Un homme détestable, le dénouement

Vous ferez cela, en mémoire d’Éloi

Panneton ne peut détourner les yeux de la photo de classe. Meursault, Battaglia, Lessard, Desormeaux et Bianchi semblent le regarder depuis les profondeurs du papier glacé et le mettre au défi de comprendre pourquoi ils ont parsemé la ville de cadavres.

Le père Cantin tend la main pour reprendre l’album. C’est alors que Panneton reconnaît un autre visage sur la photo. Un visage qu’il n’a pas à vieillir mentalement, car il l’a vu souvent, jadis, placardé un peu partout dans la ville, exposant sa jeunesse.

Il tapote du doigt l’image de l’adolescent pâle et distingué. À la limite de son esprit, Panneton sent poindre une théorie, timide et fragile.

— Celui-là aussi, il me dit quelque chose.

Le père Cantin hoche sa tête dégarnie.

— Éloi Duponcelle, oui, le meneur de la bande, jusqu’à sa disparition. Vous devez vous rappeler les avis de recherche.

De Léon intervient. Il est trop jeune pour avoir été un contemporain de l’affaire, mais il en a entendu parler. Vaguement.

— C’était un gosse de riche, non ? J’veux dire, de vraiment riche. Et il a disparu un soir en rentrant chez lui ?

— Duponcelle était effectivement l’héritier d’une vieille fortune, confirme Cantin. Il était orphelin, élevé par une tante éloignée et du personnel de maison. Son histoire inspirait la pitié, mais, croyez-moi, il était lui-même insupportable.

— Il revenait d’une sortie scolaire à L’Île-des-Sœurs, murmure Panneton.

L’inspecteur a l’impression qu’un barrage vient de céder à l’intérieur de sa tête. Des détails anciens déferlent et s’amalgament aux éléments de l’enquête des derniers jours, pour nourrir sa théorie, désormais beaucoup plus solide. De Léon et Cantin le regardent, l’incompréhension écrite à gros traits en travers de leur front.

— Quand il a disparu, Duponcelle ne revenait pas de l’école, reprend Panneton. Il avait passé la journée en sortie scolaire à L’Île-des-Sœurs, pour voir les bâtiments de l’architecte Mies van der Rohe. Je m’en souviens, parce que j’aurais aimé ça aller les voir, moi aussi.

Le père Cantin, soudain très pâle, s’appuie contre un rayonnage.

— Le professeur et les garçons ont juré avoir vu Éloi quitter l’île avec eux, dit-il. Et lorsque la disparition d’Éloi a été confirmée, la fortune de sa famille a été léguée à l’évêché. C’est grâce à cet argent que le père Bianchi a obtenu une charge à Rome.

Le film des événements se déroule dans la tête de Panneton. Des garçons turbulents lors d’une sortie scolaire. Le professeur Bianchi qui ne sait plus où donner de la tête. Une bande qui s’éloigne, menée par Éloi, leur chef charismatique. Ensuite… Il y avait probablement eu un accident, un jeu lancé par Éloi et qui se serait retourné contre lui. Le professeur retrouve le petit groupe, Battaglia, Meursault, Desormeaux, Lessard et le cadavre de Duponcelle. Bianchi saisit-il l’occasion d’obtenir à jamais un ascendant sur les garçons ? Sait-il à quel point la mort de Duponcelle va le favoriser ? Veut-il sincèrement éviter des problèmes aux jeunes hommes ?

Peu importe, le résultat est le même. Duponcelle est enterré à L’Île-des-Sœurs. Le pacte est scellé, en mémoire d’Éloi. Chacun gardera le silence. Chacun favorisera les autres. On partagera les secrets utiles, comme le nom des coupables de la mort d’une sans-abri... On fondera un club privé, on achètera le terrain, on veillera à ce que le cadavre ne soit jamais découvert, on respectera les lois de Dieu… Probablement parce que Bianchi leur a promis en échange un pardon divin.

Et puis les années passent. Meursault demeure le plus dissipé du groupe. Il organise des orgies. Les autres s’inquiètent, pour leur réputation et pour leur vieux secret. Panneton sait à quel point les vieux secrets rendent paranoïaque. Et si Meursault parlait sur l’oreiller ? Lorsque le terrain de L’Île-des-Sœurs est mis en vente, les autres membres du groupe paniquent. Et si Lucia savait ? Et si Tania savait ? Déjà, elles connaissent les tatouages de Meursault, peuvent faire des liens avec des personnalités connues… Meursault est prudent, Panneton est sûr qu’il a fait déplacer le cadavre de Duponcelle avant de disposer du terrain. Mais sans doute a-t-il gardé le secret de la nouvelle cachette… Peut-être pour obtenir plus d’influence sur ses camarades de longue date !

Cela expliquerait l’aspect ritualisé du meurtre. Meursault aurait touché le cadavre, l’aurait regardé à nouveau et en aurait parlé… en représailles, on lui a cousu la bouche et arraché les yeux.

La théorie se tient. Elle est échevelée, mais pas plus que toute cette affaire. Par contre, se demande Panneton, comment prouver tout ça ? Jamais il n’arrivera à réunir des preuves. Les témoins potentiels sont tous morts les uns après les autres.

L’inspecteur contemple à nouveau la photo de classe. Les conspirateurs le regardent toujours avec le même air supérieur. Mais il va leur montrer. Déjà, il imagine un scénario à la Columbo. Il lui suffit d’isoler les différents protagonistes. De leur raconter, les uns après les autres, qu’un cadavre ancien a été retrouvé, qu’on l’a identifié, que des preuves le lient à Meursault. Ensuite, comme son idole, Panneton taira le nom du cadavre et manœuvrera habilement pour forcer ses interlocuteurs à s’enferrer eux-mêmes. Le premier qui dira « Éloi Duponcelle » aura perdu. Et si l’un des conspirateurs est pris, il entraînera les autres à sa suite.

Panneton sent ses mains trembler. Il prend une grande inspiration pour se calmer. Il a tous les renseignements en main. Comme Columbo, il va abattre les suspects uniquement grâce à ses capacités de déduction… et parce que tout le monde l’a toujours sous-estimé, lui, le policier « drabe » en pantalons avachis.

Mais d’abord, il faut qu’il règle un détail…

— De Léon, dit-il au journaliste, j’ai des secrets à te confesser. Y’en a qui me concernent, y’en a qui concernent Meursault. Pis si jamais on essaie de m’empêcher d’arrêter des meurtriers à cause de la gaffe que j’ai faite quand j’étais ado, ben, tu vas m’faire le plaisir de tout écrire dans ton journal, OK ? Ils ont cru qu’ils pourraient me faire taire, ils vont déchanter !

Geneviève Boutin

Historienne de formation, écrivaine à temps perdu, elle dévore les romans de Jean-Jacques Pelletier, Richard Ste-Marie et Geneviève Lefebvre. Bien qu’elle ait déjà publié deux tomes de la série historique « Hanaken » et un roman mariant fantastique et combats ultimes (intitulé Le chasseur), ses véritables amours littéraires se trouvent du côté du polar. Ce n’est pas étonnant : après tout, contrairement à l’historien, le policier a la chance de commencer son enquête lorsque le sang est encore frais !

Un homme détestable, le dénouement

Résumé du chapitre précédent

La visite au collège Saint-Antoine s’est avérée extrêmement fructueuse pour le curieux tandem formé par Vincent de Léon et Roger Panneton. Sur la photo de la promotion 1974 du collège, le journaliste et le policier ont découvert beaucoup de gens très connus… 

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