Luc Langevin

Brasser des affaires au-delà des illusions

L’illusionniste dévoile les mystères de gestion et de production derrière son nouveau spectacle virtuel Interconnectés. En fait, lui-même a été surpris.

Le 12 mars 2020, Luc Langevin est brusquement disparu de la scène, sous le coup de baguette tragique du coronavirus.

« Je m’en allais à une prestation privée, raconte-t-il. Il a fallu que je rebrousse chemin. »

Au cours des mois suivants – mais jusqu’à quand ? –, il n’y aurait ni spectacles, ni tournages télé, ni prestations privées.

Bref, « plus aucune entrée d’argent ».

« C’est tout mon univers professionnel qui s’est écroulé d’un coup, comme bien des gens. »

Le poids d’une illusion

Luc Langevin et son agent Claude Veillet sont tous deux actionnaires à 50 % de la société OKI Spectacles, fondée en 2013, qui a produit ses deux spectacles sur scène.

Or, il faut savoir qu’en dépit des apparences, une illusion pèse très lourd.

« J’ai six techniciens. On remplit une remorque de 53 pieds de matériel. On n’entre pas dans toutes les salles parce qu’elles n’ont pas toutes les infrastructures pour nous recevoir », décrit l’illusionniste.

Ses spectacles sur scène ne sont rentables que dans les salles d’au moins 600 places. Un assouplissement du confinement à des regroupements de 50 ou 250 personnes ne l’aiderait donc en rien.

« Quand il n’y avait pas de pandémie, la rentabilité était déjà un enjeu. Si on ne remplissait pas nos salles, on ne faisait pas d’argent. Avec la pandémie, c’était un double défi. »

Course contre la montre

Après un premier mois consacré à la famille – « J’ai un petit garçon qui a 3 ans, maintenant », glisse le papa –, le confinement lui a permis de renouer avec la création.

« Le côté administration de mon travail a pris beaucoup de place dans les dernières années », dit-il. Le congé forcé donnait l’occasion « de travailler sur des choses que je repoussais jusque-là ».

L’une de celles-là était le concept encore flou d’un spectacle avec un nombre restreint de spectateurs qui y prendraient une part active. Mais « à moins de demander 500 $ du billet, ce n’est pas viable. Cette idée-là dormait dans mes cahiers de notes et n’avait pas vu le jour ».

Les réunions en visioconférence, rendues universelles par le confinement, offraient cependant de nouvelles possibilités. « Soudainement, il se développait un modèle d’affaires. »

Il a commencé à creuser l’idée en juin.

Il y avait cependant un risque : le projet de spectacle en ligne auquel il allait consacrer temps et argent était tributaire de mesures de confinement dont il ignorait la rigueur et la durée. Aboutirait-il à temps ?

« C’était la course contre la montre », décrit-il.

La réponse, c’était de travailler sur un concept qui avait des chances de survivre même si la pandémie disparaissait du jour au lendemain.

Une disparition sur laquelle il n’avait, pour une fois, aucun contrôle.

« Il faut que je crée des tours que je ne pourrais pas faire en salle et que les gens vont vouloir voir », s’est-il dit.

Dès lors, il se mesurait à un tout autre univers.

« Ma compétition, c’est Netflix, les réseaux sociaux, tout ce que les gens peuvent consommer sur leur écran d’ordi. Ç’a peut-être été mon plus gros défi : m’adapter à ce nouveau média. »

— Luc Langevin

Il a consacré son été à la conception accélérée de nouveaux numéros.

Il les crée normalement en équipe avec d’autres magiciens et artistes auxquels il verse des droits de suite pour chaque représentation.

« Je savais qu’avec ce spectacle-là, les revenus seraient moindres et qu’il fallait réduire les dépenses au minimum. Je suis revenu comme je travaillais il y a 10 ans. J’ai tout fait moi-même. »

Et il a réussi à mettre au point des numéros adaptés au médium, en mettant par exemple à profit les boîtes de courriels des participants.

« J’ai trouvé le moyen de faire apparaître quelque chose dans le salon de la personne. C’est un tour qui fait énormément réagir chaque soir. En salle de spectacle, on ne peut pas faire ça. »

On puise dans l’avenir

OKI Productions a pu accéder au Programme d’aide aux initiatives innovantes administré par la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), qui avait été élargi pour soutenir les artistes en temps de pandémie.

« Un bon financement qui nous a permis de commencer avec confiance, décrit Luc Langevin. Le reste de l’argent, on l’a investi de notre poche. »

Ils ont puisé dans les fonds destinés à la tournée européenne prévue en janvier 2021 et reportée à 2022. Mais encore une fois, il y avait un risque. Un échec mettrait la tournée en péril.

« En fait, tout ce qu’on doit faire pour un spectacle traditionnel, il a quand même fallu le faire, mais avec moins d’argent, moins de temps, et avec l’incertitude de savoir si les gens seraient prêts à payer 25 ou 50 $ pour un produit en ligne, alors qu’ils sont habitués à avoir gratuitement ou à bas prix tout ce qui est numérique. »

— Luc Langevin

La coûteuse magie numérique

Le spectacle exigeait une plateforme technologique – une magie qui était moins familière à Luc Langevin. « Avec le temps et le budget qu’on avait, on s’est dit : au lieu de monter une plateforme sur mesure, on pourrait peut-être utiliser la technologie qui existe déjà, mais d’une façon différente. »

En septembre et en octobre, une firme de consultants de Montréal a programmé un amalgame de Zoom et d’autres logiciels, dont il a fallu acheter les licences.

