Afghanistan

DES MILITAIRES CANADIENS ONT SEMÉ LA TERREUR

À six mois des élections fédérales, le dossier du traitement des prisonniers afghans revient hanter le gouvernement Harper. Des policiers militaires canadiens déployés en Afghanistan ont instauré un climat de terreur durant deux mois dans le centre de détention sous leur responsabilité à la base militaire de Kandahar, en décembre 2010 et janvier 2011. L’objectif était de contraindre la quarantaine de prisonniers afghans à dévoiler des informations permettant de déjouer les plans des insurgés talibans, révèle une enquête de quatre mois de La Presse.

CONVENTIONS DE GENÈVE

Les Conventions de Genève sont des traités internationaux qui établissent les règles du droit humanitaire en cas de conflit armé. On y précise les obligations des soldats durant les conflits, la protection qui doit être accordée aux blessés et aux prisonniers de guerre de même qu’aux civils et à leurs biens. Le Canada est signataire des Conventions de Genève.

MANDAT DE LA POLICE MILITAIRE

La Police militaire a comme mandat d’assurer « le respect des lois et des règlements » au sein des Forces armées et de la Réserve, que ce soit au pays, dans les bases des Forces armées canadiennes ou durant les missions des soldats canadiens à l’étranger. Elle est dirigée par le Grand Prévôt, qui rend des comptes à son supérieur direct, le vice-chef d’état-major des Forces armées canadiennes. Elle compte quelque 1250 membres à temps plein, ce qui fait d’elle l’un des plus importants services de police du Canada.

LE SERVICE NATIONAL DES ENQUÊTES

Le Service national des enquêtes (SNE) des Forces canadiennes est une unité de la Police militaire. Il a pour mandat d’enquêter sur les dossiers « de nature grave et délicate touchant les biens et le personnel du ministère de la Défense nationale, ainsi que les membres des Forces armées canadiennes en service au Canada et dans le monde », peut-on lire sur le site du SNE.

Enquête de la CPPM ?

La porte-parole de la CPPM, Karen Flanagan McCarthy, a expliqué que les plaintes anonymes représentent « des défis significatifs » pour la Commission, car il est impossible de communiquer avec le plaignant pour déterminer s’il serait dans l’intérêt public de lancer une enquête sur des événements qui ont lieu au-delà du délai d’un an prévu pour déposer une telle plainte en vertu de l’article 250.2 de la Loi sur la défense nationale. Toutefois, aux termes de la loi, le président de la Commission peut décider, « à sa discrétion, qu’il est dans l’intérêt public d’instituer une enquête indépendante sur une plainte ». Michel Séguin, un ancien policier de la Gendarmerie royale du Canada, est le président par intérim de la Commission. Sur son site internet, la Commission précise d’ailleurs que les personnes désirant dénoncer des gestes condamnables « n’ont pas à présenter de preuve au soutien de leurs allégations lors du dépôt de leur plainte ».

COMMISSION D'EXAMEN DES PLAINTES CONCERNANT LA POLICE MILITAIRE

Créée en 1999 par le Parlement canadien, la CPPM a pour mandat de réviser les plaintes concernant la conduite d’un policier militaire et de faire enquête sur celles-ci. Elle peut aussi enquêter sur les allégations d’ingérence dans des enquêtes menées par des policiers militaires. Elle formule des recommandations et présente ses conclusions directement aux hauts dirigeants de la police militaire et de la Défense.

Afghanistan

Climat de terreur au centre de détention canadien

OTTAWA — Des policiers militaires canadiens en mission en Afghanistan ont instauré un climat de terreur dans le centre de détention sous leur supervision de la base de Kandahar sans jamais être sanctionnés par le ministère de la Défense, a appris La Presse.

Selon nos informations obtenues après quatre mois d’enquête auprès de sources gouvernementales canadiennes, les faits se sont produits en décembre 2010 et janvier 2011, tandis que la mission de combat des soldats canadiens tirait à sa fin en Afghanistan.

