Enquêtes épidémiologiques

La course aux contacts

Alors que Québec s’apprête à déconfiner plusieurs régions du Québec et à faire passer à 14 000 par jour le nombre de tests de dépistage de la COVID-19, le réseau est-il prêt à réaliser les minutieuses enquêtes dont devront faire l’objet tous les cas déclarés positifs ? Certains doutent que les équipes actuelles, parfois débordées, soient en nombre suffisant pour mener cette opération capitale. Une enquête d’Émilie Bilodeau, Katia Gagnon, Ariane Krol, Ariane Lacoursière et Marc Thibodeau

Le Québec est-il prêt ?

L’ex-hockeyeur Georges Laraque, frappé par la COVID-19, est admis à l’hôpital Charles-Le Moyne à Longueuil le 30 avril. Le jour même, il reçoit un diagnostic positif. Celui qui est aujourd’hui animateur de radio obtient son congé le 5 mai. Ce jour-là, la Santé publique l’appelle, afin de procéder à l’enquête pour retracer ses contacts. « Ils m’ont dit que c’était un peu tard, mais qu’ils étaient tellement débordés avec les appels qu’ils doivent faire. »

Cinq jours, c’est long. Pour qu’une telle enquête soit réussie, elle doit idéalement être réalisée dans les 48 heures suivant la confirmation d’un diagnostic, précise la présidente de l’Association des spécialistes en médecine préventive du Québec, la Dre Isabelle Samson. « Le plus tôt est le mieux. Mais si on parle de trois, quatre, cinq jours de délai […], le gros des dommages est fait », dit-elle.

Difficile pour la Dre Samson de commenter le cas précis de Georges Laraque. Pour les patients hospitalisés, souligne la médecin, le travail d’enquête s’effectue parfois de concert avec l’équipe de contrôle et prévention des infections de l’hôpital.

Mais alors que Québec s’apprête à déconfiner certaines régions, ces enquêtes épidémiologiques deviennent cruciales, selon les experts. La « règle de bonne pratique en santé publique », c’est de joindre toutes les personnes avec qui les cas confirmés ont été en contact, explique la Dre Samson. En retraçant les cas, la Santé publique veut « casser la chaîne de transmission parce qu’on n’a pas de traitement à offrir » pour la COVID-19.

Des centaines de milliers de Québécois retourneront au travail, à l’école primaire et dans les services de garde à partir de lundi dans plusieurs régions du Québec. Le Grand Montréal devrait suivre deux semaines plus tard. Plus de gens risquent d’être contaminés, et plus de cas seront détectés, puisqu’on va doubler le nombre de tests effectués à l’échelle québécoise.

La Santé publique est-elle prête à enquêter sur ce possible tsunami de cas de COVID-19 ?

Chose certaine, depuis le début de la pandémie au Québec, plus de 35 000 cas de COVID-19 ont été confirmés et tous ont fait l’objet d’une enquête, selon ce qu’affirme le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS).

Le délai de 48 heures a-t-il été respecté partout, même dans les zones chaudes ? « Ça dépend des régions. Mais dans la plupart des cas, oui », avance la Dre Samson.

Cette « course aux contacts » est un véritable travail de moine, a indiqué mercredi en conférence de presse le directeur régional de santé publique de Lanaudière, le Dr Richard Lessard. Dans Lanaudière, où en moyenne 100 nouveaux cas de COVID-19 sont détectés chaque jour, 80 personnes s’affairent à cette tâche.

La littérature scientifique à travers le monde a démontré que la détection des cas de COVID-19 suivie de la « course aux contacts » étaient deux conditions déterminantes pour le bon déroulement d’un déconfinement post-pandémie.

De fait, le Québec a annoncé le 30 avril qu’il ferait passer de 7000 à 14 000 le nombre de tests de dépistage réalisés quotidiennement. Dans tous les cas déclarés positifs, il y aura enquête, assure le MSSS. L’objectif est d’« enquêter [sur] tous ces cas comme les directions régionales de santé publique [DRSP] le font depuis le début de la pandémie ».

A-t-on le personnel suffisant pour y arriver ? La Dre Isabelle Samson explique qu’il n’existe « pas de chiffre magique » sur le ratio idéal d’enquêteurs par nombre de cas à examiner par jour. Elle affirme que dans plusieurs régions du Québec, les directions régionales de santé publique « ont la capacité d’être réactifs » et d’enquêter rapidement sur tous les cas de COVID-19.

