Documentaire Les Fils

Miroir de l’Église et du Québec actuels

Le documentaire Les Fils, réalisé par Manon Cousin, est actuellement à l’affiche à Montréal, Trois-Rivières et Québec. Il retrace l’histoire d’une communauté religieuse, les Fils de la Charité, qui s’est installée dans le quartier populaire de Pointe-Saint-Charles au tournant des années 1970. Sortant de leurs presbytères et de leurs accointances avec les élites, ces prêtres-ouvriers décidèrent d’aller vivre en logement, au sein de la population qu’ils voulaient servir et accompagner. Ils travaillaient en usine, s’engageaient dans les syndicats et participaient à la mobilisation du quartier. Pour eux, la foi se devait de contribuer à la transformation du monde.

Ce film nous plonge donc dans une époque et un milieu traversés par l’effervescence des mouvements communautaires et sociaux. Il nous rappelle aussi que des chrétiens, animés par la radicalité de l’Évangile et nourris par la théologie de la libération, ont contribué à la Révolution tranquille en solidarité avec les laissés-pour-compte. En ce sens ce documentaire – comme d’ailleurs celui de Maxime Faure récemment sorti, intitulé Ainsi soient-elles et portant sur les Sœurs Auxiliatrices – représente un jalon important de notre mémoire collective.

Mais il y a plus ici que le simple rappel du passé. Comme toute œuvre d’art, en nous décentrant et en nous permettant de prendre du recul, ce film nous convie à faire un retour réflexif et critique sur notre présent.

Ce qui frappe alors, c’est de constater à quel point les grilles d’analyse, les contextes et les idéologies ont radicalement changé. Deux éléments peuvent illustrer la profondeur de ce changement.

Le mirage des médias sociaux

Premièrement, lorsque les Fils de la Charité arrivèrent à Pointe-Saint-Charles, ils se retrouvèrent au sein d’une population aliénée par l’exploitation économique et la misère sociale. Ces gens étaient écrasés par des conditions de vie et de travail aussi indignes qu’injustes. Leur expérience quotidienne du mépris ne pouvait que générer frustration, colère et rage. Qu’ont alors fait les Fils, dans la foulée des autres acteurs sociaux déjà à l’œuvre dans le quartier ? Ils ont canalisé ces passions. Ils les ont mobilisées dans des actions collectives. Ils ont ainsi transformé le sentiment d’aliénation en une force de conscientisation et d’engagement au service du bien commun.

De nos jours, une telle chose est-elle encore possible ? Frustration, colère et rage sont toujours bien présentes chez de larges pans de la population. Toutefois, maintenant, ces passions se voient la plupart du temps aspirées dans cette sorte d’immense trou noir que sont les médias sociaux.

Si bien qu’au lieu de pousser les citoyens et les citoyennes à sortir d’eux-mêmes et à s’unir pour trouver des solutions collectives à leurs problèmes, la pression va plutôt dans le sens du repli sur soi et de l’enfermement. Chacun et chacune, devant son téléphone intelligent, s’indignant dans une chambre d’écho où il s’agit, la plupart du temps, de dire tout ce qui nous passe par la tête. Et ce, au nom de la pure jouissance de s’exprimer, de donner son opinion et de déverser son fiel dans un espace virtuel sans véritable lieu d’adresse. Un espace, donc, largement privé de toute possibilité de construction et d’incarnation du lien social. Les nombreuses assemblées de quartier, tenues à la Clinique populaire de Pointe-Saint-Charles, dont témoignent les images d’archives ressuscitées par Manon Cousin, auraient-elles pu se tenir dans notre monde actuel où l’on s’imagine « militer » sur Facebook et sur Twitter ? J’en doute. Les Fils de la Charité vivaient à l’époque des animateurs sociaux. Nous vivons plutôt à celle des médias « a-sociaux ».

L’impasse de l’identité

Deuxième élément pouvant illustrer aussi le contraste des époques : les Fils évoluaient dans un univers où l’on parlait couramment des classes sociales. Les ouvriers et ouvrières qui se mobilisaient, avec le soutien de ces prêtres, se reconnaissaient partie prenante d’un mouvement collectif. Ils développaient la conscience de s’inscrire, au-delà de leurs particularités individuelles, dans l’histoire plus large des rapports de classe et des luttes sociales.

Or, aujourd’hui, plus personne ne parle de cela, car nous n’en avons que pour les identités. L’effet narcissique des médias sociaux, que je viens d’évoquer, y est évidemment pour quelque chose. Mais plus profondément, et au diapason d’une tendance lourde en Occident, c’est tout le Québec qui, depuis les années 1990, s’embourbe toujours davantage dans cette impasse identitaire (et l’on pourrait en dire autant de l’Église québécoise).

Un des symptômes de cela se manifeste, entre autres, au sein du discours nationaliste. Autrefois porteur d’un projet de société et d’émancipation pour tous et toutes, ce discours s’est maintenant ratatiné sur des « valeurs » que l’on brandit comme des marqueurs identitaires n’ayant aucune autre portée que celle de se faire valoir en s’affirmant contre les autres. Mon identité est meilleure que la tienne !

Notre interminable et déprimant débat sur la laïcité – une laïcité, il faut bien le dire, instrumentalisée à des fins d’exclusion et de discrimination – étant l’exemple achevé de cette dérive.

De nos jours, la lutte des classes a été remplacée par les guerres identitaires. Dans ce passage, nous avons perdu de vue l’horizon d’un projet de société émancipateur, égalitaire et inclusif.

Ainsi, pour le dire avec une formule choc, l’obsession de l’identité est continuellement en train de tuer la solidarité. Tout devient matière à fétiche identitaire : aujourd’hui c’est l’opposition au masque et au passeport vaccinal ; hier c’était l’opposition aux voiles et aux accommodements raisonnables ; et demain ce sera n’importe quel autre sujet ou objet monté en épingle par les faiseurs d’opinions. Dans ce contexte, l’idéal de la citoyenneté apparaît abandonné au profit du combat de tous contre tous dans l’immense marché des identités. Si les Fils de la Charité vivaient à l’époque de la justice sociale et de la libération des pauvres, nous vivons plutôt à celle de la consommation identitaire en parfaite adéquation avec le capitalisme néolibéral.

Les visions de la foi et de la société incarnées par les protagonistes du documentaire Les Fils sont, on le voit bien, à mille lieues des idéologies d’aujourd’hui. Une des grandes qualités de l’œuvre de Manon Cousin réside donc dans le fait qu’en plus de nous donner accès à cette page de notre histoire, elle nous tend également un miroir dans lequel se reflètent les visages de l’Église et du Québec actuels. Et, il faut l’avouer, les deux semblent avoir bien mal vieilli !

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