Une quarantaine de prisonniers afghans se trouvaient alors au centre de détention de la base militaire de Kandahar. Suivant les instructions de leurs supérieurs, des policiers militaires canadiens ont effectué des « entrées dynamiques » dans les cellules. Leur objectif était de contraindre les prisonniers à dévoiler des informations pouvant permettre aux troupes canadiennes et à leurs alliés occidentaux de contrer les menaces des insurgés talibans ou de trouver des caches d’armes.

Les incursions des policiers militaires ont été filmées, les cellules du centre de détention de Kandahar étant munies de caméras de surveillance, selon nos informations.

En vertu du droit international humanitaire, la torture, les traitements cruels ou dégradants sont formellement interdits. L’article 3 commun aux Conventions de Genève prohibe, en tout temps et en tout lieu, « les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices », entre autres choses. Il prohibe aussi « les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants ».

RÉCIT DES FAITS

Au début de l’opération, les policiers militaires ont fait irruption dans des cellules inoccupées, tout juste à côté des cellules abritant les prisonniers afghans.

En moyenne, on comptait de six à huit prisonniers par cellules. Le but était de créer graduellement un climat de haute tension. Les policiers militaires effectuaient leur entrée dans le centre de détention, sans avertissement, à tout moment de la journée et en hurlant afin de maximiser l’impact et l’effet de surprise.

Mais après une dizaine d’incursions sans obtenir d’informations jugées cruciales, les policiers militaires ont modifié leur stratégie, à la demande de leurs supérieurs. Un soir de janvier 2011, ils ont fait irruption dans les cellules habitées en portant leur casque militaire et munis d’un bouclier et d’un bâton. Certains policiers étaient armés. Ils ont plaqué des prisonniers au sol ou contre le mur en criant. Le climat de terreur a alors atteint son paroxysme : certains prisonniers ont été terrifiés au point de déféquer et d’uriner dans leurs vêtements.

Aucune de ces informations n’avait jusqu’ici été rendue publique.

PREMIÈRE ENQUÊTE

La Presse a appris qu’une plainte formelle avait été acheminée à l’époque au Service national des enquêtes (SNE) des Forces canadiennes et que les incursions dans les cellules avaient pris fin par la suite. Une équipe de cinq enquêteurs du SNE a examiné ces événements. Leur enquête a duré plus de deux mois. Les enquêteurs ont rencontré au mois une trentaine de membres de la police militaire à la base de Kandahar. Leurs dépositions ont été enregistrées.

Cette enquête n’a donné lieu à aucune accusation. Des accusations auraient entraîné la tenue d’une cour martiale – un processus qui a lieu en public.

Le porte-parole du SNE, le major Yves Desbiens, a confirmé que le SNE a mené une enquête dans la foulée des incidents survenus au centre de détention de Kandahar. « Le 30 janvier 2011, le Service national des enquêtes des Forces armées a entrepris une enquête après que des rapports de mauvaise conduite durant des exercices de la police militaire au centre de détention de Kandahar eurent été portés à son attention. La Police militaire des Forces armées prend les allégations de mauvaise conduite au sérieux », a dit le major Desbiens.

« Le 18 avril 2011, après une enquête approfondie et complète, le SNE a conclu que les preuves ne justifiaient pas le dépôt d’accusation. Les détails précis de cette enquête sont protégés par la Loi sur la vie privée et ne peuvent donc être divulgués », a-t-il ajouté dans un courriel.

Peter MacKay était ministre de la Défense à l’époque. Sous le couvert de l’anonymat, une source gouvernementale proche de M. MacKay, qui est aujourd’hui ministre de la Justice, a soutenu que ce dernier « n’était pas au courant » de toute cette affaire.

NOUVELLE PLAINTE

La Presse a aussi appris que la Commission d’examen des plaintes concernant la police militaire (CPPM) a été saisie d’une nouvelle plainte en février dernier relativement à ces incidents survenus à la base militaire de Kandahar il y a quatre ans. La CPPM a reçu la liste des noms des principaux acteurs de ces événements, y compris l’identité des supérieurs de la police militaire qui auraient donné les ordres de terroriser les détenus ainsi que les détails précis des événements. La plainte a été faite de manière anonyme. La CPPM donne cette possibilité aux individus afin de faciliter la dénonciation de gestes répréhensibles qui pourraient être commis par des membres des Forces armées canadiennes.

