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Des médicaments indiens qui rendent malade

Les lacunes du système réglementaire encadrant la production de médicaments en Inde, qui se targue d’être « la pharmacie du monde », ont des conséquences problématiques dans de nombreux pays. Les populations des États les plus riches, mieux équipés pour contrôler la qualité des produits provenant du géant asiatique, sont moins à risque, mais n’échappent pas non plus aux dérapages.

UN DOSSIER DE MARC THIDOBEAU

Rendue aveugle par des gouttes

Clara Oliva était loin de se douter de ce qui l’attendait lorsque sa compagnie d’assurance lui a demandé en mai 2022 de remplacer la marque connue de gouttes oculaires qu’elle utilisait depuis des décennies par un produit fabriqué en Inde.

La Floridienne de 68 ans a développé au bout de quelques mois d’utilisation des problèmes avec son œil droit, qui est devenu « rouge » et « enflé ».

Ses médecins ont diagnostiqué une anomalie avec sa cornée et tenté de rétablir la situation avec divers antibiotiques, mais sans succès, sa vision continuant de se détériorer.

Une opération prévue pour remplacer sa cornée a dû être annulée en raison de la gravité de la dégradation de son œil jusqu’à ce que les médecins décident carrément de le retirer en septembre après avoir relevé la présence d’une bactérie rare résistant aux antibiotiques.

La mesure était « la meilleure option » pour éviter que l’infection ne se propage et menace carrément la vie de la patiente, note une poursuite présentée en son nom.

Mme Oliva, qui avait déjà des problèmes de vision dans son œil gauche, est aujourd’hui considérée comme aveugle et cherche à obtenir une indemnisation en ciblant notamment la firme indienne ayant produit les gouttes controversées, Global Pharma, et l’importateur aux États-Unis.

Son avocate, Natasha Cortes, a indiqué à une revue juridique qu’il était impératif que les entreprises soient tenues responsables « des conséquences dévastatrices » de leurs produits.

D’autres poursuites sont à prévoir, puisque les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) ont recensé près de 70 cas de patients ayant développé des infections oculaires liées à la même bactérie, qui n’avait jamais été détectée avant aux États-Unis.

La Food and Drug Administration (FDA), qui n’avait jamais visité l’usine en Inde de Global Pharma, a constaté lors d’une inspection exhaustive en février de multiples lacunes en matière de stérilisation et d’hygiène.

D’autres problèmes liés à des manufacturiers indiens de médicaments ont fait les manchettes au cours des derniers mois, soulevant des interrogations sur les contrôles de qualité en place dans le pays.

Une firme indienne produisant un sirop contre la toux ayant été lié à la mort de 18 enfants en Ouzbékistan a notamment vu sa licence révoquée.

Une récente enquête du Bureau for Investigative Journalism a aussi mis en relief que plusieurs entreprises indiennes ont commercialisé dans des pays en développement des versions problématiques d’un médicament utilisé en chimiothérapie.

7500 échantillons non conformes

Ces cas n’étonnent pas outre mesure Dinesh Thakur, un ancien gestionnaire d’entreprise pharmaceutique indienne qui a écrit récemment un livre intitulé The Truth Pill dénonçant le « mythe » de la régulation des médicaments en Inde.

M. Thakur, qui s’était fait connaître en dénonçant les pratiques de falsification de données de son ancienne entreprise, Ranbaxy Laboratories, souligne que les régulateurs sont « inféodés à l’industrie pharmaceutique » locale et la favorisent plutôt que de tout mettre en œuvre pour protéger le public.

Les États indiens, qui comptent chacun leur propre système de régulation, rivalisent entre eux pour offrir les conditions les plus alléchantes pour attirer les fabricants de médicaments, ce qui favorise un environnement permissif, dit-il.

Des données obtenues de 3 États sur 28 par l’auteur indiquent que 7500 échantillons de médicaments prélevés sur le marché indien de 2007 à 2020 ont été jugés non conformes aux standards de qualité en vigueur, témoignant de l’importance du problème.