Mais dans les régions chaudes, comme Montréal, « il y a encore des défis importants ». Comme pour les CHSLD, la Dre Samson explique que les équipes de santé publique « ont besoin de gens à temps plein ». « Ça rend les équipes plus fragiles quand les gens viennent et repartent, viennent et repartent… », dit-elle.

Elle souhaiterait cependant que des indicateurs précis soient mis en place pour « mesurer la performance de la Santé publique ». À l’heure actuelle, on ignore quelle proportion des gens sont contactés dans ce délai crucial de 48 heures, dit-elle. La DSP a-t-elle des plans pour suivre ainsi les performances de ses antennes régionales ? La Dre Samson aimerait le savoir. « Pas dans un esprit de critiquer, mais dans le but d’être bien outillé en termes de main-d’œuvre », dit-elle.

Le Dr Paul Le Guerrier, médecin-conseil rattaché à l’équipe de prévention et de contrôle des maladies infectieuses à Montréal et à la Direction de santé publique de Montréal, souhaiterait aussi que le Ministère définisse des indicateurs susceptibles de servir de référence à atteindre en matière de retraçage avant le déconfinement, comme l’a fait l’Ontario. « Ce n’est pas à Montréal de les définir », dit-il.

La Dre Samson dit ne jamais avoir été contactée pour établir une feuille de route en vue de déterminer la main-d’œuvre médicale nécessaire en santé publique en temps de pandémie. 

« Des experts en ressources humaines devraient se pencher sur la question de la main-d’œuvre en santé publique et établir des systèmes pour mieux épauler les régions chaudes. »

— La Dre Isabelle Samson, présidente de l’Association des spécialistes en médecine préventive du Québec

Des enquêtes cruciales

Questionné sur le nombre de personnes supplémentaires qui seront mobilisées pour réaliser cette « course aux contacts » à travers le Québec, le MSSS a demandé à La Presse de contacter les 18 directions régionales de santé publique. Nous en avons contacté 15. Nous avons reçu des réponses de six DRSP. Aucune d’entre elles ne prévoit faire d’embauche pour le retraçage, sauf Montréal et Laval. En Outaoutais, six technologistes médicaux en microbiologie seront réaffectés pour répondre aux besoins supplémentaires.

Benoît Mâsse, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, doute que le gouvernement dispose actuellement des ressources humaines suffisantes pour intensifier le dépistage, le traçage des contacts à risque, une tâche particulièrement accaparante, et leur suivi en isolement.

« Idéalement, il faut que tout soit déjà bien rodé lorsqu’on commence à déconfiner. Le virus ne peut pas partir avant nous », relève le chercheur.

C’est encore plus vrai à Montréal, où la situation est loin d’être maîtrisée, ce qui augmente les risques de flambée en cas d’erreur. « On n’a pas de marge de manœuvre » permettant des erreurs, souligne M. Mâsse.

« On commence à se rendre compte qu’il y a bien des ratés, bien des hésitations dans la réponse gouvernementale. Je veux bien leur faire confiance, mais je suis inquiet. »

— Benoît Mâsse, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal

C’est effectivement Montréal qui absorbera une bonne proportion des cas découlant de la hausse des tests de dépistage. Déjà, l’équipe chargée de retracer les contacts à risque des personnes ayant eu un diagnostic de COVID-19, à la Direction de santé publique de Montréal, reçoit près de 400 nouveaux dossiers par jour, alors que sa capacité de prise en charge est de « 350 à 400 », selon le Dr Le Guerrier.

Infirmière clinicienne qui travaille au sein de l’équipe de traçage à Montréal, Jacynthe Caron note qu’il a déjà fallu ajouter beaucoup de personnel pour faire face à l’augmentation du nombre de cas depuis l’apparition du premier cas de COVID-19 sur le sol montréalais à la fin février. Des collègues au sein de la DSP ont été mobilisés d’urgence pour prêter main-forte. Des infirmières en milieu scolaire, des étudiants en médecine et des hygiénistes dentaires ont aussi été appelés à l’aide.

Le Dr Le Guerrier note qu’environ 80 enquêteurs sont mobilisés quotidiennement pour mener les entrevues initiales et identifier les contacts problématiques. Une soixantaine d’employés de soutien sont requis pour procéder notamment à la saisie des données à différentes étapes du processus. Il faut dire que les informations sur les nouveaux cas arrivent actuellement par télécopieur et doivent être saisies manuellement.

