Un taux de succès de 91 % avec cinq photos d’hommes tirées d’un site de rencontres. Mais de seulement 83 % pour les femmes. Et de 74 % pour des photos d’hommes tirées de Facebook. Tels sont les résultats du logiciel de reconnaissance faciale utilisé par deux chercheurs de la prestigieuse Université Stanford pour détecter l’orientation sexuelle de quidams, à partir de leurs photos tirées de l’internet. Publiée en septembre dans le Journal of Personality and Social Psychology, leur étude a soulevé la possibilité d’une utilisation par des publicitaires, voire par certains organismes ou gouvernements homophobes.
« Nos taux de succès ne permettent pas d’identifier une personne à partir d’une seule photo », explique Michal Kosinski, spécialiste en intelligence artificielle et auteur principal de l’étude. « Mais il s’agit d’un logiciel qui date de cinq ou six ans. Les capacités de détection des traits des visages sont certainement meilleures aujourd’hui. Je pense que c’est suffisant pour entamer une réflexion sur la question. Ça remet en cause la possibilité de rester dans le placard, et dans certaines régions du monde, les conséquences peuvent être très graves. »
Jusqu’à maintenant, les études sur le gaydar (contraction des mots « gai » et « radar ») utilisaient des humains qui regardaient des photos d’hétérosexuels et d’homosexuels. M. Kosinski est l’un des premiers à utiliser un logiciel de reconnaissance faciale combiné à un système d’intelligence artificielle. Ce logiciel parvient selon lui à déceler des différences infimes à partir de l’analyse de centaines de points du visage.
Qualité des photos
L’un des critiques les plus en vue de M. Kosinski est William Cox, psychologue de l’Université du Wisconsin, qui a fait les manchettes en 2015 en affirmant que les études sur le gaydar sont faussées par la tendance des homosexuels à mettre en ligne de meilleures photos que les hétérosexuels.
« Les gais et lesbiennes composent 5 % de la population, dit M. Cox en entrevue. Ça veut dire que leur bassin de partenaires potentiels est beaucoup plus réduit et qu’ils doivent plus fréquemment recourir à des sites de rencontres. Il est normal que ça ait un impact sur le type de photos qu’ils mettent en ligne, et pas seulement sur les sites de rencontres, mais aussi sur Facebook. »
Jusqu’à maintenant, souligne M. Cox, le taux de succès des gaydars cybernétiques ne permet pas une utilisation concrète. « Les échantillons de ces études sont à 50 % homosexuels. Mais dans la vraie vie, un échantillon représentatif aurait 5 % d’homosexuels. Les logiciels vont donc se tromper une fois sur deux avec un échantillon représentatif. On est loin de la règle d’or en statistique, 95 %, ou 19 fois sur 20. Le taux de succès serait meilleur si le logiciel présumait que tout le monde est hétérosexuel, parce qu’il ne se tromperait que dans 5 % des cas, ce qui correspond à la prévalence de l’homosexualité. Mon domaine de recherche est l’impact des stéréotypes sur la société et les individus et je crains que ce type d’études ne renforcent les stéréotypes négatifs associés aux homosexuels. »
Avec des photos tirées de Facebook, le logiciel de M. Kosinski a détecté 9 des 70 gais et a classé un hétérosexuel comme gai, s’il était réglé de manière à minimiser les faux positifs. Avec un réglage différent, le logiciel a détecté 47 des 70 gais, mais a classé 53 hétérosexuels comme gais.
M. Kosinski réitère que les progrès de l’intelligence artificielle vont augmenter les taux de succès.
« Et à la base, ce qui m’intéresse, c’est que la machine a un taux de succès bien supérieur à celui des humains, qui ne peuvent identifier que 61 % des gais et 54 % des lesbiennes. »
— Michal Kosinski, spécialiste en intelligence artificielle et auteur principal de l’étude
« Ça veut dire que les visages des homosexuels ont des caractéristiques qui les distinguent de ceux des hétérosexuels, et qui sont assez subtiles pour ne pas être détectables de manière consciente par un humain. La machine a eu de meilleurs résultats même quand on transformait les photos en esquisses », poursuit-il.
