Un an de pandémie

Après la pandémie, le beau temps

De nouvelles Années folles, comme après la grippe espagnole de 1918, s’annoncent-elles pour l’après-pandémie ? Certains y croient très fort… mais tout le monde n’a pas le cœur à la danse.

Trop beau pour être vrai ? Une relecture de l’histoire des pandémies nous promet des lendemains non seulement heureux, mais carrément réjouissants, avec une véritable explosion de festivités, de créativité, de stades pleins à craquer. Mais attention : pas demain matin. Ni même l’an prochain.

Objectif : 2024. C’est du moins ce qu’entrevoit avec confiance Nicholas Christakis, médecin épidémiologiste et sociologue de Yale, sacré « intellectuel rock star » par le New York Times, et ayant figuré parmi les 100 personnalités les plus influentes du Time Magazine il y a quelques années.

L’éminent chercheur, directeur du Human Nature Lab, qui étudie, entre autres, comment les épidémies influencent nos vies, ne mâche pas ses mots. « Pour moi, c’est vraiment probable », confirme-t-il, recherches historiques et épidémiologiques à l’appui.

Le chercheur vient de publier un essai sur le sujet : Apollo’s Arrow : The Profound and Enduring Impact of Coronavirus on the Way We Live.

« Ce qui nous arrive nous semble peu naturel et étrange, mais les épidémies n’ont rien de nouveau ! Elles ne sont que nouvelles pour notre génération ! »

— Nicholas Christakis, épidémiologiste et sociologue de l’Université Yale

Citant la Bible, Homère, même Shakespeare, il rappelle que les grandes épidémies font carrément partie de « l’expérience humaine », environ « tous les 100 ans ». C’est une vérité objective. Une vérité qui nous permet en outre d’entrevoir ce qui nous attend. En mieux, puisque nous sommes, faut-il le rappeler, la toute première génération capable d’inventer de son vivant un traitement : à savoir, un vaccin. « Et c’est un miracle ! »

Trois phases

S’appuyant sur le cas de la grippe espagnole, Nicholas Christakis distingue ici trois phases : la phase pandémique actuelle (où « les gens sont typiquement plus religieux, évitent les interactions sociales, se replient sur eux, et où l’économie s’effondre »), laquelle devrait s’étirer jusqu’à ce que l’on atteigne une certaine immunité collective (artificiellement, par la vaccination, ou encore naturellement, par la propagation, fin 2021), distanciation physique et confinement inclus ; la phase intermédiaire, question d’encaisser le choc associé aux millions de morts, malades, enfants privés d’école et emplois perdus (« et quelques années seront nécessaires […] pour absorber ici les chocs psychologiques, sociaux et économiques ») ; puis, enfin, la fameuse (et tant attendue) phase post-pandémique.

« 2024 devrait marquer l’entrée dans nos années folles, post-pandémiques. »

— Nicholas Christakis, épidémiologiste et sociologue de l’Université Yale

Ici, s’il faut se fier aux épidémies passées, le chercheur s’attend à une totale « inversion des tendances » : « Les gens vont chercher des interactions sociales à tout prix ! […] C’est ce qu’on a vu après les grandes pestes […] : l’apparition de comportements sexuels débridés, le retour des dépenses, et une effervescence du côté des arts et de l’entrepreneuriat ! »

Partout ? Bien sûr que non. Comme en temps de guerre, il y aura des blessés, « et tous les problèmes ne vont pas disparaître ». Reste que globalement, l’humeur sera aux réjouissances. « Les gens seront soulagés, et il y aura un sentiment d’excitation dans la société ! […] C’est la réponse habituelle, quand une société se remet d’une pandémie. […] Parce que les pandémies ont une fin. Elles causent certes beaucoup de souffrances, mais elles ont une fin. » Et ce sera sans équivoque. « Avec tambour et trompette ! Grandiose et dramatique. »

Pourra-t-on se payer telle folie ?

Pierre Fortin semble vouloir donner raison à M. Christakis. L’économiste n’a certes pas de boule de cristal, mais il a une calculette. Et les chiffres qui s’y affichent s’avèrent plutôt encourageants d’un point de vue économique.

Pendant que s’accumulaient les frustrations sociales ou touristiques, l’argent s’est lui aussi tranquillement amoncelé. Selon les calculs de l’universitaire, l’épargne excédentaire accumulée des ménages canadiens des deuxième et troisième trimestres de 2020 atteint 450 milliards, en comparaison avec la période prépandémique. Le montant du prochain trimestre, connu début mars, devrait aller dans le même sens.

« Ça, c’est de l’argent en banque pour la reprise économique. Il est probable que les ménages canadiens vont en dépenser une partie dans les trimestres de l’été prochain ou de l’automne », avance l’économiste, mettant toutefois deux brides à cette hypothèse : quelle fraction de cette épargne sera effectivement dépensée ? Et quelle portion profitera à l’économie nationale ?

