Critique de Gaz Bar Blues

À hauteur d’homme

Il y a un peu de Willy Loman dans le destin de François Brochu, le « boss » d’une station-service à Limoilou. Comme l’antihéros d’Arthur Miller, le garagiste de Gaz Bar Blues est un père de famille inquiet pour l’avenir de ses enfants, un homme fatigué par le poids des responsabilités, un rêveur d’une autre époque dépassé par les changements du nouveau monde.

Le codirecteur artistique de Duceppe David Laurin a eu l’idée d’adapter au théâtre le magnifique film de Louis Bélanger. Un choix audacieux, mais pas surprenant. La compagnie a été fondée par Jean Duceppe, un acteur qui croyait aussi, comme Miller, qu’un « petit homme peut être aussi épuisé qu’un grand ».

Or, le résultat est fort convaincant. Malgré une première partie plus musicale que théâtrale, un peu de cabotinage et de temps morts, ce spectacle vous touchera droit au cœur. Que vous ayez vu ou pas le long métrage réalisé par Bélanger il y a 20 ans déjà.

La vie des gens ordinaires

À notre avis, le théâtre reste le meilleur endroit pour faire entendre la voix des gens du milieu populaire, en exposant les liens fragiles qui tissent la courtepointe des humains, faite de rêves incertains et de désillusions. Dans une mise en scène brechtienne d’Édith Patenaude, cette production est portée par une solide distribution de neuf acteurs, dont la plupart n’ont jamais foulé les planches chez Duceppe.

Les interprètes ne quittent jamais la scène durant la représentation de deux heures. En plus de défendre leurs personnages, ils jouent tous d’un instrument de musique et occupent le grand espace du décor éclaté, une scénographie de Patrick Charbonneau-Brunelle. La très belle trame musicale jazzée (signée Mathieu Dézy) se mêle tout au long de la représentation à la trame narrative.

Nous sommes en 1989, année de la chute du mur de Berlin où tous les espoirs sont permis. François Brochu (Martin Drainville, tout en retenue et consumé de l’intérieur) aimerait bien qu’un de ses deux fils prenne sa relève au gaz bar. Mais ce sont deux jeunes artistes. Guy, joué par Steven Lee Potvin, est musicien de blues ; Réjean, défendu par Frédéric Lemay, est photographe et aventurier dans l’âme. Ni l’un ni l’autre ne veut passer le reste de sa vie dans une station-service, désertée par la clientèle, en plus.

La cadette de 16 ans (Miryam Amrouche – on a féminisé le rôle pour la pièce) semble intéressée par le travail au garage. Or, elle veut simplement aider son père atteint de la maladie de Parkinson… quitte à sacrifier ses études.

Autour de la famille gravite une microsociété de gens ordinaires et assez fainéants. Des hommes avec un bon fond, mais incapables d’exprimer leurs sentiments. Toutes leurs journées se ressemblent, s’étirent et s’épuisent bien avant le soir. Ces gars-là regardent la vie défiler à travers les manchettes des journaux, le bruit sec des moteurs et les blagues grivoises. Mention spéciale au Gaston Savard de Claude Despins, un acteur capable de transformer un personnage effacé en une partition vivante et colorée.

Gaz Bar Blues, le film comme la pièce, c’est la musique à bouche du quotidien qui se heurte au mur de l’indifférence. C’est une histoire simple qui réchauffe l’âme. C’est triste et beau, comme un prélude de Bach.

Critique de Je t’écris au milieu d’un bel orage

Émouvants amants de papier

Il fallait du cran pour se lancer dans pareil projet : adapter pour la scène une relation épistolaire qui a duré 15 ans entre les deux monstres sacrés que sont l’écrivain Albert Camus et l’actrice Maria Casarès. Le résultat est bouleversant, en particulier pour la force de ses mots.

Un total de 865 lettres s’étalant sur quelque 1300 pages, en plus d’innombrables entrevues, pièces de théâtre, discours. Voilà la somme de textes qui a servi de base pour construire la pièce Je t’écris au milieu d’un bel orage, présentée au Théâtre du Nouveau Monde. L’acteur et poète Dany Boudreault a réalisé un travail d’orfèvre pour dégager de cette masse littéraire une trame narrative d’une beauté sublime.

Il faut dire que les deux amants maniaient le verbe avec grâce. Leurs mots charrient tantôt la passion et le désir, tantôt la jalousie de l’un ou les doutes artistiques de l’autre. Mais toujours, ces mots sont précis comme des coups de scalpel et restent d’une intensité que seul l’amour fou peut engendrer.

L’une des grandes forces de cette pièce est de parvenir à nous faire oublier Casarès et Camus pour laisser toute la place à Maria et Albert, deux êtres de chair qui s’exposent à l’autre dans toute leur vulnérabilité.

