Résumé du chapitre précédent

Troublé par la mort de l’ancienne maîtresse d’Antoine Meursault, l’inspecteur Roger Panneton finit par se ressaisir et décide d’échanger des informations avec le journaliste d’enquête Vincent de Léon.

Un homme détestable Notre polar estival

Chapitre 10 : Les démons du passé

« Vous avez mon numéro, M. de Léon. Rappelez-moi. Vous avez raison : il faut qu’on se parle. »

Depuis qu’il avait été embauché à Aujourd’hui+, Vincent de Léon avait tout sacrifié, amis, famille, sommeil réparateur, pour sa carrière. Talentueux, ambitieux, bûcheur, il avait rapidement gravi les échelons de l’entreprise, jusqu’à être promu aux enquêtes. Il travaillait sans compter, tenait en dilettante un blogue sur le vin, collaborait à des émissions de radio et siégeait même sur l’exécutif syndical du journal. Il était promis à un bel avenir.

Julie-Catherine, chez qui il avait emménagé après deux ans de fréquentations intermittentes, l’avait averti : «Vincent, je te jure, si tu me fais encore le coup ce soir, ton linge se ramasse dans un sac de vidanges sur le trottoir !». Il avait souri à la musique de cette poésie involontaire. Elle ne lui avait pas rendu son sourire. À l’évidence, elle n’avait pas digéré qu’il fasse faux-bond à ses parents samedi. Ni du reste qu’il rentre au bureau le lendemain, plutôt que de préparer, tel que promis, son fameux osso bucco al limone pour leurs huit invités.

Les urgences de dernière minute, les appels et textos de plus en plus fréquents de « gorges profondes » au milieu de la nuit, cette insistance à faire primer le travail sur toute chose irritait singulièrement Julie-Catherine, une enseignante de maternelle caractérielle qui ne s’en laissait jamais imposer. « Tu peux te le mettre où je pense, ton droit du public à l’information !»

Vincent avait accepté sans rechigner d’accompagner sa blonde au Cinéma du Parc, où l’on présentait une rétrospective des œuvres d’un cinéaste arabe dont le nom rime avec « pois chiche ». Un jour, pensa-t-il, il faudra que le collègue Lussier m’explique pourquoi cette interminable histoire de couscous est considérée comme un « grand film ».

Roger Panneton avait perdu de sa superbe. Son état de grâce avait été de courte durée. Alors que, quelques instants plus tôt, ragaillardi par sa conversation avec son épouse, il envisageait avec enthousiasme un échange de bons procédés avec de Léon, voilà que ses vieux démons revenaient le hanter. Heureusement qu’il était tombé sur le répondeur ! À quoi avait-il pensé ? Pourquoi courir le risque d’ouvrir une boîte de Pandore ?

Panneton n’avait pas tout révélé à sa chère Louise. Cet Antoine Meursault, « homme d’affaires respectable » retrouvé mort, crucifié, calciné, fusillé et démembré dans les hauteurs de Westmount, il l’avait connu autrefois, dans une autre vie, il y a plus de 40 ans, dans leur quartier de Rosemont. Ils avaient été enfants de chœur à l’Église du Saint-Esprit, rue Masson. Ils avaient fréquenté brièvement l’école secondaire Louis-Hébert. Et ils avaient eu, jadis, une dette l’un envers l’autre.

Même à l’adolescence, Panneton et Meursault appartenaient à deux mondes. Dès qu’il quittait les salles de cours, Roger Panneton, timoré, effacé au point de disparaître, se réfugiait dans le sport, celui de son idole Rusty Staub, le baseball, pour lequel il ne démontrait pourtant aucune disposition. Antoine Meursault, de deux ans son aîné, petit délinquant et tombeur en série, chef d’une bande de rockabillys, portait un blouson de cuir, les cheveux gominés comme Elvis, à une époque où tout le monde sentait le patchouli et fumait du pot (dont il assurait lui-même le commerce).

Un jour où il en avait eu bien besoin, Antoine était venu en aide à Roger. Avec son couteau à cran d’arrêt. Ces deux garçons qui ne s’étaient jamais adressé la parole ne n’échangèrent guère que quelques phrases par la suite. Ils étaient néanmoins liés. Car, ainsi que le comprit très vite Roger, avec Meursault, rien n’était jamais gratuit. Tôt ou tard, il fallait rembourser sa dette.

S’il avait su pour la vieille dame, il n’aurait jamais accepté la proposition. Il n’aurait jamais mis le feu à cette maison abandonnée, en faisant croire à cet imbécile de Tougas que c’était un accident. Tout ça pour être quitte. Une vie perdue par sa faute, pour qu’un « oncle » de Meursault puisse éventuellement profiter du dézonage du terrain, débarrassé de son immeuble.

Panneton ne revit plus jamais Meursault, vivant et entier du moins. Le James Dean de la Promenade Masson, pour s’éviter des ennuis, se trouva une autre école – et une nouvelle clientèle – plus au nord, à Saint-Léonard. Roger Panneton ne parla jamais à quiconque de ce qui avait mené à la tragédie de l’été 1973. Mais voilà qu’on lui avait confié l’enquête sur le meurtre de Meursault, retrouvé à son tour dans un incendie. Pourquoi lui ? se demandait-il depuis le début. L’inspecteur Panneton dut, à regret, se l’admettre : il ne croyait pas aux coïncidences.

Demain

Agnès Gruda : Un trou de mémoire

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