« Si on dépensait 40 % de ce 450 milliards, en plus de la dépense normale de consommation, cela ferait une injection de 180 milliards de plus dans l’économie canadienne. La reprise serait partie en grand. »

— Pierre Fortin, économiste

Les excédents des subventions gouvernementales de 2020, jugées trop généreuses par certains, pourraient s’avérer « un atout extraordinaire » pour accélérer la reprise dès cette année, selon le professeur de l’UQAM.

« Ça, c’est dans mes rêves les plus fous, comme on emploie l’expression “Années folles” ! Mais c’est basé sur de l’argent que les gens ont dans leur compte », lance-t-il, préférant dresser un parallèle avec l’après-guerre de 1945. « Les économistes de l’époque prévoyaient une récession, car le gouvernement cessait les dépenses militaires. Mais ils n’avaient pas prévu que l’épargne accumulée compenserait cette baisse », rappelle-t-il.

L’attitude et la psychologie des consommateurs, difficilement devinables, en seront la clé. « Ils pourraient prendre beaucoup de temps à sortir de leur anxiété et à redépenser, tout comme ils peuvent se mettre à dépenser comme des fous… », souligne l’économiste, qui pense que cette relance, si elle se concrétise, serait durable.

Et il est loin d’être seul à entrevoir de la lumière : la plupart des prévisions de grandes institutions (Banque de développement du Canada, Deloitte, Banque Scotia, etc.) envisagent un rebond post-vaccination, mais restent prudentes, notamment en raison des variants.

Bref, si les consommateurs ont le cœur à follement fêter, cela ne devrait pas être le chéquier qui va les freiner.

Et si la fête n’avait pas lieu ?

La fin de la pandémie permettra sans doute de relâcher de la vapeur et de renouer avec un quotidien plus guilleret. De là à créer une période d’euphorie généralisée comme celles d’après-guerre ? Des sociologues nous versent un peu d’eau froide sur la tête, car toutes les classes sociales ne danseront pas le « French cancan » une fois la crise hors scène.

Des Années folles post-pandémiques ? Dans l’entourage professionnel d’Amélie Quesnel-Vallée, professeure aux départements de sociologie et d’épidémiologie de l’Université McGill, beaucoup y croient. « On peut imaginer qu’une fois cette période terminée, ceux ayant un emploi et un revenu stables, avec des économies, auront envie d’en profiter. Tous les ingrédients sont là pour une relance… mais aussi pour aggraver les inégalités », nuance-t-elle, soulignant l’effet polarisant de la COVID-19 entre diverses sphères sociales, qui pourrait bien s’accentuer en sortie de crise.

Elle pointe une étude de la Banque Royale du Canada décortiquant les disparités entre ces groupes. Il en ressort que les femmes, particulièrement celles dans la vingtaine et la quarantaine, ont davantage écopé que les hommes sur le marché du travail (perte totale ou partielle d’emploi, risque d’exposition au virus plus élevé, métiers non adaptables en télétravail…). La Banque du Canada, elle, s’est alarmée du fait que les travailleurs à faible revenu figurent parmi ceux ayant le moins profité de la reprise cet automne.

« Ces deux cohortes risquent d’être laissées pour compte au terme de la pandémie », précise Mme Quesnel-Vallée, pour qui la solidité du filet de sécurité sociale constituera un enjeu crucial en vue d’une relance.

« Les jeunes femmes qui ont quitté le marché du travail ont souvent repris des études, mais chez les femmes plus âgées, cela peut avoir des effets à long terme sur leurs revenus et leur progression de carrière, quand d’autres générations entreront sur le marché du travail. »

— Amélie Quesnel-Vallée, professeure spécialisée en sociologie et en épidémiologie, de l’Université McGill

Un parallèle peut-il être établi avec les sorties de crise du passé ? A priori, pas vraiment. « Cette fois-ci, le marché a continué à progresser, de façon totalement disjointe par rapport à la réalité des travailleurs touchés, alors que ceux ayant des investissements dans le marché voient leurs retours augmenter. On peut s’attendre à une aggravation des inégalités », conclut-elle.

Peu de points communs

Pour le sociologue Simon Langlois, professeur émérite de l’Université Laval, spécialiste du changement social, même si l’après-pandémie et les joies du quotidien apporteront un certain bonheur, la folle euphorie n’aura probablement pas lieu. Il insiste sur les contextes d’après-guerre très différents pendant lesquels ont germé les Années folles et les Trente Glorieuses, n’y voyant que peu de parallèles avec la période actuelle.

« Les Années folles du XXe siècle marquaient le rejet des pénuries et misères du temps de guerre, ainsi que le début d’une fuite en avant, sorte de négation de l’horreur vécue dans les tranchées et les millions de morts dans la fleur de l’âge. Idem pour l’après-guerre de 1939-1945 », indique-t-il.

« Bref, l’euphorie et la prospérité succèdent à la noirceur des guerres. Cela n’a rien à voir avec les difficultés bien réelles de la période COVID-19, même s’il ne faut pas nier la détresse psychologique, l’isolement, les pertes de revenus et la mortalité [qu’elle a engendrés]. »

— Simon Langlois, sociologue et professeur émérite de l’Université Laval

De son point de vue, beaucoup de temps sera nécessaire pour retrouver « le bonheur tranquille », et pour remettre sur pied certains secteurs particulièrement touchés, comme la restauration ou le commerce de détail. Les chamboulements de l’ordre international, inédits, seront aussi à prendre en considération. « La mondialisation sera revue, et le cadre national gagnera en importance. On ne tiendra plus pour acquis les biens et services qui viennent de la Chine à bon marché », table-t-il.

