Un homme détestable Notre polar estival

Promotion 1974

Saint Léonard avait bien changé en 40 ans, se dit Panneton en contemplant les enfants qui s’amusaient dans les jets d’eau du parc Pirandello, ouverts prématurément à cause de la vague de chaleur hâtive.

Les petits corps qui s’ébrouaient dans la bruine étaient de toutes les nuances de brun, du café avec une bonne dose de crème au chocolat noir. Des petits Haïtiens, des Maghrébins, des Latinos. Aucun Blanc dans le lot. À l’époque où Antoine Meursault avait terminé son secondaire, il n’y avait que ça dans le quartier : des Blancs canadiens-français et italiens.

Il entendit arriver la poussive Honda du journaliste avant même de la voir. De Léon se stationna juste devant lui, à un jet de pierre du collège. Il claqua sa portière et salua le policier.

– Je vais te présenter comme mon assistant, dit Panneton. Une police qui traîne un journaliste sur les lieux d’une enquête, ça fait un peu bizarre.

De Léon sourit. Une police. En faisant ses enquêtes, il avait souvent rêvé de disposer des pouvoirs d’un policier. Faire des perquisitions. Saisir des documents. Faire de l’écoute électronique. Qui sait s’il ne finirait pas avec un complet d’inspecteur sur le dos ?

Le père Fernand Cantin, directeur du collège, les reçut dans son bureau. L’homme était petit, voûté, maigre comme un chicot. Son crâne, où voletaient de rares cheveux blancs, était couvert de taches de vieillesse. Il avait l’air d’avoir 100 ans, se dit Panneton.

– Messieurs les policiers. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

– Divers indices de l’enquête sur le meurtre d’Antoine Meursault nous mènent à votre école, dit Roger Panneton. Meursault a bien fait son secondaire cinq ici ?

– Oui, dit le directeur. Je m’en souviens très bien. Je venais d’être nommé à la direction.

– Vous vous en souvenez, après toutes ces années ? s’étonna Panneton. Pourquoi donc ?

– Disons que la promotion 1974, dont faisait partie M. Meursault, a été particulièrement difficile.

– Pourquoi ?

– Meursault n’était pas un bon élève. En fait, c’était un délinquant. Il n’aurait jamais dû être admis. Mais son père a puisé dans ses économies pour faire un don à notre fondation. Il nous a suppliés de prendre son fils. Je manquais d’expérience. J’ai cédé.

– Et ? Ça a fonctionné ?

– Non.

La réponse claqua comme un drapeau au grand vent.

– Pourquoi ?

– Meursault s’est joint à un groupe déjà… difficile. Le jeune était un vrai leader négatif. Son charisme a constitué une sorte de catalyseur pour certains de ses confrères de classe.

De Léon prit la parole.

– Qui étaient ces confrères de classe ?

– Laissez-moi vous montrer la photo de sa promotion. Mais il va falloir descendre aux archives, soupira le père Cantin.

Ils traversèrent un long couloir en suivant le vieil homme, qui progressait au rythme de l’escargot. La cloche sonna. Les élèves, tous vêtus de l’uniforme réglementaire, envahirent le corridor.

Les trois hommes échappèrent au tumulte en passant une lourde porte. Ils empruntèrent un escalier de chêne. Les marches étaient usées au centre par le passage incessant, depuis des décennies, de milliers de pieds.

– Bonjour Carmelle, dit le père Cantin en arrivant tout au bas. Carmelle est notre bibliothécaire, dit-il à l’intention des deux hommes. Mais elle s’occupe aussi des archives.

La bibliothécaire était au moins aussi vieille que le directeur, nota Panneton.

– Ces messieurs de la police voudraient voir les albums de finissants des années 70. Promotion 1974, pour être précis.

La bibliothécaire et le directeur échangèrent un regard. Rapide, mais lourd de sous-entendus, se dit Panneton. Il regarda De Léon. Ils pensaient la même chose. Ces deux personnes détenaient une pièce du puzzle.

Carmelle se rendit au fond de la pièce, là où étaient sagement rangés les albums reliés en vert forêt.

– 1969, 1970, attendez…1974 doit être sur l’autre rangée, dit-elle d’une voix chevrotante. Le voici.

Panneton se saisit de l’album. Il le feuilleta jusqu’à arriver aux photos des groupes. Il y avait moins d’élèves au collège à l’époque. Seulement deux classes avaient terminé leur secondaire en 1974, composées uniquement de garçons.

– Meursault faisait partie du groupe 501, lui dit le directeur. Celui-ci.

Il pointa celui du haut. Panneton reconnut tout de suite le Meursault de son adolescence, avec ses cheveux gominés. Deuxième rangée, au centre.

– Vous devriez reconnaître d’autres gens sur la photo, dit le directeur.

Le policier et le journaliste regardèrent le religieux. Une curieuse lueur brillait dans ses yeux.

Après un moment, la lumière se fit dans l’esprit du journaliste.

– Battaglia. Enzo Battaglia, dit De Léon en pointant un adolescent aux airs de jeune premier dans la dernière rangée.

Roger Panneton scrutait la photo. Ce jeune gars grand et efflanqué : son visage lui disait quelque chose. Il fit l’exercice qu’on leur apprenait en début de carrière : pour vieillir un homme, enlevez-lui des cheveux. Il supprima mentalement la tignasse pâle du jeune.

– William Désormeaux, lança-t-il sur le ton du triomphe.

Il regarda De Léon. Le journaliste était aussi excité que lui. Ils touchaient au but. Il y avait quelque chose dans cette photo, dans le rassemblement de tous ces adolescents dans un même groupe, au moment précis où ils étaient devenus des hommes.

– Messieurs les policiers, je suis sûr que vous pouvez reconnaître un autre élève, dit le directeur. Il a beaucoup changé, cela dit.

Panneton scruta chaque visage. Il entendit la voix de l’instructeur, à l’école de police : pour vieillir un homme, enlevez-lui des cheveux. Et ajoutez-lui du bide.

– Jules Lessard, dit-il d’une voix blanche. Il pointa du doigt un maigrichon dans la deuxième rangée.

Le nom tomba entre eux comme une tonne de briques.

– Vous avez passé en revue les élèves. Je vous invite maintenant à regarder du côté du professeur, dit le père Cantin. Sa voix tremblait légèrement.

De Léon et Panneton regardèrent le professeur titulaire de la classe 501, promotion 1974. Rien ne leur vint. Panneton se dit qu’il avait déjà vu ces yeux quelque part. Des petits yeux sombres, enfoncés dans leurs orbites. Mais où ?

Avec un synchronisme quasi parfait, le journaliste et le policier relevèrent la tête et fixèrent le père Cantin, attendant une réponse.

– Il a commencé sa carrière ecclésiastique comme professeur. Il a fait bien du chemin depuis, dit le père mariste avec un profond soupir. L’homme que vous voyez sur cette photo est Mgr Giuseppe Bianchi, nonce apostolique du Canada.

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Résumé du chapitre précédent

L’inspecteur Panneton et le journaliste de Léon conviennent de se rencontrer au collège Saint-Antoine, le lieu vers où tous les indices convergent. Y trouveront-ils la pièce maîtresse de ce dérangeant puzzle ?

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