Le sort du pays entre les mains des jeunes

Après 20 ans de pouvoir, le règne de Recep Tayyip Erdoğan en Turquie pourrait se terminer dimanche. Or, que le pays opte pour la continuité ou qu’il élise à sa tête le social-démocrate Kemal Kılıçdaroğlu, ce choix sera en grande partie celui de la jeunesse, dont le rôle s’annonce déterminant.

La Presse en Turquie

« Le plus important, c’est qu’Erdoğan parte »

Istanbul — Plus de 5 millions de jeunes adultes voteront pour la première fois dimanche en Turquie, et ils pourraient jouer un rôle déterminant dans l’élection présidentielle. Rencontre avec une génération qui n’a connu que le pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan.

Dans son petit appartement de Dikilitas situé sur la rive asiatique d’Istanbul, Betul, 28 ans, rêve d’ailleurs. Originaire de Samsun, sur les bords de la mer Noire, elle est arrivée à Istanbul en 2013 pour faire des études en psychologie. « À l’époque, je pouvais étudier et vivre confortablement avec un job étudiant de serveuse dans un café. Aujourd’hui, j’ai un travail à temps plein et je peine à joindre les deux bouts alors que j’ai eu une augmentation », résume la jeune femme, en roulant une énième cigarette.

Betul a abandonné ses études il y a trois ans et travaille pour un institut de sondages. Chaque année, elle espère retourner à l’université, mais l’insécurité financière est trop grande. En quelques années, la livre turque a fondu face au dollar ; le prix des produits de consommation a explosé.

« Si mon ordinateur ou mon téléphone tombe en panne, c’est tout de suite la moitié d’un salaire mensuel qui part », explique Betul, qui se décrit comme une militante socialiste.

Elle a rejoint le parti TIP, le parti des travailleurs qui soutient indirectement la coalition d’opposition menée par Kemal Kılıçdaroğlu. Son engagement a commencé dès l’université quand l’AKP, parti du président Erdoğan, a nommé au poste de recteur certains de ses partisans sans autre forme d’élection. L’une de ses professeurs a même été emprisonnée pour ses positions favorables à l’intégration de la minorité kurde, tout comme certains étudiants.

Pour Betul, le seul espoir possible, c’est un départ d’Erdoğan, qui est au pouvoir depuis 20 ans comme premier ministre, puis comme président qui sollicite un troisième mandat. Elle reconnaît toutefois le caractère composite de l’opposition.

« Il y a six partis qui ont des opinions très différentes, voire antagonistes, mais le plus important, c’est qu’Erdoğan parte. Ensuite on avisera. »

— Betul, militante du parti TIP

Betul se félicite par ailleurs d’avoir converti sa mère, électrice d’Erdoğan, à la coalition d’opposition.

La jeunesse, qui représente un quart de la population turque, pourrait avoir un impact non négligeable sur le scrutin à venir. Les deux principaux candidats à l’élection multiplient les appels à la jeunesse dans leurs campagnes respectives. Marquée par la crise économique, la restriction des libertés publiques depuis le virage autoritaire du président Erdoğan entamé en 2015 et l’absence de perspectives sur le long terme, une partie d’entre eux semble avoir fait le choix de la mobilisation.

« Les jeunes seront une donnée importante de ce scrutin, mais dans le même temps, nous n’avons pas de données précises sur leur comportement électoral. Les sondages, commandés soit par l’opposition, soit par le pouvoir, ne sont pas fiables », tempère Bayram Balci, chercheur au CERI – Sciences Po et ancien directeur de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul.

« Erdoğan jusqu’au bout »

Dimanche dernier, sur le site de l’ancien aéroport d’Istanbul, dans le sud-est de la ville, des dizaines de milliers de supporters sont venus applaudir leur candidat. Parmi eux, de nombreux jeunes ont fait le déplacement. « Nous appuierons Erdoğan jusqu’au bout », se félicite Petul Argin, une jeune femme de 25 ans au manteau de cuir noir et au sac à main rose.

Dans sa famille, tout le monde vote Erdoğan depuis toujours. Dans le discours que le président vient de terminer, elle retient son intention de rehausser le salaire minimum et se félicite de sa promesse de distribuer gratuitement du gaz aux familles nécessiteuses. Elle travaille dans la sécurité et dit ne pas être touchée directement par la crise.