Dans le rôle de Maria Casarès, Anne Dorval est solide et manie avec talent une partition très complexe. Sa voix tremble un peu lorsqu’elle prend les traits d’une Maria à l’aube de la soixantaine, son rire se fait cristallin pour évoquer l’actrice dans toute la fougue de sa jeunesse. Seul bémol : lorsqu’elle devient Maria la tragédienne, Anne Dorval en fait un peu trop (peut-être pour mieux coller au jeu très maniéré des actrices des années 1950). Son jeu à la limite de la caricature a déclenché quelques rires peu à propos dans la salle le soir de la première.

Dans la peau d’Albert Camus, Steve Gagnon est d’une grande justesse. Souvent à fleur de peau, il livre une interprétation à mille lieues de l’image de l’écrivain en parfait contrôle que le Prix Nobel de littérature de 1957 dégageait. Contrairement à Maria Casarès, le personnage de Camus reste figé dans le temps. Mort à l’âge de 46 ans dans un accident automobile, l’écrivain ne vieillira jamais…

La force des mots

À la mise en scène, Maxime Carbonneau a trouvé plusieurs images fortes, notamment lors de la finale très émouvante (on ne divulgâchera rien ici). L’utilisation de la vidéo ajoute aussi une dimension intéressante. Seulement, beaucoup de répliques sont échangées de manière statique, les deux amants se tenant de part et d’autre de la scène. Il faut donc tendre l’oreille avec plus de soin, car c’est par les mots plus que par les ingéniosités scéniques que ce spectacle atteint notre cœur.

De fait, il n’était pas simple de donner vie à des amants d’encre et de papier, qui se sont écrit de longues lettres enflammées pour combler leur éloignement. Maxime Carbonneau, qui fait son entrée au TNM avec cette pièce, a réussi à rappeler cette distance physique, mais aussi à dépeindre toute la complicité amoureuse et artistique de Camus et de Casarès.

Ces deux-là s’aimaient en dépit de tout. Et cet amour plus grand que nature arrive jusqu’à nous par le truchement d’un spectacle exigeant, certes, mais empreint d’une grande beauté.

Critique de Vous êtes animal

Quand Charles Darwin devient un ennemi public

C’est le scénario truculent qu’a imaginé Jean-Philippe Baril Guérard dans Vous êtes animal, pièce dans laquelle il joue son propre rôle, menant une enquête sur le chargé de cours Charles Darwin, un Longueuillois qui a abandonné son doctorat à l’Université de Montréal avant de publier dans la controverse l’essai De l’origine des espèces.

Pour mener à bien son projet de « théâtre documentaire », Jean-Philippe Baril Guérard interroge – à la manière d’un journaliste – tous les proches de Darwin en se posant la question : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour défendre nos idées ?

Évidemment, les questions sous-jacentes de Vous êtes animal sont : est-ce que cet ouvrage majeur sur la théorie de l’évolution et la sélection naturelle – sorti en 1859 – aurait pu être publié aujourd’hui ? Si oui, comment aurait-il été reçu ? Que ce soit dans les milieux universitaires, dans les médias ou plus largement dans le public.

Pendant toute la durée de la pièce, on se demande ce que le vrai Charles Darwin, le scientifique anglais, a vécu au moment de l’écriture, puis de la sortie de son essai. Jusqu’à quel point y a-t-il eu controverse ? Qui étaient ses opposants ? A-t-il pris des précautions ? Comment s’est-il défendu ? A-t-il perdu un enfant pendant l’écriture de son essai ?

Peut-être que des parallèles historiques auraient été amusants, question de faire la comparaison entre le Charles Darwin original et celui imaginé par Baril Guérard. Mais alors on se serait sans doute éloigné du propos de l’auteur.

La vérité est qu’en son temps, Darwin avait des opposants (dont l’Église), et qu’en parlant de sélection naturelle, même si son ouvrage traitait des animaux et de la survie des espèces les plus « adaptées » (contribuant ainsi à l’évolution), il n’y avait qu’un pas à faire pour appliquer ses théories aux humains. En pleine épidémie de scarlatine, c’était délicat…

Un humour sombre

Mais Jean-Philippe Baril Guérard pousse le délire beaucoup plus loin. Et le spectacle est des plus jouissifs.

C’est que les choses se corsent pour Charles Darwin. Depuis la publication de son ouvrage, une fronde s’organise contre lui à l’Université de Montréal. Et au bout d’un moment, le chargé de cours est dénoncé de toutes parts.

La présidente de la Fédération étudiante (FAECUM) s’insurge contre l’idée d’une hiérarchie entre les êtres vivants ou encore le concept de supériorité génétique. Une étudiante en situation de handicap reçoit son ouvrage comme une gifle : elle ne serait donc pas adaptée à la vie !

Pensez au sort de la professeure de l’Université d’Ottawa Verushka Lieutenant-Duval, suspendue sans avoir été entendue pour avoir utilisé le mot commençant par un N (pour donner l’exemple d’un mot que s’est réapproprié une communauté), après avoir été dénoncée par une étudiante qui s’est sentie heurtée, et vous avez un peu le portrait de la situation.