La CPPM a toutefois refusé de confirmer ou de nier qu’elle avait reçu une telle plainte. « La Commission ne confirme pas, ni nie la réception de plaintes. La Commission informe le public d’une plainte seulement dans les cas pour lesquels le président lance une enquête d’intérêt public ou une audience », a indiqué par courriel Karen Flanagan McCarthy, agente de communications de la CPPM.

Un feuilleton en dix dates

Le climat de terreur au centre de détention de la base militaire de Kandahar a atteint son paroxysme au moment même où les partis d’opposition pressaient le gouvernement Harper de faire preuve de plus de transparence dans le dossier de la torture des prisonniers remis aux autorités afghanes par les troupes canadiennes. Voici une chronologie de ces événements.

NOVEMBRE 2009

Richard Colvin, un ancien diplomate canadien en poste en Afghanistan en 2006 et en 2007, affirme avoir alerté à plusieurs reprises les hauts responsables canadiens en disant que les prisonniers transférés aux autorités afghanes par les soldats canadiens seraient probablement torturés. Il avait aussi affirmé que plusieurs des prisonniers étaient innocents, et que le gouvernement Harper avait même tenté de camoufler cette histoire et de l’empêcher de parler. Un long bras de fer éclate entre les conservateurs, minoritaires, et les partis de l’opposition, pour que le gouvernement remette 40 000 pages de documents sur ces transferts.

DÉCEMBRE 2009

Au moment où les yeux du monde se tournent vers le Canada, hôte des Jeux olympiques de Vancouver, Stephen Harper décide de proroger le Parlement, après que les partis de l’opposition eurent adopté une motion exigeant le dépôt des fameux documents.

MARS 2010

La Chambre des communes reprend ses travaux. Invoquant des motifs de sécurité nationale, le gouvernement continue à s’opposer à la divulgation de ces documents.

AVRIL 2010

Dans une décision historique, le président de la Chambre des communes de l’époque, Peter Milliken, statue que le gouvernement Harper viole le privilège des parlementaires en refusant de leur remettre les documents. Cette décision ouvre la porte au dépôt d’une motion de censure pour renverser le gouvernement conservateur.

MAI 2010

Le gouvernement Harper accepte finalement de créer un comité spécial formé de députés. Le NPD qualifie ce comité d’artifice et il refuse d’y participer. Ce comité est demeuré actif pendant un an, soit jusqu’à la campagne électorale déclenchée en mars 2011.

3 MARS 2011

Quelques jours avant le déclenchement des élections fédérales, le Bloc québécois accuse les conservateurs de se traîner les pieds au comité spécial, étant donné qu’aucun document non censuré n’a été rendu public. Le chef bloquiste Gilles Duceppe brandit alors la menace que son parti se retire du comité.

25 MARS 2011

Le gouvernement Harper est renversé par les trois partis de l’opposition sur une motion d’outrage au Parlement en raison de son refus de dévoiler les coûts de certaines de ses mesures, comme l’achat des avions de chasse et son durcissement de la justice criminelle.

2 MAI 2011

Le Parti conservateur est reporté au pouvoir avec une majorité des sièges à la Chambre des communes.

30 MAI 2011

Le premier ministre Stephen Harper effectue une visite surprise dans la région de Kandahar, en Afghanistan. La visite survient deux mois avant la fin de la mission de combat des 2500 soldats canadiens à Kandahar.

23 JUIN 2011

Le ministre des Affaires étrangères, John Baird, et son collègue de la Défense, Peter MacKay, déposent une partie des documents déclassifiés sur le traitement de détenus en Afghanistan, soit 4218 pages en tout, après que deux anciens juges de la Cour suprême et les députés du comité spécial eurent épluché à huis clos quelque 40 000 pages de documents. « Le Canada tient son engagement de respecter ses obligations internationales ; le traitement et le transfert des prisonniers talibans ont été réalisés en pleine conformité avec celles-ci », déclare John Baird. Mais les partis de l’opposition ne sont pas du même avis. « Manifestement, on n’a pas toute la vérité. On n’en sait pas vraiment beaucoup plus », laisse tomber la néo-démocrate Hélène Laverdière.

