Un homme détestable Notre polar estival

Chapitre 29 : Saint Antoine, priez pour nous

Roger Panneton se rongeait les ongles en attendant Vincent de Léon qui était en retard. Encore ! Il regarda ses ongles avec dégoût. Il avait commencé à les ronger après la mort d’une sans-abri dans une maison abandonnée, rasée par les flammes. Un incendie qu’il avait allumé, poussé par Meursault. Pendant des années, il avait vécu avec le fantôme de cette femme brûlée vive par sa faute, par sa très grande faute. Il avait vécu des nuits d’enfer, hanté par le remords et la peur d’être arrêté et jeté en prison.

C’est peut-être pour cette raison qu’il était devenu policier. On hésite à s’arrêter entre collègues. Il rit, amer. Il était tellement naïf ! Comment avait-il pu penser, ne serait-ce qu’une seconde, que Meursault voulait être son ami, lui, le timide, l’adolescent boutonneux que les filles regardaient avec pitié ?

Il avait été soulagé quand Antoine Meursault avait quitté son école. Et il avait été encore plus soulagé – un soulagement mêlé d’une inquiétude sourde – quand la police avait retrouvé son corps démembré, crucifié, empoisonné.

Il avait été troublé quand son chef, le redoutable Lessard, lui avait confié l’enquête. Il avait cru, l’espace d’un instant, que son boss reconnaissait enfin ses qualités de fin limier. L’image fugitive du détective Columbo traversa son esprit. Il soupira. Oui, naïf, terriblement naïf. Et stupide. Il n’était pas Columbo et il ne le serait jamais. La seule chose qu’il avait en commun avec Columbo, c’était sa manie de s’habiller avec mauvais goût, même si Louise le traînait de force dans les magasins. Elle lui avait acheté des complets à la mode, mais il les laissait moisir dans le fond de sa garde-robe. Il remettait toujours ses vieux pantalons au pli déformé et son imperméable fripé. Il tenait à conserver ce lien ténu avec Columbo, son héros.

Panneton revit, encore une fois, le tatouage sur le bras de Lessard. La scène n’avait duré qu’une seconde, mais il avait eu le temps de reconnaître le tatouage, le même que celui de Meursault. Il sentit une bouffée de colère lui monter à la tête. Il avait été manipulé. Les tatouages, Lessard, Meursault. Il commençait à comprendre. Mais comprendre quoi exactement ? Il s’emmêla de nouveau dans les fils touffus de cette affaire sans queue ni tête.

Le bruit poussif d’un moteur prêt à rendre l’âme arracha Panneton à ses pensées. Il reconnut la vieille Honda Civic de Vincent de Léon. « Enfin ! », se dit-il en arrachant un dernier bout d’ongle avec ses dents dans un élan masochiste. La douleur le fit grimacer.

« Bon, il fait encore la baboune, se dit de Léon exaspéré en voyant la grimace qui crispait les traits de Panneton. Comment un type pareil a-t-il pu hériter d’une enquête aussi complexe ? »

De Léon arrêta sa voiture. Ses freins gémirent dans un bruit qui ressemblait à des ongles qui glissent sur un tableau, ce qui eut le don de mettre les nerfs de Vincent de Léon à vif. Et Dieu sait qu’ils étaient déjà en boule, ses nerfs. Il était d’une humeur massacrante. La veille, il avait supplié sa blonde de le reprendre. Elle lui avait ri au nez. Quelle humiliation ! Il n’en pouvait plus de jouer au sans-abri et de dormir dans sa bagnole pourrie.

Il descendit de sa voiture et claqua la porte avec une rage qui en disait long sur ses frustrations amoureuses.

— Salut, dit Panneton à de Léon en jetant un regard ironique sur la Honda Civic en bataille.

— Salut, répondit de Léon en regardant avec mépris l’éternel imperméable froissé de Panneton.

Les deux hommes se regardèrent. Ils ne s’aimaient pas, ils étaient trop différents. Panneton, un conservateur fatigué qui ne rêvait qu’à ses pantoufles et aux bons petits plats mitonnés par sa Louise ; de Léon, un journaliste survolté qui se laissait parfois emporter par son militantisme de gauche. Ils laissèrent leur inimitié de côté et plongèrent dans le mystère Meursault, debout dans un stationnement désert, protégés par l’ombre de la nuit.

— J’ai le relevé des appels de ton boss, Lessard, dit de Léon avec une voix qui cachait mal son exultation.

Il doublait encore Panneton avec des informations explosives. Il jubilait.

Panneton écarquilla les yeux.

— Quoi ? demanda-t-il, électrisé.

— Tenez-vous bien : Lessard a parlé à Bianchi, Désormeaux, Battaglia et Meursault. Les appels se sont multipliés la veille du meurtre de Meursault. Ils sont tous liés, toute la gang. Et Battaglia a rencontré Bianchi. Le chef de la mafia, le nonce apostolique, le premier ministre, le boss des Homicides. C’est gros, c’est très gros.

Les deux hommes restèrent silencieux, le temps de digérer l’information.

— Tout tourne autour de saint Antoine, dit Panneton qui réfléchissait à voix haute. Les tatouages. Ils forment des dessins qui rappellent saint Antoine de Padoue. Lessard est tatoué, Meursault aussi. Et la vidéo, la rencontre entre Meursault et Désormeaux. Elle a eu lieu au club privé des Chevaliers de Saint-Antoine. On a aussi retrouvé un bout de la carte de membre du club dans le fond de la gorge de Meursault. Y a un lien, c’est certain.

Les deux hommes mijotèrent l’idée sous la pâle lueur de la lune.

— Y a un lien avec la religion. Tout nous ramène à saint Antoine. Je le sens, cliss, je le sens, répéta Panneton.

De Léon dut admettre avec mauvaise grâce que Panneton avait probablement raison, lui qui avait rejeté cette idée. La crucifixion, la société secrète, les textes bibliques ? Bullshit, avait-il déjà dit à Panneton. Le cœur de l’affaire, avait-il insisté, c’est l’argent, juste l’argent.

— Je sais que Meursault a fait son secondaire cinq au collège Saint-Antoine, ajouta Panneton. Est-ce qu’il y a un lien ? Faut aller à l’école. Pis vite.

Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, de Léon regarda Panneton avec respect. Il n’était peut-être pas aussi balourd qu’il l’avait imaginé.

Les deux hommes se donnèrent rendez-vous le lendemain à 9h au collège Saint-Antoine. De Léon fila dans sa vieille Honda Civic, Panneton dans la Chevrolet Caprice du service de police. Les deux hommes étaient fébriles. Pour la première fois depuis le début de cette histoire, ils sentaient qu’ils tenaient un filon. Mais vivraient-ils assez longtemps pour dénouer tous les fils de cette énigme politico-religieuse ? Il y avait déjà quatre cadavres dans cette affaire. Pourquoi pas un 5e. Ou un 6e ?

Demain 

Marc Cassivi : Le sommeil du juste

Résumé du chapitre précédent

Quel lien unissait Antoine Meursault et le patron des Homicides, Jules Lessard ? Cette question hante Roger Panneton, qui reçoit une fois de plus des menaces très explicites.

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