Le médecin convient que la montée projetée du nombre de tests quotidiens à 14 000 par jour dans la province va se traduire par une augmentation sensible du nombre de cas à traiter et de la charge de travail de l’équipe de traçage de Montréal, mais il ne peut l’estimer précisément pour l’heure.

« Je n’ai aucune idée. Je m’attends à ce que ça augmente et il va falloir s’adapter à la situation », a-t-il souligné en entrevue avec La Presse jeudi.

La Dre Mylène Drouin, directrice régionale de santé publique de Montréal, a précisé vendredi en conférence de presse qu’il faudrait embaucher plus d’une centaine d’employés pour faire face à la demande en matière de retraçage.

La Direction de santé publique de Laval, dont l’équipe de retraçage traite actuellement entre 100 et 150 cas quotidiennement, s’attend à ce que ce volume double avec l’intensification des tests de dépistage.

Alexandre St-Denis, adjoint au directeur de santé publique volet protection de la santé, prévoit qu’il faudra ajouter une trentaine de personnes à l’équipe pour répondre ultimement à la demande tout en maintenant l’efficacité du système en place. « On est conscients que c’est un défi important », relève M. St-Denis.

À l’heure actuelle, il s’écoule généralement moins de 24 heures entre le moment où un nouveau cas d’infection est signalé et l’appel aux personnes ayant eu un contact à risque avec le malade, précise-t-il.

« Plus vite on réalise l’enquête, le mieux c’est », souligne la Dre Yannick Lavoie, coordonnatrice médicale de l’équipe des maladies infectieuses.

Dans Lanaudière, le Dr Lessard croit qu’il aura suffisamment de personnel. « Je pense que oui. Car on nous alloue les ressources qui ne sont pas sur d’autres travaux », dit-il. Le PDG du CISSS de Lanaudière, Daniel Castonguay, explique que 800 personnes du territoire ont été délestées de leurs activités habituelles au début de la pandémie et qu’une partie d’entre elles ont été envoyées pour épauler l’équipe de la Santé publique. Parmi elles, beaucoup de femmes enceintes et d’employés immunosupprimés.

Chef de service régional, maladies infectieuses à la Direction de santé publique de la Montérégie, Jérôme Latreille « ose espérer » qu’il aura les effectifs nécessaires pour répondre à une éventuelle hausse du nombre d’enquêtes à réaliser. « Mais il reste plusieurs inconnues. Par exemple, on sait que l’on testera plus. On s’attend à une hausse de cas, mais de combien ? On ne sait pas », dit-il.

L’informatique à la rescousse

Pour l’aider dans sa chasse aux contacts, le MSSS dit aussi miser sur sa plateforme Akinox. Ce nouveau système permet depuis quelques semaines de faire le suivi électroniquement des symptômes des personnes appelées à se mettre en isolement après un contact à risque avec une personne infectée. La plateforme doit être bonifiée pour permettre que les entrevues initiales visant à identifier les contacts à risque, particulièrement longues, soient écourtées à l’aide de formulaires électroniques remplis par les personnes contaminées, mais le processus connaît du retard.

« Dans le contexte du déconfinement et de l’augmentation du nombre de tests de dépistage, l’administration d’un questionnaire autoadministré par la personne atteinte de la COVID-19 revêt un avantage énorme dans la prise en charge par les directions de santé publique, facilite et réduit la charge de travail des infirmières enquêtrices tout en augmentant les données disponibles le plus rapidement possible aux actions de protection de la Santé publique », indique le MSSS.

« Le premier appel [pour identifier les contacts à risque], qui dure 1 heure, voire 1 heure 30, pourrait durer cinq ou six minutes. Ça nous aiderait à hausser considérablement notre capacité », relève le Dr Le Guerrier.

« On aura moins de dossiers papier. Tout sera centralisé. La communication pourra se faire par courriel. Ça va diminuer le nombre de ressources humaines nécessaires et ça va être plus facile », croit la Dre Samson.

Pas d’enquête sur certains cas

Le Québec compte officiellement 35 000 cas de COVID-19. Mais un certain nombre de ces gens infectés par le coronavirus sont des « cas cliniques », qui n’ont pas subi de test et ne peuvent pas nécessairement être liés à un malade. Ils ne sont pas comptabilisés dans les cas officiels et, jusqu’à cette semaine, ils ne faisaient pas l’objet d’une enquête épidémiologique.