Deux enquêtes sur la police militaire

La Commission d’examen des plaintes contre la police militaire (CPPM) s’est déjà penchée à deux reprises dans le passé sur la conduite des membres de la police militaire alors qu’ils accompagnaient les soldats des Forces armées canadiennes durant leur mission en Afghanistan.

2008

AMÉLIORER L’INDÉPENDANCE DE LA POLICE MILITAIRE

La première enquête portait sur trois détenus afghans qui auraient subi des blessures après avoir été capturés par les soldats canadiens en avril 2006 dans la région de Kandahar. L’enquête a été ouverte après qu’un professeur de l’Université d’Ottawa, Amir Attaran, eut porté plainte, documents à l’appui. Il estimait que la police militaire n’avait pas enquêté de manière appropriée sur cette affaire ni fourni de soins médicaux adéquats.

Au terme de son enquête, en décembre 2008, la Commission a déterminé que les trois détenus avaient été bien traités par les policiers militaires. Elle a toutefois conclu que les policiers avaient omis de mener une enquête sur les causes des blessures d’un des détenus. La Commission soulignait que les policiers militaires avaient « plutôt succombé aux pressions exercées par la chaîne de commandement pour que le transfert des détenus afghans en général se fasse le plus rapidement possible. Cette façon d’agir à la hâte a aussi mené à l’inobservation d’importantes procédures relatives au transfert des détenus », peut-on lire dans le rapport de la CPPM.

À la suite de cette enquête, la Commission avait d’ailleurs recommandé que l’on examine « les moyens d’améliorer davantage l’indépendance de la police militaire ainsi que sa capacité de fournir des services de police professionnels aux Forces canadiennes ».

2011

UNE ENQUÊTE PONCTUÉE D’OBSTACLES

La Commission avait aussi jugé bon de faire une enquête après avoir reçu une plainte de la part de la section canadienne d’Amnistie internationale et de l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, en juin 2008.

Ces deux organisations soutenaient que certains officiers de la police militaire avaient manqué à leur devoir en omettant d’ouvrir une enquête sur les commandants de la Force opérationnelle du Canada en Afghanistan, qui auraient autorisé le transfert de détenus aux autorités afghanes en sachant qu’ils risquaient d’être torturés.

Ainsi, la plainte portait non pas sur le traitement des détenus afghans pendant qu’ils étaient sous la responsabilité des Forces armées canadiennes, mais bien sur leur sort après leur transfert aux autorités afghanes.

Au terme d’une enquête qui aura duré près de quatre ans, la CPPM a conclu que la plainte contre les huit officiers de la police militaire était « sans fondement », étant donné que la police militaire était « marginalisée » dans les discussions et les échanges portant sur le transfert des détenus afghans.

La Commission a aussi relevé que les rapports explosifs sur le mauvais traitement des détenus qui circulaient au ministère des Affaires étrangères n’ont été diffusés que dans un petit groupe de personnes. La police militaire ne faisait pas partie du groupe, avait constaté la CPPM.

« La Commission conclut, à la lumière de la preuve dans son ensemble, qu’aucun des huit officiers visés par la plainte n’avait pour devoir de lancer ou de réaliser une enquête sur les commandants de la Force opérationnelle pendant leur déploiement dans le théâtre des opérations. Elle conclut aussi que les actions des huit officiers, compte tenu des circonstances dans lesquelles ils se trouvaient, “respectaient la norme attendue d’un policier raisonnable” ».

Durant son enquête, la Commission a tout de même relevé « des problèmes sérieux » relativement aux communications, à la reddition de comptes et au partage de l’information au sein de la police militaire. Car la Commission s’est butée à de nombreux obstacles durant son enquête pour mettre la main sur les documents pertinents à l’affaire et pour avoir accès aux témoins.

Dans le cadre de cette enquête, la Commission a entendu une quarantaine de témoins, dont les huit officiers de la police militaire visés par la plainte. Elle a tenu 47 jours d’audience publique de 2008 à 2011 et examiné des milliers de pages de documents.

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