La plupart ne contenaient pas suffisamment d’ingrédients pharmaceutiques actifs, ne pouvaient se dissoudre de manière appropriée dans le sang ou étaient contaminés.

Les tribunaux se montrent par ailleurs extrêmement réticents à appliquer des peines sévères aux entreprises produisant des médicaments problématiques, se contentant dans bien des cas d’imposer des amendes plutôt que des peines d’emprisonnement, même dans des cas graves, note M. Thakur.

La situation n’est pas étrangère au fait, dit-il, que l’Inde a connu au fil des décennies cinq épisodes où de nombreux enfants sont morts après avoir consommé des sirops contenant un puissant solvant industriel, le plus récent étant survenu en 2019 dans le nord du pays.

Les lacunes existantes ne sont pas près de disparaître, souligne M. Thakur, puisque l’industrie pharmaceutique est vue comme un fleuron économique par le gouvernement, qui la défend bec et ongles.

« Toute personne, comme moi, qui la [l’industrie pharmaceutique indienne] critique est avisée qu’elle agit contre l’intérêt national. »

— Dinesh Thakur, ancien gestionnaire d’une entreprise pharmaceutique indienne et auteur du livre The Truth Pill

M. Thakur a reçu une lettre menaçante du ministère de la Santé juste avant la sortie de son livre.

Des inspections dans les usines indiennes

La situation actuelle a de graves conséquences pour la population locale, mais aussi pour les pays qui doivent s’en remettre aux garanties de qualité de leurs fournisseurs indiens, souligne le militant.

Comme en témoigne l’épisode des gouttes fabriquées par Global Pharma, même des pays nantis comme les États-Unis ne sont pas à l’abri des dérapages.

Le DStephen Schondelmeyer, chercheur de l’Université du Minnesota qui s’intéresse aux chaînes d’approvisionnement dans ce secteur, note que la dépendance accrue des pays occidentaux envers l’Inde et la Chine, particulièrement pour la production de médicaments génériques finis et l’achat d’ingrédients pharmaceutiques actifs, augmente les risques découlant d’une régulation inappropriée.

Les pays riches, dit-il, ont cependant les moyens de se prémunir contre les problèmes en imposant leurs propres critères de qualité aux fabricants étrangers.

Tant la FDA que Santé Canada doivent inspecter les usines indiennes devant produire des médicaments destinés à leurs marchés respectifs pour garantir que les conditions de production sont acceptables et tester les produits destinés à l’importation avant d’autoriser leur commercialisation. Ils mènent par ailleurs un suivi en testant des échantillons choisis une fois que la production est lancée.

Les établissements pris en défaut peuvent être frappés par l’interdiction d’exporter un produit donné ou carrément se voir retirer leur licence en l’absence de correctifs appropriés.

Le système d’inspection est imparfait aux États-Unis, note le DSchondelmeyer, puisque la FDA manque de personnel pour assurer un suivi régulier des établissements tant sur son territoire qu’à l’étranger. Le déficit est comblé en partie grâce au partage d’informations avec Santé Canada et son pendant européen.

Le Government Accounting Office (GAO) a relevé dans un rapport paru l’année dernière que près de 80 % des usines devant être vues à l’étranger en 2022 par la FDA n’avaient jamais été inspectées ou ne l’avaient pas été depuis cinq ans. Le chiffre est plus élevé que d’habitude en raison de la suspension des inspections survenue durant la pandémie de COVID-19. Près de 1700 inspections avaient été menées en 2019.

Santé Canada a indiqué à La Presse qu’elle utilise « une approche globale axée sur le risque » pour choisir les bâtiments à cibler en priorité. La banque de données à ce sujet indique que des inspections ciblant une vingtaine d’établissements étrangers ont été lancées depuis le début de 2023 et que plusieurs centaines ont été menées l’année précédente.

Le DSchondelmeyer insiste par ailleurs sur l’importance des contrôles de qualité menés par les entreprises elles-mêmes, qui sont tenues de mener des tests en continu.

Elles ne veulent pas courir le risque, dit-il, d’être privées de leur accès au marché américain ou canadien en offrant des produits inadéquats.