Combien de cas au Québec ?

30 889 cas de COVID-19 ont été confirmés par un test en laboratoire.

4349 cas de COVID-19 ont été diagnostiqués par lien épidémiologique.

Un minimum de 1352 cas cliniques ont été déclarés par des médecins, mais il y en a probablement beaucoup plus.

Le directeur national de santé publique, Horacio Arruda, a évoqué vendredi dernier le chiffre de 250 000 Québécois infectés, soit 3 % de la population.

Une étude de l’Université de Montréal utilisant un modèle statistique établissait à 256 000 le nombre de cas au Québec en date du 22 avril dernier.

Pas d’enquête pour les cas cliniques jusqu’à maintenant

Laurie-Anne Ménard est l’un de ces « cas cliniques ». La Montréalaise de 28 ans a commencé à avoir de la difficulté à gérer son asthme il y a trois semaines. Elle a ensuite vu son état se dégrader. Son nez s’est mis à couler.

« Un jour, je me suis levée et mes orteils me démangeaient énormément. J’avais aussi des douleurs aux orteils. Je me suis dit : OK, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. J’ai appelé la ligne COVID. »

Lors de cet appel, le 1er mai, on lui donne un rendez-vous téléphonique avec un médecin. « La docteure m’a dit qu’ils ne testaient pas la population générale, mais elle a confirmé un diagnostic positif à la COVID. Elle m’a déclarée positive à la Santé publique, raconte Mme Ménard. La docteure m’a dit que ça se pouvait que quelqu’un m’appelle dans les prochains jours pour vérifier mes déplacements et d’autres informations. Elle a aussi dit que ça se pouvait qu’ils ne m’appellent pas parce qu’ils sont surchargés. »

Ni ses proches ni elle n’ont été contactés. Depuis le diagnostic, l’état de santé de Mme Ménard s’est dégradé. Elle fait de la fièvre, a de la difficulté à manger et a de la diarrhée.

Roxanne Gendreau est elle aussi un « cas clinique » de COVID-19. Elle a été déclarée positive au virus le 16 avril par un médecin dans une clinique de dépistage. Comme elle ne prenait pas du mieux, elle s’est rendue à l’hôpital Anna-Laberge, le 28 avril. « Le médecin ne m’a pas testée, mais il m’a dit que c’était la COVID. Il m’a dit que j’avais des taches sur les poumons, que le virus m’avait donné une pneumonie [...]. Ils n’ont pas fait d’enquête », dit-elle.

Des enquêtes à partir de cette semaine

Jusqu’à maintenant, les cas cliniques ne faisaient pas l’objet d’une enquête par la Santé publique, précise Jérôme Latreille, chef de service régional à la Direction de santé publique de la Montérégie.

M. Latreille explique que ces patients recevaient tout de même un diagnostic de leur médecin et que ce médecin « transmettait des recommandations d’isolement ». Pourquoi n’enquête-t-on pas dans ce cas ? « C’était une approche qui permettait de ne pas être submergé par un bruit de fond » pour lequel il n’y avait, selon lui, « pas de valeur ajoutée » à faire une enquête.

Mais la situation a changé cette semaine, dit-il. « Avec le déconfinement, on vient tester et enquêter différemment. […] On vient élargir le bassin de population pouvant avoir accès aux tests pour être en phase avec le déconfinement. »

Depuis le 4 mai dernier, les cas cliniques font donc eux aussi l’objet d’une enquête. « Avec le déconfinement, la déclaration des cas cliniques sera une importante source d’information afin d’identifier le plus précocement possible les éclosions qui pourraient survenir », précise Robert Maranda, porte-parole du ministère de la Santé et des Services sociaux.

Comment fonctionnent les enquêtes ?

Chirurgien orthopédique à l’hôpital Charles-Le Moyne, Hai Nguyen a été réaffecté il y a déjà plusieurs semaines à l’équipe des enquêtes de la Santé publique de la Montérégie, pour laquelle il travaille de trois à quatre jours par semaine. Explications.

En début de journée, le Dr Nguyen reçoit quelques dossiers de cas qui ont été confirmés, par test ou par lien épidémiologique. Commence un travail minutieux de plusieurs heures.