À nous d’écrire l’histoire

La perspective de la fin de la pandémie réjouit tout le monde, personne ne le conteste. « Ce sera comme un grand printemps ! lance l’historien Laurent Turcot. On a longtemps pensé que l’enfer, c’est les autres, mais on sait maintenant que l’enfer, c’est la solitude ! »

De là à conclure que la deuxième partie des années 2020 sera tout en extase, à l’image des Années folles un siècle plus tôt, il y a un pas que l’historien refuse obstinément de franchir. « L’histoire n’est pas cyclique, elle n’est pas condamnée à se répéter et ce serait vraiment déprimant si c’était le cas, dit le professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). D’ailleurs, la situation actuelle n’est pas du tout la même qu’alors. »

« La récente pandémie a provoqué un transfert de pouvoirs des États vers les géants du web et a mis à mal les libertés individuelles. On ne parlait pas de capitalisme de surveillance dans les années 1920 ! »

— Laurent Turcot, historien

À ceux qui le traiteraient de rabat-joie, Laurent Turcot prend un malin plaisir à rappeler que les Années folles ont pris fin abruptement avec le krach boursier de 1929… et que la montée des dictatures en Europe a ensuite mené à la Seconde Guerre mondiale. Est-ce là une perspective si réjouissante ? « Nommer les époques, poursuit-il, est toujours réducteur. Pour les Années folles ou la Grande Dépression, tout n’est d’ailleurs jamais noir ou blanc, c’est toujours des nuances de gris. »

La naissance d’une métropole

À Montréal, les Années folles ont bel et bien été prospères, soutient Joanne Burgess, professeure au département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « Surtout à partir de 1923-1924, car à la sortie de la guerre, on parle plutôt d’une récession, explique-t-elle. Mais dès le milieu de la décennie, l’économie de Montréal se transforme rapidement. »

« Le chômage recule, on voit apparaître les premiers gratte-ciel et une vraie classe moyenne émerge… Les grands magasins de la rue Sainte-Catherine en profitent et s’agrandissent. »

— Joanne Burgess, historienne

La scène culturelle dans la métropole, qui comptera près de 1 million d’habitants à la fin de la décennie, prend aussi son envol. Chassés par la prohibition aux États-Unis, des artistes de cabaret et des touristes débarquent en grand nombre à Montréal, où les parcs d’attractions, les salles de spectacles et de cinéma sont fréquentés par des foules issues d’à peu près toutes les classes sociales. La diminution de la semaine de travail des femmes et des enfants à 55 heures (!) en 1919 n’y serait pas étrangère.

Or, le clergé ne voit pas ces bouleversements d’un bon œil. L’apparition des danses modernes, comme le charleston et le fox-trot, vite adoptées par les jeunes, inspire ainsi d’innombrables sermons qui dénoncent la perversion de celles qui s’adonnent à cette « insulte à la pudeur ». Menées par des figures comme Idola Saint-Jean et Thérèse Casgrain, les suffragettes au Québec font aussi face à une vive résistance de l’Église, qui s’oppose au droit de vote des femmes.

Et si les progrès hygiéniques, comme la pasteurisation du lait, contribuent alors à une amélioration notable des conditions de vie dans les classes ouvrières, formées de gens de la campagne et d’immigrants qui arrivent en masse en ville, « leur vulnérabilité reste très grande », précise Joanne Burgess. La crise qui suivra le rappellera cruellement.

Malgré la croissance économique, donc, tout n’est pas rose non plus pendant les Années folles.

Une suite en devenir

Étudier le passé ne permet certes pas de prévoir l’avenir, mais peut aider à mieux comprendre les phénomènes qui façonnent la société au fil du temps. Appelée à comparer les pandémies des années 1920 et 2020, Joanne Burgess observe : « La mémoire de la grippe espagnole n’est pas très forte pendant les Années folles. Les gens, plus habitués à la mort sans doute à cause de la guerre et des maladies infantiles qui continuent de faire des victimes, ont voulu vite l’oublier. »

Un contraste avec l’actuelle pandémie, que tout le monde documente et analyse dans le moindre détail. « On peut donc se demander si l’impact psychologique collectif de la COVID-19 sera plus grand que celui de la grippe espagnole, réfléchit la directrice du Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal. Pour ma part, j’ai de la difficulté à me projeter dans l’après-pandémie. Avec les variants, va-t-on vraiment retrouver la vie d’avant ? »

Peu importe ce que réserve l’avenir, il appartient aux vivants, pas à ceux qui ont vécu il y a un siècle, rappelle Laurent Turcot. « C’est à nous de faire notre histoire, conclut-il. À nous de décider ce que nous ferons de notre monde dans la foulée de cette pandémie. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.