La jungle boursière du pot

À deux jours de la légalisation du cannabis au Canada, la fébrilité reste palpable en Bourse alors que des titres comme Canopy Growth et Hexo ont doublé de valeur cette année. Des investisseurs nous donnent leur avis sur ce marché volatil.

« Il y aura des problèmes »

« Dans un an, on parie que le secteur sera moins cher qu’aujourd’hui ? », lance le gestionnaire de portefeuille André Chabot.

Chef des investissements chez Triasima à Montréal, il est bien placé pour parler de l’industrie de la marijuana. La firme de gestion de portefeuille qu’il a cofondée détient depuis février une participation de plusieurs millions de dollars dans Canopy Growth, le plus important producteur de pot au pays.

Triasima a aussi investi le printemps dernier dans Aurora Cannabis – le deuxième acteur canadien en importance dans le secteur –, mais la firme a vendu cette position rapidement.

Le marché boursier du cannabis est tout feu tout flamme depuis un an au Canada. Plusieurs titres ont doublé de valeur. Est-il encore temps ?

« Il fallait acheter des actions il y a un an. Pas maintenant. Le petit investisseur achète trop tard, c’est typique. Il achète les nouvelles d’hier. »

— André Chabot, chef des investissements chez Triasima

Chez Gestion Palos, le président Charles Marleau soutient que le marché semble escompter la perfection. « C’est dangereux. Au moindre spasme, c’est certain qu’il y aura une correction des titres », dit ce gestionnaire de portefeuille. Sa firme détient depuis plusieurs mois déjà une participation dans Hexo, producteur de pot de Gatineau.

« L’argent facile à gagner sur un mouvement haussier a déjà pas mal été réalisé », croit de son côté Voicu Valentir, président du Groupe Cavaliro, firme d’investissement de Laval.

« Dans un horizon de deux mois à un an, il y aura un retour en arrière pour les titres du secteur », ajoute André Chabot.

La réalité

Les investisseurs aguerris ont tous déjà entendu l’expression « acheter la rumeur et vendre la nouvelle », un adage répété depuis la nuit des temps sur Wall Street et Bay Street.

« Le stade de la rumeur se termine mercredi avec la légalisation. La réalité va entrer en scène. Les attentes sont élevées et lorsque les entreprises vont rapporter de façon trimestrielle que leurs ventes n’augmentent pas tant que ça et qu’il va devenir clair que ça sera long avant d’atteindre la rentabilité, il y aura des déceptions et le secteur va se replier. Il y aura alors de meilleurs points d’entrée », dit André Chabot.

Lorsqu’on observe la « volatilité démesurée » des titres de cannabis et qu’on voit les « spectaculaires bonifications de cibles » des analystes, l’environnement rappelle immanquablement l’automne de 1999, souligne le stratège Martin Roberge, chez Canaccord, dans une note publiée plus tôt ce mois-ci.

« Il y aura des problèmes de logistique, d’agriculture, etc. On s’attend à voir des problèmes. Il y aura des corrections et les marchés vont fluctuer en fonction des ventes et des problèmes. »

— Charles Marleau, président de Gestion Palos

Si un petit investisseur souhaite absolument avoir une exposition au secteur, Voicu Valentir recommande d’investir dans un fonds négocié en Bourse concentré dans le cannabis.

Il prévient qu’il faut surveiller les nouvelles émissions dans le marché américain, car il s’attend à voir une rotation vers les États-Unis de l’argent investi dans les titres liés à la marijuana. Il s’inquiète par ailleurs du nombre de bons de souscription accordés par les entreprises du secteur et de la dilution qui s’ensuivra lorsque ces bons seront exercés par leurs détenteurs. Un bon de souscription donne le droit d’acheter une action à un prix et dans un délai préétablis. 

« Pour plusieurs entreprises, Aurora, par exemple, les bons de souscription font partie du modèle d’affaires », déplore-t-il.

Jusqu'à 10 milliards par année

Le marché canadien du cannabis pourrait rapporter dans son ensemble jusqu’à 10 milliards de dollars en recettes annuelles, pensent des dirigeants d’entreprise du secteur, notamment ceux du producteur de pot de Gatineau Hexo.

« Plusieurs secteurs de l’économie vont en bénéficier. Ça va se refléter sur le PIB », dit Charles Marleau. Il cite l’exemple de Loblaw et de sa filiale Shoppers Drug Mart (Pharmaprix au Québec), qui vient d’obtenir sa licence de producteur de cannabis à des fins médicales.

L’occasion est « énorme » pour les producteurs de pot, selon lui. « La légalisation du cannabis est une révolution. Le marché international pourrait éventuellement justifier les évaluations. Constellation Brands [notamment propriétaire de la marque de bière Corona] a injecté beaucoup d’argent dans Canopy. Les dirigeants n’ont pas fait ça juste pour le marché canadien. Ils voient un marché international », dit Charles Marleau.

« Ça pourrait devenir un marché considérable, car les applications médicales potentielles pourraient devenir très importantes », ajoute André Chabot.