Première étape : communiquer avec le patient, qui a déjà été informé de son diagnostic, habituellement dans les 48 heures précédentes. L’appel couvre deux grands volets : des questions, notamment pour déterminer où le patient a pu contracter la maladie, et des conseils très précis sur l’isolement. Les précautions à prendre pour ne pas contaminer les autres occupants de la maison, les symptômes à surveiller et, si l’état se dégrade, où aller consulter et par quels moyens de transport. Car même après plus de deux mois en confinement à être bombardés d’information sur la COVID-19, les consignes sont loin d’être intégrées par tous.

L’enquêteur doit aussi déterminer si des contacts du patient ont des symptômes, s’il y a lieu de les tester et de leur ouvrir des dossiers. Chaque patient génère en moyenne un nouveau cas, estime le Dr Nguyen. Au terme de cet appel, qui aura duré de 30 à 45 minutes, il faut communiquer avec l’employeur ou, s’il s’agit de travailleurs de la santé, les instances responsables de traiter ce genre de cas.

Dans les entreprises, par exemple, il faut aviser le superviseur du dernier quart effectué par l’employé infecté, lui communiquer la liste de contacts fournie par celui-ci, lui demander de vérifier s’il y en a d’autres et l’informer des consignes à donner aux employés concernés (s’absenter du travail pour 14 jours, surveiller leurs symptômes, etc.)

« Et il y a toute la paperasse qui vient avec et qui n’est pas négligeable non plus », note le Dr Nguyen. À la fin d’une journée, il aura terminé en moyenne quatre dossiers pour la Santé publique de la Montérégie.

En effet, au-delà des étapes officielles à accomplir, il doit parfois se livrer à un véritable travail d’enquête. Il n’est pas rare que le numéro de téléphone du patient inscrit au dossier soit erroné ou qu’il n’y en ait pas, ou que le résultat du laboratoire n’y figure pas. « Ça m’a parfois pris des acrobaties d’assez haute voltige pour trouver », raconte-t-il.

Avec son accès au Dossier santé Québec (DSQ), il réussit à trouver des résultats de laboratoire et des coordonnées de patients. Trouver un patient hospitalisé dont le nom de famille était erroné s’est avéré plus ardu. « J’ai fini par me débrouiller dans le système hospitalier, que je connais bien, et par appeler l’étage et les soins pour que ce patient ne tombe pas entre deux chaises. »

Mais il ne s’en offusque pas. « L’erreur est humaine et on doit s’attendre à beaucoup d’erreurs humaines dans une période comme celle-ci », dit-il.

« Un travail de Sherlock Holmes »

Jacynthe Caron, une infirmière clinicienne, travaille quant à elle au sein de l’équipe de prévention et contrôle des maladies infectieuses de la Direction de santé publique de Montréal. Au début de la crise, elle avait prévu un grand tiroir pour classer les dossiers à traiter de cas confirmés d’infection au nouveau coronavirus.

Un collègue s’est gentiment moqué d’elle, lui disant qu’elle n’aurait jamais besoin d’autant d’espace, mais la multiplication des cas depuis la fin du mois de février a rapidement eu raison du tiroir et l’a obligée à revoir ses plans d’archivage.

Le travail n’a pas cessé depuis pour l’infirmière et ses collègues qui multiplient chaque jour les appels pour identifier les contacts à risque qu’ont pu avoir les personnes infectées et informer les individus concernés de la nécessité de s’isoler et de surveiller leurs symptômes.

Mme Caron note que les enquêteurs doivent se montrer sensibles psychologiquement à la situation des personnes infectées au coronavirus, qui apprennent parfois de leur bouche le résultat du test même s’il est normalement prévu que ce soit le médecin traitant qui assume cette tâche.

« Il faut très rapidement les mettre en confiance », relève l’infirmière, qui doit parfois faire appel à un interprète pour parvenir à ses fins.

L’entrevue est cruciale puisqu’elle permet d’identifier des personnes à risque. Mais aussi parce qu’elle peut mener sur la piste d’établissements ou de milieux menacés par une éclosion importante.

L’identification des contacts force parfois les enquêteurs à effectuer des recherches plus poussées, notamment parce qu’il arrive que les informations devant permettre de les joindre soient inexactes ou que les personnes aient changé de résidence.

« J’aime dire que c’est un travail de Sherlock Holmes », souligne l’infirmière.