« La plupart font un bon travail pour être en conformité avec les exigences sanitaires en place, mais il peut arriver qu’une firme moins rigoureuse passe à travers les failles du système », note le spécialiste, qui insiste par ailleurs sur l’efficacité et la rapidité du mécanisme de rappel en place.

« Je n’hésiterais pas à prendre un médicament offert aux États-Unis ou au Canada. »

— Le DStephen Schondelmeyer, chercheur de l’Université du Minnesota

« Tout ce qui est importé est retesté »

Le président sortant de l’Ordre des pharmaciens du Québec, Bertrand Bolduc, se dit aussi confiant quant à la qualité de l’approvisionnement en médicaments, y compris ceux en provenance de l’Inde.

« Tout ce qui est importé, que ce soit d’Inde ou d’ailleurs, est retesté localement » par les entreprises responsables, souligne M. Bolduc, qui insiste aussi sur l’importance de l’intérêt économique des entreprises.

« Une compagnie qui tente de commercialiser un produit problématique ne restera pas en business très longtemps », relève le spécialiste, qui considère le cas américain des gouttes contaminées venues d’Inde comme un exemple extrêmement rare de dérapage dans les pays occidentaux.

Tant la FDA que Santé Canada diffusent des avis lorsque des problèmes sont relevés avec des produits déjà sur le marché en détaillant le processus engagé avec les manufacturiers concernés et se livrent à des rappels rapides au besoin.

Près de 70 des 200 « problèmes potentiels » ayant nécessité une intervention de l’organisation canadienne qui sont énumérés sur son site concernaient des manufacturiers établis en Inde. Une trentaine étaient plutôt établis en Chine. Seuls cinq dossiers sont actuellement actifs, les autres ayant été fermés, généralement sans rappel de produits.

François-Xavier Lacasse, spécialiste en développement de médicaments rattaché à l’Université de Montréal, note que la FDA se montre généralement plus transparente relativement aux motivations et aux résultats de ses interventions que son homologue canadien.

Les avis de Santé Canada, faute d’informations détaillées, peuvent parfois ternir injustement, souligne-t-il, l’image d’entreprises en donnant l’impression que les problèmes sont plus importants que ce qui a été observé.

La société canadienne Apotex, l’un des plus importants producteurs de médicaments génériques de la planète, a eu maille à partir avec la FDA et Santé Canada il y a une dizaine d’années en raison de produits fabriqués en Inde. La société s’était notamment adressée aux tribunaux canadiens avec succès à l’époque pour faire lever des restrictions ciblant deux établissements situés dans le pays.

« C’est de l’histoire ancienne », relève en entrevue un porte-parole de la firme, Jordan Berman, en soulignant que les produits commercialisés par Apotex, qu’ils viennent d’Inde ou d’ailleurs, se conforment parfaitement aux exigences canadiennes.

L’Association canadienne du médicament générique assure dans la même veine que les produits commercialisés par ses membres sont sûrs, quel que soit leur pays de provenance. La majorité vient d’Inde et de Chine.

L’organisation souligne que tous les médicaments génériques sont testés pour assurer leur équivalence avec le médicament d’origine avant d’être validés par Santé Canada.

Elle relève par ailleurs que l’inspection des sites de production à l’étranger d’ingrédients pharmaceutiques actifs ou de médicaments par l’organisme réglementaire assure qu’ils respectent les « bonnes pratiques de fabrication ».

L’Inde, incontournable pour les génériques

Selon l’Association canadienne du médicament générique, près de 60 % des « produits finis » offerts par ses membres sont fabriqués à l’étranger, l’Inde étant, en poids, le principal fournisseur avec 88 % du total. « Presque tous » les ingrédients pharmaceutiques actifs utilisés dans leurs produits proviennent par ailleurs de l’étranger, l’Inde et la Chine assurant 60 % du total, souligne l’organisation.

Des médicaments de moindre qualité vendus au rabais

Les inspections menées par des organisations de régulation nord-américaines et européennes ont contribué à l’émergence en Inde de deux systèmes produisant en parallèle des médicaments de qualités différentes.

