Morphine à volonté

Une récolte de 370 comprimés

Notre histoire était le récit « classique » des toxicomanes qui cherchent à se faire prescrire des narcotiques. Une douleur aiguë au dos qui avait commencé quelques jours auparavant, impossible à calmer avec les produits en vente libre. La fausse patiente avait connu un épisode semblable il y a trois ans, avait calmé la douleur à l’aide d’anti-inflammatoires, mais avait malheureusement développé un ulcère d’estomac à cause de ces produits.

Confrontés à notre simulatrice, quatre médecins sur six ont prescrit des opiacés d’ordonnance, parfois au terme de consultations qui duraient moins de cinq minutes. Dilaudid, hydromorphone, Tramadol, Statex : tous des dérivés de la morphine, un produit extrêmement populaire chez les toxicomanes et qui peut, s’il est pris pendant un certain temps, provoquer une accoutumance. 

À forte dose, la prise de ces produits est d’ailleurs très dangereuse : La Presse a obtenu des chiffres du Bureau du coroner qui montrent que 864 personnes sont mortes de façon accidentelle (non par suicide) entre 2000 et 2012 par intoxication aux médicaments opioïdes. Le Bureau du coroner n’est pas en mesure de préciser dans combien de cas ces médicaments avaient été prescrits par des médecins. 

L’été dernier seulement, 15 personnes sont mortes de surdoses d’opiacés, souvent liées au Fentanyl, l’un de ces médicaments d’ordonnance.

Dans plusieurs cliniques que nous avons visitées, des affiches avertissaient pourtant les clients dès l’entrée : « nous ne prescrivons pas de narcotiques », stipulait-on clairement. Deux médecins ont en effet refusé de nous prescrire des opiacés et nous ont plutôt recommandé la prise d’anti-inflammatoires, doublés d’un puissant antiacide pour protéger l’estomac.

ORDONNANCES FORGÉES DE TOUTES PIÈCES

À la suite de ces visites, nous avons numérisé l’une de ces ordonnances, plus facile à contrefaire puisqu’elle était rédigée à l’ordinateur. Nous l’avons réimprimée en trois exemplaires. Deux pharmacies visitées sur trois ont accepté de nous donner les médicaments sur présentation de ces photocopies. Dans la dernière, le pharmacien nous a simplement dit qu’il lui fallait l’original pour nous donner le médicament. Aucune autre question ne nous a été posée. 

Cette ordonnance comportait également un renouvellement : le médecin avait prescrit un total de 60 comprimés, qui devaient être donnés au patient en 2 fois, avec un délai minimal de 5 jours. Nous sommes allés renouveler notre ordonnance beaucoup trop tôt, moins de 72 heures plus tard. Le pharmacien nous a remis les 30 autres comprimés sans poser de question.

Au vu de la facilité avec laquelle l’expérience se déroulait, nous l’avons poussée encore plus loin. À l’aide d’un logiciel de traitement de photo, facilement accessible sur l’internet et dont la manipulation est aisée, nous avons modifié des éléments de cette même ordonnance. De 60 comprimés, nous sommes passés à 120. Nous avons changé la date de consultation et contrefait la signature du médecin.

À la pharmacie où nous avons présenté cette ordonnance falsifiée, personne n’a bronché. Aucune question ne nous a été posée et on n’a manifestement pas communiqué avec le médecin. Nous avons pu obtenir notre ordonnance à raison de 30 comprimés à la fois, dans un délai de 15 jours.

ORDONNANCES VISIBLES EN UN CLIC

Pour les médecins et les pharmaciens qui ont accès au Dossier santé Québec (DSQ), nos multiples ordonnances étaient pourtant visibles en quelques clics. La Dre Marie-Ève Goyer, spécialiste en dépendances, qui a accepté d’examiner les résultats de notre enquête, a pu voir en quelques secondes cinq de nos sept ordonnances – dont certaines qui étaient issues d’ordonnances falsifiées – s’afficher sur son écran d’ordinateur.

« Les pharmaciens qui vous ont donné ces médicaments sont branchés sur le réseau. Ils ont accès à ces données. Il leur aurait fallu une seconde pour voir que vous aviez autant de prescriptions, toutes récoltées chez des médecins différents. » 

—La Dre Marie-Ève Goyer, spécialiste en dépendances

Pourquoi ne pas l’avoir fait ? Le DSQ est encore peu utilisé. « Ils ne le savent pas, ou c’est mal implanté, dit la Dre Goyer. Ce que votre enquête dit, c’est qu’on n’a aucun système de contrôle. On est très en retard au Québec sur l’informatisation. »

Pour la médecin, qui traite une clientèle de toxicomanes, notre tournée est « typique de la run de lait » d’une personne devenue dépendante de la morphine. « Ce que vous avez démontré, c’est qu’il est possible de consulter autant de médecins et de pharmaciens pour la même chose en si peu de temps sans qu’un drapeau rouge se lève. »

Selon elle, les médecins prescripteurs n’ont pas commis de faute professionnelle, mais ils auraient pu poser davantage de questions sur le présumé ulcère d’estomac avant d’en déduire qu’on ne pouvait prescrire des anti-inflammatoires. Ils auraient également pu poser davantage de questions pour cerner le risque de dépendance du patient.

« La morale de l’histoire, du point de vue d’un médecin qui ramasse les méfaits des narcotiques, c’est que la prescription de ce type de produit a été banalisée. Et nous, ça fait longtemps qu’on sonne l’alarme. »

NDLR : La Presse remettra à une pharmacie l’ensemble des comprimés récoltés lors de cette enquête. Nous nous engageons aussi à rembourser les frais encourus lors de nos six consultations médicales à la Régie de l’assurance maladie.

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