« Ce serait catastrophique si l’opposition gagnait ces élections. Ces partis soutiennent les terroristes kurdes. Nous serons plus divisés que jamais. »

— Petul Argin

Gilet jaune sur le dos, Arsana et Yassir, 23 et 29 ans, orientent les supporters d’Erdoğan vers la sortie. La foule est si compacte que les gens doivent patienter longuement avant de réussir à regagner le métro. L’occasion pour les militants de conspuer la Ville d’Istanbul et son maire, Ekrem İmamoğlu, opposant au président Erdoğan et candidat victorieux aux élections municipales de 2019.

« Erdoğan est celui qui a les caractéristiques que l’on recherche, il porte notre drapeau. Il porte les valeurs des musulmans et les protège », explique Yassir, qui fait des études d’électricien et souscrit à l’idée de faillite morale proposée par l’opposition. Il balaie d’un revers de main le taux de chômage des jeunes, estimé à 28 %.

« Ceux qui ne trouvent pas de travail ne font pas d’efforts. Il y a du travail en Turquie, mais certains n’en veulent pas. Partir à l’étranger, ce n’est pas de cette manière qu’on aide le pays et qu’on le soutient. »

— Yassir, partisan d’Erdoğan

La veille, c’est l’opposition qui avait organisé son grand rassemblement. Un petit groupe de jeunes presse le pas à l’annonce du discours de Kılıçdaroğlu, sous une nuée de drapeaux turcs. « J’ai toujours vécu sous Erdoğan, il est temps que ça change », explique Oguzhan Yildirim, 21 ans, originaire d’Izmir et étudiant en économie à l’Université du Bosphore.

« En Turquie, il n’y a pas de justice et l’éducation est de plus en plus mauvaise. On est étudiants à l’Université du Bosphore, c’est la meilleure de Turquie, mais l’éducation n’est pas au niveau des standards européens.

« Si Erdoğan est réélu, je quitterai le pays. C’est notre chance aujourd’hui », ajoute celui qui votera pour la première fois dimanche.

Vers un vent de changement ?

Pour certains, il a redonné du prestige à la Turquie. Pour d’autres, c’est un autocrate qui étouffe le pays. Recep Tayyip Erdoğan peut-il se faire montrer la sortie, après 20 ans d’un règne de plus en plus répressif ? Une partie de la réponse dimanche, au premier tour des élections présidentielle et législatives, qui s’annoncent serrées.

Quel est l’enjeu ?

Les Turcs sont à un tournant. Dimanche, ils devront choisir entre deux hommes qui incarnent deux visions du pays. Dans le coin droit, le président sortant, l’islamo-conservateur Recep Tayyip Erdoğan, homme fort au pouvoir depuis 2003. Dans le coin gauche, Kemal Kılıçdaroğlu, challenger social-démocrate inclusif, à la tête d’une coalition de six partis de l’opposition. Pour nombre de Turcs, l’enjeu est crucial. Une victoire de Kılıçdaroğlu (prononcer « Kirishdarolou ») serait une véritable bouffée d’oxygène dans un pays qui étouffe de plus en plus. « Ils voient cette élection comme une dernière chance de renverser la tendance autoritaire d’Erdoğan et de restaurer la démocratie », résume Ceren Belge, professeure de sciences politiques à l’Université Concordia, experte de la Turquie.

Erdoğan peut-il perdre ?

C’est loin d’être exclu. La plupart des sondages le donnent perdant au premier tour, par quelques points, ce qui pourrait forcer la tenue d’un second tour le 28 mai. Chef de l’AKP (Parti de la justice et du développement), Erdoğan est usé par 20 ans de pouvoir et la magie n’opère plus. Il peine à gérer l’inflation qui lamine le pays (jusqu’à 86 % en octobre, redescendue à 44 % en avril), et beaucoup lui reprochent sa piètre gestion du tremblement de terre, qui a fait 46 000 morts en Turquie en février. Sans compter cette inquiétante dérive autoritaire, qui s’accentue depuis le coup d’État raté de 2016. « De 50 à 60 % des Turcs n’en peuvent plus de lui, ajoute Vahid Yücesoy, doctorant en sciences politiques à l’Université de Montréal. Il y a un réel mécontentement et une vraie possibilité que l’opposition l’emporte. »

Quelle opposition ?

