Guerre en Ukraine

La responsabilité d’une diplomatie défaillante

L’agression russe en Ukraine est un drame inouï qui, comme tous les Canadiens, me scandalise. Face au concert d’opprobre à l’encontre de Vladimir Poutine, je pense nécessaire d’apporter des nuances qu’il est toujours dangereux d’énoncer en temps de crise sans apparaître trahir l’union sacrée. J’en prends le risque.

La guerre en Ukraine ne pourra probablement s’arrêter que lorsque les conditions principales de Poutine auront été acceptées par l’Ukraine et les Occidentaux : la neutralité de l’Ukraine, la reconnaissance de la Crimée russe, une relative autonomie de la région du Donbass, composée des oblasts de Donetsk et de Louhansk. Les demandes plus larges formulées par Poutine à l’intention de l’Occident et de l’Ukraine sont de fermer la porte à une éventuelle adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, de renoncer à créer des bases ou à déployer des armes dans les pays ayant adhéré à l’OTAN depuis 1997 ou dans les pays qui n’en faisaient pas partie en 1997, et de cesser leurs activités militaires à proximité immédiate des frontières russes. Ces conditions, plutôt réalistes et raisonnables, n’ont a priori rien pour nous empêcher de dormir et permettraient de consolider la paix d’après-guerre froide. ⁠1, 2

Le conflit Russie-Occident, en Ukraine et éventuellement dans les régions limitrophes de la Russie, aurait pu être évité par un traité Russie-Occident (États-Unis–Union européenne) en deux volets : un engagement formel des parties de respecter les conditions ci-dessus et un engagement tout aussi formel des parties d’intervenir militairement si l’une d’entre elles intervient militairement dans les territoires concernés. Une alliance donc de « type défensif », genre OTAN, avec la coalition États-Unis–Union européenne et la Russie comme membres, entre autres.

Une formule simple de liberté responsable et d’équilibre de terreur avec garanties incitatives.

En échange d’une garantie des parties de respecter ses choix démocratiques et économiques, l’Ukraine s’engagerait à une neutralité internationale « à la Suisse », hors de l’OTAN et de l’Union européenne, avec devoir de réserve. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky devrait renoncer à son désir irréaliste de rejoindre l’OTAN et l’Union européenne et consacrer ses énergies à bâtir la Suisse de l’Europe de l’Est.

À défaut d’avoir recherché diplomatiquement une telle entente, les diplomaties occidentale et russe nous laissent bien embourbés dans un cercle vicieux (un mauvais équilibre de Nash, pour les économistes). Chaque camp réagit aux actions et stratégies de l’autre : un équilibre de meilleures réponses, rationnelles, mais myopes.

Ainsi la coalition États-Unis–Union européenne refuse les demandes russes. La Russie se positionne aux portes de l’Ukraine. La coalition États-Unis–Union européenne durcit le ton et annonce le renforcement militaire de l’OTAN aux portes de la Russie. La Russie envahit l’Ukraine, poursuit et augmente ses attaques. La coalition États-Unis–Union européenne impose des sanctions économiques et diplomatiques à la Russie, à ses dirigeants et à leurs amis oligarques. La Russie intensifie ses agressions contre les villes ukrainiennes. Nouvelle escalade de sanctions et d’agressions États-Unis–Union européenne contre les institutions, athlètes, artistes et simples citoyens russes.

Et on recommence et recommence. Un cercle infernal de comportements de gangs de rue.

L’équilibre alternatif gagnant-gagnant d’un traité Russie–États-Unis–Union européenne, plus subtil, est mis de côté.

Plutôt que de laisser les dirigeants de l’Ukraine rêver et maintenant s’enliser dans une guerre inégale et sans issue, les Occidentaux auraient dû les inciter à opter pour la solution de neutralité en garantissant, de concert avec la Russie, son respect par la suite.

Le mauvais équilibre actuel se stabilise de plus en plus. Jusqu’au point de non-retour, probablement déjà atteint. Nous y serons empêtrés et enfermés pour un bon bout de temps. Inutilement et sur le dos des populations vulnérables, un spectacle horrible et quotidien. La civilisation subit sans raison un recul de plusieurs décennies et le libre-échange civilisateur est sérieusement mis à mal. Entre-temps, les cotes de popularité des chefs d’État s’améliorent et les entreprises se préparent à profiter du relâchement, voire l’abandon, des échanges Occident-Russie. Au détriment des citoyens du monde, Ukrainiens, Russes, Européens, Canadiens et autres.

Il nous restera au mieux à consoler les quelque 40 millions d’Ukrainiens qui n’auront pas réussi à fuir leur pays et qui devront vivre dans un pays meurtri, moralement diminué et économiquement en ruine. Nous leur exprimerons toute notre sympathie en leur disant que nous sommes de tout cœur avec eux. Ça devrait leur suffire pour passer la nuit, l’hiver et les fins de mois. Quel désastre !

* Membre associé, Toulouse School of Economics (TSE) et Institute for Advanced Strudy in Toulouse (IAST)

1. Lisez Jocelyn Coulon dans La Presse : « La balle est dans le camp ukrainien »

2. Lisez l'article de The Economist « John Mearsheimer on why the West is principally responsible for the Ukrainian crisis » (en anglais)

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