Eh oui, Darwin est banni, chassé de l’université par des étudiants qui n’ont pas lu son livre, mais qui se sont sentis blessés. C’est dans l’air du temps. Il deviendra un ennemi public. Une menace pour l’humanité. Banni.

En fait, la vraie question que soulève Jean-Philippe Baril Guérard est non seulement : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour défendre nos idées ? mais aussi : est-il encore possible aujourd’hui de défendre ses idées ? La vision du dramaturge, malgré les rires qui fusent par moments, est sombre.

Instrumentalisé par des relationnistes de haut niveau et une artiste pop mondialement connue, Darwin va faire un « spin » – on ne divulgâchera pas les détails ici – qui lui permettra de trouver une porte de sortie.

Pour mener cette production ambitieuse à bon port, Baril Guérard s’est entouré d’une formidable équipe d’acteurs, à commencer par Lyndz Dantiste, qui incarne un Charles Darwin en pleine… évolution. Laurence Dauphinais, Harry Standjofski, Phara Thibault et Isabeau Blanche complètent la distribution de la pièce.

Un mot sur la mise en scène inventive de Patrice Dubois, qui contient de belles pépites, avec entre autres la recréation des émissions radio et télé qui accueillent Charles Darwin, ou encore pour montrer les dérives complotistes d’animateurs ou de passants (notamment à l’endroit de l’ex-conjointe de Darwin). Bref, un formidable travail de mise en espace pour ce texte criant d’actualité, qu’on vous recommande vivement.

Critique de Dix quatre

La voix humaine

« L’industrie de la télévision est un monde de requins ! », nous a déjà confié un auteur célèbre. Ce n’est pas Jason Sherman qui vous dira le contraire.

Dans les années 1990, ce Montréalais d’origine établi à Toronto était un auteur de théâtre vedette au Canada. Avant d’être happé par les gros sous de la télévision, et de revenir au théâtre deux décennies plus tard… avec l’impression d’avoir vendu son âme au diable.

C’est cette expérience éprouvante dans le monde de la télévision qu’aborde Dix quatre (Copy That). Sa pièce créée au Tarragon Theatre à Toronto, en 2019, est produite actuellement à La Licorne, dans une excellente traduction de Jean Marc Dalpé, et sous l’habile direction de Didier Lucien.

Quatre scénaristes sont réunis dans un bureau pour développer une série policière pour une productrice en quête d’un (très) gros succès pour sa boîte. La pression est forte. La tombée pour livrer la série au diffuseur approche rapidement. Or, un beau matin, en arrivant au travail, un membre de l’équipe, Colin, dit avoir été victime de profilage racial par deux policiers. Il veut demander réparation aux forces de l’ordre. Et surtout, il pense s’inspirer de son arrestation pour construire l’intrigue de la série. Au grand malheur de la production.

Le médium est le message

Dix quatre est une pièce aux nombreuses ruptures de ton. Une comédie satirique sur les coulisses de la télévision et une œuvre sérieuse qui aborde des questions de société : le profilage racial, le racisme systémique, la brutalité policière, le sexisme au travail. La première partie est nettement plus comique et rythmée que la seconde. Les nombreuses ruptures et autres revirements transforment la comédie en drame, puis en thriller. Un thriller intello qui illustre que le médium est toujours le message (Sherman aime bien McLuhan).

Dans un décor en forme de grand écran panoramique, les personnages se livrent durant près de deux heures à des séances de « brainstorm ». On suit la démarche créatrice des scénaristes, leurs âpres négociations avec leur productrice, experte en manipulation (Marie-Hélène Thibault). La talentueuse comédienne a tout le métier qu’il faut pour rendre à la fois risible et crédible cette patronne arriviste et sans instinct.

Nos histoires

Désormais, la question de l’engagement social dans une œuvre de fiction préoccupe les artisans du théâtre, comme ceux de la télé et du cinéma. Peut-on faire du divertissement sans réfléchir aux conséquences de l’histoire qu’on expose à l’écran ? Peut-on écrire une série « sur de bons policiers qui sauvent la veuve et l’orphelin », sans tenir compte des abus des forces de l’ordre sur les populations marginalisées ? Peter, l’auteur principal de la série, un « showrunner » expérimenté, mais amer (ici incarné avec brio par Norman Helms !), croit que oui. Jusqu’au jour où la réalité lui explosera en plein visage.

« C’est tout ce qu’on a dans la vie, nos récits », dit Colin, dans une scène très émouvante jouée par le très juste Irdens Exantus. Avec son regard caustique et critique sur l’industrie du divertissement, Jason Sherman (à travers le personnage de Colin) nous fait prendre conscience de nos privilèges et de nos biais. Sans jugement ni morale. Une réflexion qui, finalement, excuse les quelques maladresses de son texte, comme les ruptures et revirements abrupts, et quelques longueurs.

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