Deux candidats disputent la présidence à Recep Tayyip Erdoğan. Mais son seul rival sérieux est Kemal Kılıçdaroğlu, 74 ans, leader du CHP (parti historique d’Atatürk) et de « l’Alliance de la Nation », coalition très éclectique de six partis (centre droit, centre gauche, droite nationaliste et trois formations islamistes) forgée pour faire barrage à Erdoğan. Surnommé le « Gandhi turc » en raison de sa soif d’équité et de leur ressemblance physique, Kılıçdaroğlu a mené une campagne axée sur le pluralisme et la tolérance, à des kilomètres des discours clivants du président sortant. Ses vidéos, filmées dans sa cuisine, son bureau ou son salon, ont été vues des milliers de fois. Un exploit considérant les difficultés de l’opposition à faire entendre son message, la majorité des médias turcs étant contrôlés par Erdoğan.

Les Kurdes, faiseurs de rois ?

Le parti de gauche prokurde HDP (Parti démocratique des peuples) ne fait pas officiellement partie de la coalition d’opposition, condition sine qua non au ralliement du Bon Parti (nationaliste antikurde). Mais son soutien peut faire pencher la balance. Les Kurdes représentent environ 10 % des voix et le cinquième de la population turque, estimée à 85 millions. Si certains Kurdes conservateurs se rangent toujours derrière Erdoğan, le HDP a ouvertement donné son appui à l’opposition. Il faudra aussi tenir compte des 5 millions de jeunes Turcs qui n’ont connu qu’Erdoğan et voteront pour la première fois. Leurs voix porteront-elles ?

Et si Kılıçdaroğlu l’emportait ?

En cas de victoire, la priorité de l’opposition sera de restaurer le système parlementaire sapé par Erdoğan et de restreindre les pouvoirs de la présidence. La coalition voudra par ailleurs multiplier les réformes, libérer les prisonniers politiques, enrayer l’inflation et renvoyer chez eux les 3,6 millions de Syriens qui se sont réfugiés en Turquie. On peut aussi prévoir une amélioration des relations avec les Occidentaux, qui observent le scrutin avec intérêt. Erdoğan a donné bien des maux de tête à ses alliés de l’OTAN et de l’Union européenne en raison de son imprévisibilité, qu’il s’agisse de la question migratoire ou de son rapprochement avec Poutine. Où loge-t-il exactement ? Encore faut-il que cette opposition reste unie, souligne Vahid Yücesoy. « Ils ont certes des points communs, mais c’est une coalition fragile basée sur des acquis fragiles. Ils ont des visées vraiment à l’opposé par rapport à l’avenir de la Turquie. »

Et si Erdoğan est reconduit ?

Pour Ceren Belge, la réponse est simple : la dérive autoritaire va s’accentuer. « Plus il se sent menacé, plus il compte sur la coercition et la répression. Ça ira dans ce sens-là. » Mais la question est aussi de savoir ce que fera Erdoğan s’il est battu. De ce côté, l’incertitude flotte. Acceptera-t-il le verdict des urnes ? Cherchera-t-il à déstabiliser le pays ? À provoquer ? « Si le résultat est serré, il pourrait contester les résultats, opine Mme Belge. Il peut mettre la pression sur le conseil électoral pour invalider le vote. Il peut demander à ses supporteurs de sortir dans la rue. Mais il n’a pas beaucoup d’autres options. Et plus il conteste, plus il risque de perdre. » Une certitude : il n’y aura pas de raz-de-marée. Et peu importe le résultat, le prochain président de la Turquie devra affronter une économie en déroute et diriger une nation divisée. Gros défi à l’horizon.

2003

Élu premier ministre de la Turquie, à la tête de l’AKP (Parti de la justice et du développement).

2013

Des manifestations autour d’un parc d’Istanbul sont sévèrement réprimées. Erdoğan dévoile son visage autoritaire.

2016

Coup d’État avorté contre Erdoğan. La dérive autoritaire se poursuit, avec arrestations massives d’opposants.

2017

À la suite d’un référendum, le système politique turc passe du système parlementaire au système présidentiel. Un an plus tard, Erdoğan est élu président.

49,2 %

Voix données à Kemal Kılıçdaroğlu

45,6 %

Voix données à Recep Tayyip Erdoğan

Source : Sondage AR-G publié par le site Euronews

86 %

Taux de participation moyen aux élections turques. En comparaison, il est de 66,8 % aux États-Unis et de 67 % au Royaume-Uni.

Source : World Population review

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.