Temps estimé pour les différentes étapes du traçage des contacts

Entrevue avec la personne ayant eu un diagnostic de COVID-19 pour établir la liste des contacts : 45 minutes

Temps de l’appel initial avec chaque contact : 10 minutes

Nombre de contacts par cas : de 10 à 30

Source : Centre européen de contrôle et de prévention des maladies

Une importance variable d’un pays à l’autre

Les États qui entreprennent de déconfiner progressivement leur population soulignent presque à l’unanimité que le traçage des contacts de personnes atteintes de la COVID-19 est un élément central de leur plan de lutte contre la pandémie. Certains gouvernements se sont cependant montrés plus déterminés que d’autres à ce sujet au cours des derniers mois.

Singapour

À l’instar d’autres États asiatiques comme la Corée du Sud et Taiwan qui ont réussi à endiguer la crise, les autorités sanitaires de cette cité-nation à forte densité urbaine ont mis rapidement un fort accent sur les tests de dépistage et le traçage. Les personnes ayant été en contact étroit avec des personnes contaminées sont identifiées et invitées à se placer en quarantaine, dans leur propre demeure ou dans des établissements gouvernementaux. La police collabore avec les responsables sanitaires, notamment lorsqu’il est difficile de retracer un contact. Une application pour téléphone a par ailleurs été développée pour recenser les contacts de proximité entre individus, mais elle n’a été adoptée que par une faible fraction de la population, ce qui limite son utilité. Le traçage énergique du gouvernement a aidé initialement à maîtriser le coronavirus, mais une nouvelle flambée a forcé subséquemment l’imposition de mesures de confinement sévères qui doivent rester en place jusqu’au 1er juin.

Nouvelle-Zélande

La première ministre du petit pays de 5 millions d’habitants a annoncé il y a quelques semaines que la bataille contre la COVID-19 avait été « gagnée » et que la transmission communautaire était « largement » maîtrisée. Elle a prévenu dans la foulée que son gouvernement n’entendait pas baisser la garde et continuerait de tester et de retracer systématiquement les contacts de personnes contaminées, notamment en se dotant de ressources suffisantes pour que l’équipe de traçage puisse gérer jusqu’à 10 000 appels par jour. La situation sur ce plan était plus difficile en mars. Un audit rendu public par le gouvernement a souligné que le personnel affecté au traçage avait été submergé à quelques reprises alors que le nombre de nouveaux cas de contamination n’excédait pas 100 par jour. Les efforts pour mettre en place une équipe spécialisée pouvant intervenir en appui aux services régionaux de santé publique ont aussi connu des ratés.

Allemagne

Le gouvernement allemand est fréquemment cité en exemple pour la manière dont il a réagi à la pandémie. Il a notamment mis l’accent sur le dépistage, décuplant les tests tout en identifiant efficacement les contacts des personnes contaminées avant de les tester à leur tour. Les autorités cherchent aujourd’hui à renforcer le système en place pour pouvoir procéder au déconfinement tout en minimisant les risques de rebond, et elles travaillent notamment dans ce contexte au développement d’une application pour téléphone similaire à celle qui a été expérimentée à Singapour. Elle devrait stocker les données sur les contacts dans les appareils des individus concernés plutôt que de manière centrale en raison des craintes d’atteinte à la vie privée. Plusieurs autres États européens étudient ces applications, dont le Royaume-Uni, qui a entrepris cette semaine d’en tester une version sur la population d’une île de 80 000 habitants.

États-Unis

La réponse américaine à la pandémie de COVID-19 a varié grandement d’un État à l’autre depuis le début de la crise, et le recours au traçage de contacts n’a pas échappé au phénomène. Alors que le président Donald Trump pousse pour accélérer un processus de déconfinement que nombre d’analystes jugent précipité, de multiples voix s’élèvent pour demander une augmentation massive des ressources humaines consacrées à cette tâche. Dans un rapport paru il y a quelques semaines, l’Association of State and Territorial Health Officials relevait qu’il n’y avait que 2000 enquêteurs spécialisés pour l’heure au pays et qu’il faudrait au bas mot ajouter 100 000 employés aux services de traçage existants pour faire face aux besoins. Un groupe d’experts médicaux a écrit récemment aux dirigeants des deux chambres du Congrès en évoquant un chiffre encore plus élevé de 180 000 personnes comme cible d’embauche. « Nous allons avoir besoin d’accroître considérablement la quantité de travailleurs de terrain en santé publique », se borne à dire le directeur des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), Robert Redfield, qui promet une approche « très énergique » en matière de dépistage et de traçage.

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