C’est du moins ce qu’affirme Dinesh Thakur, un ancien gestionnaire d’entreprise pharmaceutique indienne qui a écrit récemment un livre fustigeant les ratés du système de régulation indien.

Les établissements ciblant le marché nord-américain ou européen savent qu’ils devront répondre à des inspecteurs étrangers et fabriquent des produits plus efficaces que ceux qui entendent écouler leurs stocks dans des pays en développement situés en Afrique, en Asie ou en Amérique latine « n’ayant pas les moyens d’envoyer des inspecteurs ».

Le DStephen Schondelmeyer, chercheur de l’Université du Minnesota qui s’intéresse aux chaînes d’approvisionnement de médicaments, relève qu’il n’est pas rare que des stocks refusés par les pays occidentaux soient redirigés ailleurs.

Les firmes indiennes, dit-il, offrent par exemple de vendre au rabais des produits rejetés parce qu’ils contenaient un pourcentage insuffisant d’agents pharmaceutiques actifs, ce qui limite leur efficacité. Ou ils passent ces lacunes sous silence.

« Il m’est arrivé plusieurs fois, dans des rencontres avec des ministres de la Santé [de pays en développement], d’entendre qu’il était correct que les produits soient moins bons parce qu’ils bénéficiaient d’une réduction de prix », souligne le spécialiste.

Le raisonnement, note le DSchondelmeyer, ne tient pas la route sur le plan médical puisque l’utilisation d’un médicament sous-performant peut entraîner des risques importants pour la santé, par exemple en donnant une fausse impression au patient qu’il est bien protégé contre une maladie.

À titre indicatif, les Nations unies ont évoqué l’année dernière dans un rapport sur le trafic de médicaments que la vente de produits contre la malaria contrefaits ou de qualité insuffisante était liée à plus de 250 000 morts par année en Afrique subsaharienne seulement. Le trafic d’antibiotiques inefficaces générerait pour sa part plus de 160 000 morts par année.

François Audet, de l’Institut d’études internationales de Montréal, note que ces chiffres « effarants » reflètent le fait que les autorités de nombre de pays pauvres n’ont « pas le luxe » de tester adéquatement les médicaments en circulation tant sur les marchés légaux qu’illégaux.

L’expertise scientifique et les ressources matérielles font défaut à plusieurs endroits, augmentant, dit-il, les risques pour la population.

Faute de contrôles adéquats, des médicaments venant d’Inde s’avèrent parfois meurtriers, prévient M. Thakur, qui évoque à ce sujet une grave crise sanitaire survenue l’automne dernier en Gambie.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a sonné l’alarme sur des sirops contre la toux contaminés venant d’Inde qui auraient entraîné la mort de plus de 70 enfants en provoquant de graves problèmes rénaux.

Les autorités indiennes, note M. Thakur, ont d’abord cherché à faire porter le blâme au gouvernement gambien en lui reprochant de ne pas avoir testé les produits en question de manière appropriée avant de les distribuer.

Elles ont ensuite accusé l’OMS d’avoir jeté le blâme sur des fabricants indiens sans preuve adéquate, une accusation réfutée par l’organisation internationale.

Afin de pallier le manque relatif de ressources et de se doter d’un système d’inspection à l’étranger reflétant ce que font les pays occidentaux, des pays africains unissent leurs forces.

Une demi-douzaine d’États d’Afrique de l’Ouest ont notamment convenu il y a quelques années d’harmoniser leur approche en matière de régulation et de collaborer activement afin de dépister les médicaments fautifs et de communiquer en temps utile leurs découvertes. Ce type d’initiative est un « pas dans la bonne direction », note M. Thakur, qui plaide pour la mise en place d’un cadre légal international permettant des enquêtes transfrontalières rapides et rendant obligatoire le partage rapide d’informations lorsque des dérives surviennent.

Il faut aussi prévoir un mécanisme d’indemnisation pour les victimes, souligne-t-il.

« Les pays touchés n’ont souvent pas les moyens de demander justice à des fabricants établis dans d’autres pays faute de juridiction », conclut le militant.

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