« Thoughts and prayers »

L’histoire d’une expression qui divise la population

C’est devenu un cliché chaque fois qu’une nouvelle tuerie de masse secoue les États-Unis. Les politiciens offrent « leurs pensées et leurs prières » (thoughts and prayers) aux proches des victimes, sans toutefois proposer d’actions concrètes pour resserrer le contrôle des armes à feu. Comment cette expression digne d’une carte de souhaits Hallmark s’est-elle retrouvée au cœur d’un débat politique enflammé ?

L’histoire se répète

Cette fois, l’horreur s’est déroulée lundi dernier dans une école chrétienne de Nashville. Six personnes, dont trois enfants, ont été tuées par une personne armée jusqu'aux dents.

Comme toujours après une fusillade de masse aux États-Unis, les élus ont exprimé leur sympathie aux proches des victimes. « Nous envoyons nos pensées et nos prières aux familles de ceux qui ont perdu la vie », a réagi le représentant du Tennessee Andy Ogles.

Sa déclaration a déclenché un torrent de commentaires sur les réseaux sociaux, l’accusant au mieux d’être hypocrite, au pire d’être complice de la tragédie. En 2021, l’élu républicain avait diffusé sur Facebook une photo de sa famille posant tout sourire avec des fusils d’assaut devant un sapin de Noël.

« Lorsque des bébés meurent dans une école chrétienne, il est temps pour nous d’aller au-delà des pensées et des prières », a répondu l’aumônier du Sénat américain, Barry Black.

Culture américaine

L’adage thoughts and prayers est propre à la culture américaine, estime Véronique Pronovost, chercheuse à la Chaire Raoul-Dandurand.

Il fait référence à un sentiment de compassion et d’empathie (thoughts), mais aussi à l’intervention de Dieu (prayers). « La prière est un lieu commun pour la société états-unienne », souligne la doctorante en sociologie de l’Université du Québec à Montréal.

En politique, le recours à l’expression remonte à 1950, lorsque le président Harry Truman, lors d’une conférence à la Maison-Blanche, a offert « ses pensées et ses prières aux jeunes hommes qui se battent en Corée », note le média américain Insider. Son utilisation contemporaine, principalement associée aux fusillades de masse, daterait toutefois de la tuerie de l’école secondaire de Columbine, qui a fait 17 morts en 1999.

Au Québec, lorsqu’un drame survient, les politiciens offrent souvent « leurs pensées » pour témoigner leur empathie. Rendre hommage aux victimes et nommer l’horreur « a l’effet de calmer la grogne et de rallier les gens derrière le politicien, ce qui ne marche toutefois plus aux États-Unis », explique Mme Pronovost.

« Expression d’indifférence »

Aujourd’hui, l’expression a plutôt l’effet de contrarier la frange de la société américaine qui réclame depuis des années un resserrement du contrôle des armes à feu, surtout lorsqu’elle sort de la bouche de leaders républicains.

« C’est devenu une sorte de cliché, parce que plus le temps passe sans que les dirigeants politiques prennent de mesures concrètes pour interdire les armes d’assaut ou rendre leur acquisition plus difficile, plus ces paroles semblent creuses », fait remarquer Russell P. Johnson, directeur adjoint du programme d’études religieuses à la University of Chicago Divinity School.

D’après Véronique Pronovost, le massacre de l’école primaire Sandy Hook, qui a fait 28 morts, dont 20 enfants, en 2012, aurait été le point de bascule. C’était la tragédie qui devait tout changer au point de vue législatif, et pourtant, l’histoire continue de se répéter.

« Il y a un cynisme extrêmement fort qui a émergé », observe Mme Pronovost. Dans les dernières années, l’expression a inspiré de nombreux mèmes, dont un jeu vidéo dans lequel il faut prévenir des fusillades à l’aide de boutons « thought » et « pray » (impossible de gagner). Même le dictionnaire Urban Dictionary définit l’adage comme « une expression d’indifférence face à une tragédie, dans le but de paraître empathique ».

Un cri de ralliement

« Les pensées et les prières ne suffisent pas », a tonné l’ex-président américain Barack Obama lors d’une allocution dans la foulée de la fusillade de l’Umpqua Community College, dans l’Oregon, en 2015. Selon une analyse du Washington Post, cette déclaration marque la politisation de l’adage sur les réseaux sociaux.

En 2017, un journaliste de l'Atlantic a calculé que l’expression « pensées et prières » avait été entendue 4139 fois au Sénat ou à la Chambre des représentants depuis 1995, ce qui équivalait à près d’une fois par jour de siège. Aujourd’hui, les républicains éviteraient d’utiliser l’expression devenue un « cri de ralliement » pour les démocrates, a confié un responsable républicain au Insider en 2021.

Pour Russell Johnson, il y a certains risques à ces critiques. « À la suite d’une fusillade de masse, le fait de critiquer les dirigeants politiques conservateurs peut aussi devenir un discours routinier qui ne conduit pas nécessairement à un changement substantiel », explique-t-il. Surtout, elles ne doivent pas se soustraire à la nécessité de faire preuve de compassion et de solidarité lorsqu’un drame frappe la société, croit-il.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.