La traduction, une fenêtre sur le monde
Sans la traduction, de combien d’univers aurions-nous été privés ? demande Lori Saint-Martin tout au long de son essai. Mais que savons-nous en fin de compte de ceux qui travaillent dans l’ombre à redonner vie aux mots des autres ?
« Je pense que les gens ont un peu l’impression que la traduction, c’est mécanique, machinal, qu’il y a une solution et qu’on prend celle qui est la plus facile », relève Lori Saint-Martin.
Avec son conjoint Paul Gagné, elle a traduit de l’anglais des auteurs comme Margaret Atwood, Louise Penny, Mordecai Richler… Ensemble, ils ont remporté un grand nombre de récompenses pour la qualité de leurs traductions, dont quatre prix littéraires du Gouverneur général. Depuis 10 ans, elle traduit également de l’espagnol au français, et elle réfléchissait depuis quelque temps à ce qu’elle a toujours vécu comme « une expérience d’écriture ».
« Ce livre est en marche depuis très longtemps ; c’est le fruit de beaucoup d’expérience en traduction. J’avais un peu écrit [sur le sujet] et je me suis posé la question de savoir ce que les gens qui aiment les livres, mais ne savent pas grand-chose sur la traduction ou n’ont pas eu l’occasion de réfléchir là-dessus, voudraient savoir. »
Elle a ainsi cherché à infirmer de vieilles croyances associant la traduction littéraire à « un mal nécessaire » et la liant à la perte – ou même à la trahison. Au contraire, écrit-elle dans Un bien nécessaire, la traduction est « une œuvre en soi » qui transporte, enrichit et permet de connaître le monde.
« Je trouve que le monde est petit si on ne lit que dans sa langue ou, parfois, quelques best-sellers traduits de l’anglais. Le monde est plus riche quand on lit des livres traduits du japonais, du grec, du croate… de toutes les langues du monde. Et ça, c’est le cadeau que les traducteurs et traductrices nous font. »
— Lori Saint-Martin
Si la question de la traduction s’est retrouvée sous les projecteurs, l’an dernier, avec la controverse entourant le choix des traducteurs de la poétesse Amanda Gorman en Europe – un débat qu’aborde Lori Saint-Martin dans Un bien nécessaire –, de ce côté-ci de l’Atlantique, également, des voix se sont fait entendre.
La traductrice américaine Jennifer Croft avait notamment déclaré sur Twitter qu’elle refuserait dorénavant de traduire des livres si son nom n’apparaissait pas sur la couverture. Une vieille revendication souvent ignorée, selon Lori Saint-Martin, qui estime que cette pratique serait « la moindre des choses », alors qu’elle est loin d’avoir été adoptée par la majorité des maisons d’édition.
« Beaucoup d’éditeurs ont l’argument suivant : si les gens savent que c’est une traduction, ils ne voudront pas l’acheter, ils préfèrent lire en langue originale. Si on peut lire la langue originale, naturellement, je n’ai rien contre ça. Mais le travail des traducteurs, c’est de nous donner toutes ces finesses, ces nuances, ces subtilités qu’on ne possède pas nécessairement dans une deuxième ou une troisième langue, même si on la possède quand même assez bien », note-t-elle.
Elle insiste sur la part de création qu’implique la traduction d’une œuvre littéraire, évoquant les choix déchirants et les doutes qui assaillent les traductrices.
« La traduction, c’est un travail et un art, un long travail d’écriture. »
— Lori Saint-Martin
« La question est toujours là : comment je fais pour rendre ce monde-là ? Quels moyens est-ce que je dois inventer ? Est-ce que j’ai tout compris ? Pas seulement dans le sens d’avoir la compréhension linguistique, mais est-ce que j’ai vraiment compris le projet de l’écrivain que je traduis ? Et comment, dans ma langue, refaire ce même chemin pour redonner quelque chose de très semblable aux lecteurs et lectrices de la nouvelle langue ? »
« Entre bleuets et myrtilles » : Lori Saint-Martin a choisi cet exemple très éloquent pour titrer un chapitre entier consacré aux défis des traductions transatlantiques. Elle rappelle qu’on a beaucoup décrié au Québec certaines traductions comme celles de Mordecai Richler – « parfaites pour les Français », écrit-elle, mais beaucoup moins pour nous.
Elle s’attarde donc à expliquer les décisions difficiles qui entourent les traductions destinées aux deux publics, où aucun compromis n’est possible (en particulier pour les jurons, « un cauchemar permanent » pour les traducteurs), et souligne la pertinence de la coédition, qui permet des « ajustements culturels » entre la traduction destinée au Québec et celle qui atterrira entre les mains des lecteurs français.
Mais d’ici à ce que la coédition devienne la norme – il y a bien entendu des considérations d’ordre économique liées à la question –, Lori Saint-Martin préfère tolérer « de légers glissements » plutôt que de renoncer à des œuvres auxquelles elle n’aurait autrement pas eu accès sans la traduction.
« Quand j’ai décidé d’écrire ce livre, une des choses que je voulais faire, c’est l’éloge de la traduction ; montrer sa beauté et sa nécessité. Et l’autre, c’était de dire aux gens : pensez à ce que vous faites quand vous crachez sur les traducteurs, quand on dit : “Je n’ai pas aimé le livre, ça devait être la traduction”. Peut-être que c’était la traduction, mais peut-être que vous n’auriez pas non plus aimé le livre s’il avait été écrit en français. Je trouve que c’est toujours facile de jeter cette pierre-là. C’est donc un peu ça que je voulais… pas exactement dénoncer, mais mettre les gens en garde. Parce qu’on le fait tous. »
Un bien nécessaire – Éloge de la traduction littéraire
Lori Saint-Martin
Boréal
304 pages