Un autre chercheur qui a beaucoup travaillé sur le gaydar, Nicholas Rule de l’Université de Toronto, a fait une analyse de la qualité des photos de 13 échantillons qu’il a utilisés dans ce type d’études. « Un des 13 échantillons avait des images de meilleure qualité pour les homosexuels que pour les hétérosexuels, mais pour huit échantillons, c’était le contraire, les images des hétérosexuels étaient de meilleure qualité », dit M. Rule. M. Cox rétorque que cette hétérogénéité dans la qualité des photos diminue encore davantage la fiabilité des résultats des études de M. Rule et de M. Kosinski.
« Mon intérêt pour les indices non verbaux est né quand j’étais enfant, en observant le manque de corrélation entre ce que les gens disaient et ce qu’ils faisaient, dit M. Rule. Ça m’a poussé à étudier la communication à l’université. À ce point, j’ai réalisé que j’étais gai et j’ai trouvé très intéressant de constater que certaines personnes semblaient l’avoir su avant moi. Je ne considère pas l’orientation sexuelle comme un aspect invisible de l’identité d’une personne. »
Plusieurs critiques ont soulevé que les études considèrent généralement que les gens qui ne s’affichent pas comme homosexuels ou qui cherchent un partenaire de l’autre sexe sont considérés comme hétérosexuels, ce qui peut introduire une distorsion dans le cas d’homosexuels cachés ou qui s’ignorent. Mais selon M. Rule, cela aurait pour effet statistiquement d’améliorer encore davantage le taux de succès des différents gaydars.
Faux positifs
Un autre critique des études sur le gaydar, le sociologue Greggor Mattson du collège Oberlin, en Ohio, a comparé le logiciel de M. Kosinski à « un intimidateur [bully] de 13 ans ». M. Mattson a aussi critiqué la référence de M. Kosinski aux études liant l’homosexualité à l’exposition du fœtus à différents niveaux d’hormones sexuelles durant la grossesse, avançant que l’influence de la société était beaucoup plus importante. Il a enfin déploré que les études sur le gaydar n’utilisent que des photos de Blancs et qu’ils excluent les sexualités autres qu’hétérosexuelle et homosexuelle.
« Le problème des faux positifs signifie que les hétérosexuels ont davantage à craindre de ces algorithmes de gaydar. »
— Greggor Mattson, sociologue
« Ils ne sont pas préparés à vivre avec ces préjugés. Les personnes LGBT, particulièrement ceux d’entre nous qui s’affichent le plus, savent déjà que nous sommes victimes de préjugés et que nous sommes publiquement ciblés », a écrit à La Presse M. Mattson.
En 2012, après la publication de l’une des études de M. Rule sur le gaydar, un artiste américain, Zach Blas, avait signifié son désaccord avec ce type de recherches en concoctant un « masque homosexuel » (Fag Face Mask) composé de plusieurs relevés biométriques de différents hommes LGBT. Le résultat était très loin d’une figure humaine.
Vu du Québec
Marie Houzeau, directrice générale de la section montréalaise du Groupe de recherche et d’intervention sociale (GRIS), voué à la démystification de l’homosexualité, a entendu parler de l’étude dès septembre, par des publications en Europe. « La première question, c’est : pourquoi faire ce type de recherche ? dit Mme Houzeau. Ça fait longtemps qu’on a conclu qu’elles étaient dommageables pour les populations vulnérables. Définir des stigmates ou des caractéristiques uniques d’un groupe minoritaire, c’est revenir en arrière. L’intention était peut-être noble, mais en montrant un danger, on met une population en danger, c’est illogique. Ensuite, je pense que la recherche est biaisée : sur un site de rencontres, et même sur Facebook, on va mettre des photos particulières en fonction de critères culturels dans un contexte de séduction. Une preuve de cela est que la détection fonctionne mieux pour les hommes que pour les femmes. Si les chercheurs voulaient lancer un débat de société sur la protection de la vie privée, ils auraient pu choisir un autre groupe minoritaire qui n’est pas stigmatisé. »