Le spectacle devait être prêt au début de novembre. Le mois des morts a plutôt été consacré au débogage. Des coûts, encore…

Les chiffres derrière les numéros

Les billets ont été mis en vente deux semaines avant la première représentation du 4 décembre, « ce qui est complètement inhabituel dans le milieu du spectacle », souligne notre producteur.

Les billets d’un nouveau spectacle en salle sont généralement offerts au moins un an à l’avance, ce qui amène de l’eau au moulin de la préproduction.

Pour Interconnectés, « c’était tout le contraire : on déboguait le spectacle et on commençait les premiers rodages en même temps qu’on mettait en vente et qu’on sortait la publicité », souligne Luc Langevin. « Ça ajoutait au risque. Il a fallu dépenser tout l’argent de la préproduction avant qu’il y ait un seul dollar qui entre. »

Pour chaque représentation, une vingtaine de connexions « premium » à 68 $ sont vendues à des spectateurs qui ont la certitude d’intervenir dans le spectacle.

Les connexions ordinaires coûtent 25 $. Une maisonnée de cinq personnes aurait payé 10 fois ce prix pour un spectacle en salle.

« On a beaucoup moins de revenus. Il fallait réduire nos coûts d’opération au minimum. »

— Luc Langevin

Les représentations ont été multipliées pour amortir les dépenses fixes comme le loyer du local de diffusion et la connexion internet. Deux techniciens plutôt que six travaillent en régie.

Le nombre de connexions à 25 $ est pourtant illimité, pourrait-on croire.

Que nenni. Pour contenir les dégâts en cas de problème technique, ils ont d’abord plafonné les représentations à 200 connexions ordinaires, ce qui représentait déjà un beau succès pour un spectacle virtuel, leur avait-on dit.

« Quand on a vu que les premières représentations se passaient bien, que la connexion ne lâchait pas, que toute la technologie tenait, on a monté la jauge à 400 billets réguliers maximum par représentation, en se disant qu’on n’arriverait jamais là. Pour nous, c’était comme un peu l’infini. »

Surprise !

Le succès d’un spectacle de magie résulte en large partie de la surprise, de l’inattendu et de l’étonnement. Luc Langevin a goûté à sa propre médecine.

Mauvaises surprises, d’abord. « On a eu beaucoup de choses qu’on n’avait pas vues venir et qu’il a fallu régler », décrit-il.

« Il a fallu engager une hôtesse qui reçoit les gens et qui leur dit : “Bienvenue au spectacle, assurez-vous de cliquer ici, d’ouvrir votre micro.” On ne l’avait pas prévu. »

Heureusement, une bonne surprise allait compenser les mauvaises.

« Rapidement, on a vu nos dates en décembre être remplies. Les représentations étaient vendues à plus de 400 connexions régulières. »

Rassurés par l’affluence au guichet virtuel, les coproducteurs ont pu engager la dépense, donc l’hôtesse.

Ils ont haussé leur plafond à 1000 connexions pour les représentations entre Noël et le jour de l’An – apprenant du même coup qu’il leur faudrait modifier leur forfait limité à 500 courriels par jour.

Autre surprise, de nombreuses entreprises les ont contactés pour offrir ce spectacle virtuel en cadeau à leurs employés. « Ces contrats sont généralement très payants et ça nous a énormément aidés à rentabiliser notre investissement. »

Un clic, et clac !

« Je ne veux pas citer de chiffres précis, mais je peux vous dire que l’opération va être rentable, et le sera plus vite qu’on pensait », dévoile Luc Langevin.

Quand les spectacles traditionnels reprendront sans restriction, il se voit très bien alterner les représentations en salle et en ligne, si la demande se maintient.

« J’ai vraiment l’impression qu’on a créé un nouveau produit, une nouvelle façon de divertir les gens. »

— Luc Langevin

Ce nouveau produit a un potentiel international, croit-il. « Et on a déjà commencé à l’exploiter. »

Pour une tournée traditionnelle dans l’Europe francophone, son matériel de scène doit être expédié par bateau, dans un aller-retour qui fait perdre deux mois de représentations.

Avec le spectacle Interconnectés, « dans la même journée, je fais un spectacle en Europe et un autre au Québec. C’est fantastique ! »

À 14 h 30, heure de Montréal, il donne une représentation pour la France, où il est 20 h 30. « On met des gels dans les fenêtres de mon entrepôt pour leur donner l’impression qu’on est le soir », explique-t-il.

Après un souper à la maison en famille, il revient au studio pour un second spectacle à 20 h, destiné aux Québécois.

Et soudain, devant ses yeux, le marché anglophone commence à se matérialiser.

« Ça faisait longtemps qu’on cherchait à percer le Canada et les États-Unis. Avec un produit numérique, on est à un clic d’ouvrir une représentation en anglais pour un public anglophone. »

Un clic. Un claquement de doigts.

La prestidigitation, il connaît.

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