Les autorités en valeurs mobilières signalent des lacunes

Les entreprises canadiennes menant des activités liées au cannabis sont critiquées par les autorités en valeurs mobilières du pays pour d’importantes lacunes en matière de divulgation. Un rapport publié la semaine dernière demande que la qualité de l’information présentée soit rehaussée. L’information communiquée par 70 émetteurs assujettis menant des activités dans le secteur du cannabis a été examinée. Les producteurs autorisés n’ont souvent pas présenté suffisamment d’information pour qu’un investisseur comprenne leur performance financière, est-il révélé, et 74% des émetteurs menant des activités liées à la marijuana aux États-Unis n’ont pas fourni assez d’information sur les risques associés à ces activités pour respecter les attentes à cet égard, précise-t-on.

Cinq questions à un expert

Fort d’un actif sous gestion de 4 milliards de dollars, Gestion de portefeuille Triasima a débloqué plusieurs millions gérés pour sa clientèle institutionnelle afin d’investir dans le secteur du cannabis, dans Canopy Growth notamment. Questions-réponses avec le chef des investissements chez Triasima, André Chabot.

Qu’est-ce qui vous a convaincu d’investir dans le pot ?

Nous étudions les titres sous trois angles : nous faisons une réflexion fondamentale, nous appliquons des filtres quantitatifs et nous étudions la tendance du titre. Au niveau fondamental, on estimait, et on estime toujours, que l’industrie est viable et promise à un futur intéressant. On aimait aussi le fait que Canopy était déjà le plus gros et que l’entreprise établissait des ententes de distribution avec des organismes, certains à l’étranger. Ce dernier point assure que des ventes futures se matérialiseront. La tendance était très positive, mais notre outil quantitatif ne cotait toutefois pas bien le titre.

Utilisez-vous les mêmes critères d’évaluation que pour les autres secteurs ?

Oui. Sauf qu’ici, nous avons une industrie en croissance et potentiellement très importante. Alors on peut payer plus cher. Mais malgré la croissance attendue, les titres sont coûteux. On regarde Canopy de la même façon qu’on regarde la Banque Royale : la valeur et la croissance, puis on ajuste le tout en fonction des résultats futurs.

Parlez-nous un peu du secteur.

Ils sont plus de 100 producteurs de pot au pays. C’est beaucoup. Au fil des années, il y aura de la consolidation. Les gros vont manger les petits. Si on est déjà le plus gros, on risque d’être le consolidateur, de grandir et non pas de disparaître. Pour Canopy, c’est un élément clé de la performance future du titre. Être le plus important à ce stade-ci, ça compte. Au début, beaucoup d’entreprises vivent d’espoir. La plupart d’entre elles vont finir par disparaître en mettant un terme à leurs activités, en déclarant faillite ou en étant absorbées. Pour les éventuels survivants, à long terme, on peut défendre les évaluations actuelles.

Pourquoi les investisseurs institutionnels boudent-ils le pot ?

La plupart des investisseurs institutionnels n’y sont pas parce que c’est un secteur controversé. Le monde de la gestion de portefeuille est un monde plus conservateur et nos clients sont conservateurs. Nos clients sont des caisses de retraite, notamment. Ils ne sont donc pas les premiers à embarquer dans de nouvelles industries qui deviennent spéculatives. Que ce soit le bitcoin, le cannabis ou des titres très agressifs comme Valeant, il y a quelques années, lorsque le titre grimpait sans cesse. La plupart des gestionnaires de portefeuille au pays évitent ce genre de choses.

Comment la relation-client se gère-t-elle ?

Nous avons des politiques de placement discrétionnaire. Par exemple, si un client nous demande de battre l’indice S&P/TSX, on va investir en utilisant les titres qui composent l’indice. Canopy était dans l’indice. Nous n’avons donc pas besoin de demander la permission, car il est sous-entendu qu’on peut le faire. Il y a toutefois des clients qui vont interdire d’investir dans le pot de la même façon que certains peuvent interdire d’investir dans une entreprise qui fabrique du tabac ou de l’armement. Ça devient un critère d’exclusion propre à chacun.

Trois conseils d’investissement

Investir dans un chef de file

« Il s’agit d’une nouvelle industrie. Il faut tabler sur l’hypothèse qu’on achète un des survivants. Il faut se concentrer sur les acteurs importants. À moins qu’on ait beaucoup de connaissances au sujet d’une entreprise de plus petite taille dont on est convaincu qu’elle va bien faire », dit André Chabot, chef des investissements chez Triasima.

L’entreprise doit avoir les moyens de ses ambitions

« On veut investir dans une entreprise qui est très bien capitalisée, qui a l’argent pour exécuter son plan d’affaires. Une entreprise qui donne des prévisions réelles, et non pas blue sky », dit Charles Marleau, gestionnaire de portefeuille chez Gestion Palos.

Reconnaître le bon entrepreneur

« Il faut une équipe de gestionnaires conservatrice qui est en place pour la croissance, et non pour faire un coup d’argent rapide. Il faut trouver l’entrepreneur en qui avoir confiance », dit Charles Marleau, gestionnaire de portefeuille chez Gestion Palos.

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