Un homme détestable Notre polar estival

Chapitre 1 : Un éparpillement mortel

L’inspecteur-chef Panneton balaya du regard la scène de crime. Enfin, une bonne partie de la scène de crime : les restes carbonisés de la maison, les jardins saccagés devant la résidence, le bois à la gauche, la cour de la garderie, de l’autre côté...

À travers les décombres, il apercevait les grands arbres de la cour arrière. Un peu plus loin, le terrain descendait en pente douce.

C’était là qu’on avait trouvé le corps d’Antoine Meursault, cinq jours plus tôt.

Là... Éparpillé sur l’ensemble de la scène de crime.

Le problème était de savoir de quoi il était mort.

Était-ce à cause du poison lent qu’on avait détecté dans la partie d’œsophage partiellement analysable qu’on avait trouvée ?

À cause de la balle dont on avait découvert quelques fragments dans son thorax ?

Il y avait aussi les deux trous dans les restes relativement intacts de ses mains, qui laissaient croire qu’il avait été crucifié. On avait même trouvé des résidus sanguins sur un clou fixé dans un fragment de la toiture relativement épargné par les flammes.

Était-il mort des suites de cette crucifixion, sur le toit de la maison, avant que le poison ou la balle qui l’avait frappé aient eu le temps de faire leur œuvre ?

À moins qu’il ait péri brûlé vif dans l’incendie de l’édifice ?

Mais peut-être que l’incendie n’avait pas eu le temps de l’achever. Peut-être Meursault avait-il été tué par l’explosion quand elle avait pulvérisé le toit et, par la même occasion, éparpillé son corps dans l’environnement ?

Chose certaine, même si on identifiait la personne à l’origine de chacune de ces agressions, l’identification du meurtrier ne serait pas aisée. Car une seule pourrait être accusée de meurtre. Les autres seraient uniquement inculpées pour tentative de meurtre ou mutilation de cadavre.

L’inspecteur-chef Panneton passa deux heures à parcourir lentement, minutieusement la scène de crime.

Malgré son œil exercé, il ne trouva aucun morceau de chair ayant jadis appartenu à Meursault : ni parmi les plantes piétinées du jardin, ni dans les sous-bois, ni dans la cour arrière...

Bien sûr, il en restait probablement. Même si l’équipe technique avait fait un travail extraordinaire... Ils avaient récupéré une des mains au sommet d’un arbre ; une autre au fond d’un buisson ; une demi-oreille dans un drain, où elle avait été emportée par l’eau qui avait servi à éteindre l’incendie...

Mais les fragments qui restaient étaient trop petits pour être remarqués : de minuscules gouttes de sang, d’infimes particules de chair... D’ailleurs, les insectes et les animaux s’en occupaient déjà ; dans quelques jours, il ne resterait plus rien.

Au laboratoire de l’Institut, les principaux morceaux avaient été regroupés sur une table. La tête était toujours manquante. Tout comme le bas de la jambe gauche et l’avant-bras droit.

Les grands morceaux dessinaient sur la table du laboratoire une silhouette approximative. Les fragments de chair trop petits pour y être intégrés étaient regroupés dans un large récipient.

Au moins, on était sûr qu’il s’agissait bien de Meursault. Les tests d’ADN étaient arrivés la veille. Au labo, ils avaient dû travailler jour et nuit.

Restait à trouver qui avait voulu tuer Antoine Meursault. Ce ne serait pas simple : non seulement à cause des multiples causes possibles, mais surtout en raison du nombre de gens susceptibles d’avoir voulu sa mort.

Marié à une lointaine cousine du chef du clan des Siciliens, Meursault était aussi connu pour avoir facilité les affaires des Calabrais. Plus récemment, il avait acquis un terrain à L’Île-des-Sœurs, puis l’avait cédé à un caïd d’une mafia de l’Est... Meursault ne faisait aucune discrimination : tous les râteliers l’intéressaient.

Dans la police, on était au courant de ses liens mafieux. Des rumeurs avaient même percolé dans les médias. Mais les preuves étaient insuffisantes pour l’incriminer. Les témoins se faisaient rares. On avait d’ailleurs trouvé un certain nombre d’entre eux au fond du fleuve, dans des sacs de couchage lestés de ciment.

En dépit de ces rumeurs et de tout ce que la police soupçonnait, Antoine Meursault demeurait officiellement un citoyen honnête. Sa réussite financière était brillante et son casier judiciaire immaculé. Il pouvait revendiquer de nombreuses relations politiques. Même si plusieurs ministres et députés n’avaient pas le choix de s’afficher avec lui, disait-on... sous peine de voir leur carrière détruite.

Sur le plan financier, l’Autorité des marchés financiers avait abandonné l’enquête contre son entreprise de gestion. Raison ? La découverte impromptue « d’éléments nouveaux ».

Comme par hasard, quelques jours après l’abandon du processus, les dettes de jeu de l’épouse d’un des commissaires avaient été effacées. Le même jour, les poursuites pour agression contre le petit-fils d’un autre commissaire avaient été retirées. Motif : des témoins s’étaient rétractés, des preuves avaient été égarées...

Il y avait aussi ses trois ex. Sans oublier la femme qui l’avait poursuivi pour agression sexuelle... et qui, un jour, avait brusquement abandonné les poursuites, sans aucune explication.

Panneton se retrouvait donc avec une victime assassinée de multiples façons, un corps éparpillé dans l’environnement et une liste de suspects ressemblant au bottin téléphonique de Montréal.

Mais la question qui l’intriguait le plus, c’était de savoir pourquoi on l’avait choisi, lui, pour diriger l’enquête.

Il passait pour le policier le plus drabe de tout le Service de police de la Ville de Montréal. Efficace, mais drabe. Pas la moindre qualité médiatique. Devant une caméra, il disparaissait.

Marié depuis 33 ans à la même femme, il buvait tout en quantité raisonnable, même le café, même la tisane. Son corps flirtait avec son poids santé et il faisait de l’exercice régulièrement, mais sans jamais se prendre pour un marathonien. Il votait par devoir à toutes les élections, même scolaires. Il avait dûment signé sa carte d’assurance maladie pour autoriser le don de ses organes. Chaque année, il donnait une petite somme à la maison des jeunes de son arrondissement. Il faisait aussi un peu de bénévolat auprès des personnes âgées.

Sa vie familiale était sans histoire et ses trois enfants avaient amorcé des carrières qui s’annonçaient satisfaisantes.

Alors, pourquoi lui ?

Pourquoi l’avoir choisi pour cette enquête ?

Demain

Yves Boisvert : La béatitude

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.