l’alimentaire, qui se décrit comme libéral, a voté pour un candidat d’Emmanuel Macron, il croit qu’un gouvernement de coalition avec la gauche sera bénéfique.

« En Europe, la plupart des pays sont gouvernés par des coalitions, et ça fonctionne très bien. » Même s’il trouve son programme économique irréaliste, le trentenaire ne voit pas de problème à ce que le Nouveau Front populaire nomme un premier ministre. « L’important, pour moi, c’est que le RN ait été battu. »

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