Débat sur la laïcité

Le rôle complémentaire de l’Assemblée nationale et des tribunaux

Qu’est-ce qui doit prévaloir dans le débat sur la laïcité ? L’autorité de l’Assemblée nationale et de la majorité de la population, comme le réitère le premier ministre François Legault, ou celle des tribunaux et des minorités alléguant violation de leurs droits ?

Dans une démocratie libérale, c’est-à-dire où l’on reconnaît qu’il est légitime de limiter le pouvoir de la majorité, la réponse à cette question appelle des nuances. Elle exige qu’on rappelle la double nature du principe démocratique.

La démocratie est à la fois un mécanisme de décision et un mécanisme de justification. Si l’on garde cette réalité en mémoire, on peut reconnaître à l’Assemblée nationale et aux tribunaux un rôle complémentaire dans le débat sur la laïcité.

La démocratie est un mécanisme de décision. Ainsi, le principe majoritaire permet de trancher un débat (référendum) ou de choisir les titulaires temporaires du pouvoir (élections).

Le gouvernement Legault renvoie à cette conception de la démocratie lorsqu’il affirme qu’il a été élu pour en finir avec la question de la laïcité, que la majorité a parlé lors de l’élection, et qu’il importe donc de retirer aux tribunaux le pouvoir de déterminer si la loi 21 enfreint ou non les droits individuels reconnus par les chartes québécoise et canadienne.

La démocratie renvoie également à un mécanisme de justification des décisions fondé sur l’écoute et la délibération rationnelle.

En tant que principe de justification, la démocratie se fonde sur une conviction partagée par tous que certaines idées ou conclusions sont meilleures que d’autres, que des processus rationnels nous permettent d’identifier ces idées, et que la délibération demeure le moyen le plus efficace pour distinguer le souhaitable de l’indésirable.

Il n’y a pas de démocratie possible sans la conviction que la vérité importe plus que les impressions de tout un chacun, et qu’elle n’est pas toujours conforme aux « opinions » de la majorité.

D’autres institutions, même si elles ne sont pas élues, peuvent être à l’écoute des préoccupations légitimes des multiples publics dont le peuple québécois est composé.

Les tribunaux jouent un tel rôle, car ils ne peuvent décider qu’après avoir consciencieusement écouté et confronté différentes versions de ce qu’on leur a présenté comme l’expression du bien commun.

Lorsque le principe démocratique est envisagé dans cette double perspective, il est possible de proposer une interprétation des clauses dérogatoires qui reconnaît un rôle complémentaire à l’Assemblée nationale et aux tribunaux dans le débat sur la laïcité.

Le recours à une clause de dérogation a pour effet, soutient le gouvernement, d’empêcher toute contestation d’une loi devant les tribunaux.

Cependant, ce n’est pas ce que disent les dispositions de dérogation. La clause dérogatoire de la Charte canadienne prévoit qu’une législature peut adopter « une loi où il est expressément déclaré que celle-ci… a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 [garantissant les libertés fondamentales] de la présente charte » et que « la loi qui fait l’objet d’une déclaration […] a l’effet qu’elle aurait sauf la disposition en cause de la charte ».

Autrement dit, la loi aura plein effet, malgré l’atteinte à un des droits auxquels il est permis de déroger. La clause dérogatoire de la Charte québécoise a la même portée.

Toutefois, rien dans cet article n’interdit à un tribunal d’examiner si oui ou non la loi adoptée contrevient à un droit.

Un tribunal pourrait donc, en toute légalité et légitimité, « constater » l’existence d’une incompatibilité entre la loi et la Charte, sans aller toutefois jusqu’à invalider la loi, une telle chose étant nettement prohibée par la disposition citée plus haut.

À quoi une telle démarche pourrait-elle bien servir ? À nourrir le débat démocratique, en permettant aux tribunaux d’apporter leur contribution à celui-ci, en exposant clairement en quoi la loi est conforme ou non au droit québécois (Charte québécoise), au droit canadien (Charte canadienne) et même au droit international.

Si l’on accepte cette interprétation, la clause dérogatoire aurait plein effet, c’est-à-dire que le port de signes religieux serait interdit comme le veut la loi, mais le gouvernement devrait vivre avec la possibilité d’une « déclaration d’incompatibilité » de celle-ci par les tribunaux.

Je dis bien « possibilité », car il n’est pas dit qu’un tribunal refuserait de reconnaître que la loi 21 est une limite raisonnable qui se justifie dans une société libre et démocratique.

Aux termes de cette interprétation, la primauté du droit serait respectée, car un tribunal serait autorisé à mesurer la compatibilité de la loi avec les chartes.

La souveraineté de l’Assemblée nationale (et de la majorité) le serait aussi, car, malgré la condamnation judiciaire dont la loi aurait fait l’objet, le gouvernement n’aurait pas à la modifier et elle continuerait à s’appliquer dans toute sa rigueur.

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