Embrasser Poutine

C’est le genre d’anecdote parfaite pour une émission à la Détecteurs de mensonges de Patrice L’Ecuyer. À la Saint-Valentin, en 2002, je suis passée à un pouce d’embrasser Vladimir Poutine sur la bouche.

C’est une histoire vraie et pas mal moins superficielle qu’il n’y paraît. Suivez-moi.

Donc, en ce février 2002, une grande délégation canadienne, dirigée par le premier ministre Jean Chrétien, est à Moscou. À l’époque, il y a un véritable engouement mondial pour le nouveau patron du Kremlin, arrivé au pouvoir avec le nouveau millénaire. Après tout, cet ancien agent du KGB est pas mal plus présentable que Boris Eltsine, son prédécesseur.

Vladimir Poutine a pris les rênes du pays en promettant de mettre au pas la mafia qui gangrène le pays et les oligarques qui ont acheté la Russie postsoviétique à petit prix. Et il affirme haut et fort que la Russie est prête à faire des affaires.

L’économie russe, en pleine désintégration dans les années 90, rebondit. En 2000, le pays de 140 millions de personnes arbore une croissance économique de 8 %. L’année suivante, de 5 %. C’est donc un Boeing plein de politiciens – dont neuf premiers ministres provinciaux – et de gens d’affaires canadiens qui a fait le voyage jusqu’à Moscou.

En ce jour de Saint-Valentin, Vladimir Poutine et Jean Chrétien tiennent une conférence de presse commune dans le Grand Palais du Kremlin, ancienne demeure des tsars. La rencontre avec les médias a lieu dans le très impressionnant hall de Saint-Vladimir, « une magnifique rotonde dont la verrière s’élance plus haut qu’un beffroi de la cathédrale Saint-Basile », écrit ce jour-là le chroniqueur politique du Soleil, Michel Vastel.

Moi, je suis pigiste et je suis au début d’un grand reportage à travers les anciennes républiques soviétiques, 10 ans après la chute de l’URSS. Cette conférence de presse, c’est l’occasion en or de me faire des contacts.

Après la conférence de presse, après avoir discuté avec d’autres journalistes, je me retourne. Et là, je tombe face à face avec Vladimir Poutine qui marche en ma direction. Il n’y a qu’un pouce entre son visage et le mien. Mais le président russe ne me voit pas. Même si je suis plus grande que lui. Il regarde à travers moi.

Les deux grosses mains froides d’un garde du corps m’empoignent et me tassent du chemin. J’atterris dans les bras d’un collègue. Je ressens un immense frisson.

Ce soir-là, je dis à mes amis russes. « Faites attention, je pense que votre nouveau président est un robot. » Ils ont beaucoup ri. Pas moi.

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À l’époque, je me méfiais déjà de cet ancien agent secret au regard de glace. Je rentrais tout juste d’un reportage en Ingouchie et en Tchétchénie. Ce que j’y avais vu et entendu donnait froid dans le dos. Tous les moyens semblaient bons, lors de ce deuxième épisode de guerre contre les séparatistes tchétchènes, pour punir ce peuple en quête d’indépendance de Moscou.

Les jeunes hommes tchétchènes étaient arrêtés en grand nombre et envoyés dans des « camps de filtration » russes. Des milliers n’en sont jamais revenus. Souvent, les femmes tchétchènes récupéraient le cadavre défiguré de leur enfant ou de leur mari en payant des pots-de-vin aux soldats russes.

Rapporteuse pour l’organisation de défense des droits de la personne Memorial (que la Cour suprême russe vient de bannir), Natalia Estemirova m’avait expliqué que la méthode Poutine était cent fois plus dure que la méthode Eltsine, qui était en poste lors du premier segment de la guerre. Que l’interdiction pour les journalistes de couvrir la guerre servait à dissimuler exaction après exaction.

Anna Politkovskaïa de la Novaïa Gazeta faisait partie des rares reporters russes qui défiaient l’interdit. Elle a été assassinée en 2006. Natalia Estemirova a connu le même sort en 2009. Leurs meurtres n’ont jamais été élucidés.

À ce jour, on ignore toujours combien de civils tchétchènes ont péri dans cette guerre qui s’est officiellement terminée en 2009. Depuis, la Tchétchénie est gouvernée par un chef de guerre pro-Kremlin, Ramzan Kadyrov.

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En octobre 2002, à la fin de mon long reportage qui a duré plus de neuf mois, j’étais de retour à Moscou lorsqu’un groupe de terroristes tchétchènes a pris quelque 700 personnes en otage dans un théâtre. Le 26 octobre, les forces russes ont rempli le théâtre d’un gaz mystérieux qui avait endormi tous ceux qui s’y trouvaient. Ils ont abattu les quelque 40 terroristes responsables de la prise d’otages. Dans l’opération, une centaine d’otages ont aussi péri.

Après ce dénouement dont le Kremlin se félicitait, beaucoup de Russes étaient transis de peur. Pour gagner, coûte que coûte, leur dirigeant était prêt à les sacrifier. Le tout leur rappelait les méthodes soviétiques. La raison d’État avant la vie humaine.

Mais l’Occident continuait d’embrasser Poutine. De voir en lui un allié pour la paix. De l’inviter au G8.

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En 2007, lors du Sommet de Munich sur la sécurité, Vladimir Poutine a prononcé un discours qui mettait la table pour tout ce qui s’en venait. Dans son allocution qui avait fait tomber plusieurs mâchoires, il a accusé les États-Unis de mettre le monde en danger en menant une politique internationale unilatérale et en élargissant sans cesse l’OTAN vers l’est. « La guerre froide a laissé derrière elle des munitions qui n’ont pas encore explosé », avait-il averti.

Les États-Unis avaient minimisé la teneur de ses propos, estimant que les relations russo-américaines étaient au mieux.

Un an plus tard, en 2008, Vladimir Poutine lançait un assaut militaire contre la Géorgie, en soutien aux séparatistes de l’Ossétie du Sud, mais il était clair que le premier objectif de cette intervention était de punir le gouvernement géorgien qui flirtait beaucoup trop fort avec l’OTAN.

La Russie est restée membre du G8. Malgré tout.

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« Quand j’avais 5 ans, à Sotchi, ma mère m’a emmené voir un spectacle d’hypnose. Tous les autres enfants dans l’aréna obéissaient aux ordres de l’hypnotiseur. Pas moi. Ces jours-ci, j’ai l’impression d’être de retour dans cet aréna. Tout le monde [en Russie] est hypnotisé. Sauf moi. »

C’est par cette anecdote qui en dit long que Boris Nemtsov avait terminé notre entrevue en février 2015.

L’ancien ministre de Boris Eltsine, devenu un opposant à Vladimir Poutine au début des années 2000, était l’un des rares qui dénonçaient ouvertement l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et le soutien du gouvernement russe aux rebelles du Donbass, dans l’est de l’Ukraine.

Le politicien de 55 ans, qui venait tout juste de terminer son 12e séjour en prison, n’en voulait pas à ses concitoyens, hypnotisés par les nouvelles qu’on leur présentait à la télévision, complètement contrôlées par le Kremlin. « On leur dit que Poutine n’a pas eu le choix d’agir en Ukraine parce que les États-Unis s’apprêtaient à envahir la Crimée », racontait-il, découragé.

À l’époque, Boris Nemtsov s’inquiétait du pouvoir immense et sans précédent que Vladimir Poutine avait entre les mains. Plus que tous les tsars et les leaders de l’Union soviétique, croyait-il. « Même Staline devait consulter son Politburo [son cabinet] », avait noté le dissident, qui était en train d’organiser une grande manifestation pour dénoncer le régime russe et ses visées expansionnistes.

Deux jours avant la tenue de cette manifestation, moins de deux semaines après notre entretien, Boris Nemtsov a été assassiné en plein jour, alors qu’il marchait sur un pont qui chevauche la rivière Moscou et mène à la place Rouge et au Kremlin.

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Quand je repense à tous ces épisodes ainsi qu’à l’intervention russe en Syrie pour soutenir le régime meurtrier de Bachar al-Assad, je me demande bien comment j’ai pu penser – à l’instar de beaucoup d’observateurs et d’experts de la Russie – que Vladimir Poutine bluffait en massant ses troupes à la frontière ukrainienne. Qu’il jouait le tout pour le tout pour arracher des concessions à l’OTAN, à l’Europe et à Joe Biden. Qu’il n’avait pas d’intérêt à envahir l’Ukraine.

Combien de fois l’homme a-t-il fait preuve de retenue dans sa gestion des relations avec son étranger proche ou de son opposition ? La réponse est simple : jamais.

Y a-t-il un autre gouvernement qui a été montré du doigt pour avoir utilisé du matériel radioactif pour empoisonner un ancien espion devenu critique du président ? La réponse est simple : non.

Vladimir Poutine est aujourd’hui un dirigeant tout-puissant, mais isolé, avec un arsenal nucléaire au bout des doigts. Et il nous a démontré depuis 20 ans qu’il est capable de tout.

Capable de marcher droit devant sans voir qu’il y a des êtres humains sur son chemin.

Vingt ans plus tard, le frisson dans le dos que j’ai ressenti après mon presque baiser de la Saint-Valentin s’est transformé en décharge électrique.

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