« Il ne faut jamais qu’on revive ça »

Après deux ans de pandémie, Québec entreprend un vaste chantier de « refondation » du réseau de la santé qui doit décloisonner les professions et réorganiser le travail sur le terrain. Un plan de pandémie sera aussi créé. Entrevues avec le ministre Christian Dubé et sa sous-ministre de confiance, Dominique Savoie. Un dossier de Fanny Lévesque.

Entrevue avec le ministre Christian Dubé

Un « Plan santé » en  chantier

À l’heure de la levée des consignes sanitaires, le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, prépare déjà le Québec à la prochaine crise. Avec la fin imminente de l’état d’urgence sanitaire, le gouvernement Legault table sur une « refondation » du système de santé qui prévoit la création d’un plan de pandémie. Des sommes pour l’atteinte des visées sont attendues dans le budget Girard.

« Il ne faut jamais qu’on revive ça. »

Installé au bout d’une petite table de réunion qu’il a convertie en bureau de travail, le ministre de la Santé revient sur les deux ans de la pandémie. Mais aussi sur la suite. Il a dans les cartons un « Plan santé » qui vise à remettre le réseau de la santé et des services sociaux en bon état après une longue lutte contre la COVID-19.

Christian Dubé a dévoilé vendredi une première partie de ses objectifs : doter la province d’un plan de pandémie.

« [Le but, c’est de ne pas être] obligé de confiner les gens pour protéger le réseau de la santé. Ça doit être le contraire : c’est le réseau qui doit protéger les Québécois. Dans les mesures clés de mon plan, c’est de dire comment on va être prêt la prochaine fois », explique le ministre dans un long entretien avec La Presse.

Il répond ainsi à l’une des premières recommandations de la commissaire à la santé et au bien-être, qui a produit un rapport sur la première vague. Joanne Castonguay a conclu que le Québec était « mal préparé » alors qu’il n’existait « aucun plan de pandémie à jour » en mars 2020. Elle a aussi noté un « manque d’agilité des organismes » en contexte d’urgence.

Le rapport dévastateur de la protectrice du citoyen fait aussi état de l’absence de toute directive ou initiative de Québec début 2020 pour protéger les CHSLD.

Le nouveau plan de pandémie sera révisé annuellement et des simulations auront lieu. Un peu comme un plan de sécurité incendie, illustre M. Dubé.

La réponse des autorités québécoises sera aussi renforcée par le projet de loi de transition vers la fin de l’état d’urgence sanitaire. Le texte législatif, qui doit être présenté dès le retour de la relâche parlementaire, lèvera « les mesures sanitaires populationnelles » et instaurera des mécanismes « opérationnels ».

« C’est vraiment dans l’opération », précise le ministre.

« Si on sent l’aiguille des cas monter par exemple en août, eh bien, je ne veux pas que ça me prenne deux mois à m’organiser pour avoir des vaccinateurs, faire du dépistage. »

— Christian Dubé, ministre de la Santé et des Services sociaux

Avec la fin de l’état d’urgence sanitaire viendra aussi la fin de l’essentiel des primes versées aux travailleurs de la santé dans le contexte de la pandémie. Elle sonnera aussi l’abandon de l’« arrêté 007 », qui permet au gouvernement de suspendre les conventions collectives et les vacances du personnel soignant.

Une cinquième vague « très difficile »

S’il y a une leçon à tirer de la pandémie, c’est sans contredit à quel point « un virus peut être vicieux », souligne M. Dubé, qui estime que la cinquième vague a été le moment le plus difficile de sa gestion. « Fin décembre, il n’y a personne qui veut revivre ça, un couvre-feu à la dernière minute parce que ça pète de partout », lance-t-il.

Au moment de notre entretien, le ministre Dubé revient d’ailleurs tout juste de quelques jours de pause où il a pu « recharger sa batterie ». Il confie que les dernières semaines ont été particulièrement exigeantes.

« La dernière semaine de décembre, ç’a été la plus difficile. On s’apprêtait à partir en vacances [avec ma famille] et je les ai laissés partir [sans moi]. Ils étaient inquiets parce qu’ils savaient que j’étais déjà fatigué et ils m’appelaient pour… », raconte-t-il avant de s’interrompre, la gorge nouée par l’émotion.

« Ça, j’y pense. Ç’a été tough. »

— Christian Dubé, ministre de la Santé et des Services sociaux

Il assure qu’il se sent maintenant d’attaque pour mener à bien sa « refondation » de la santé, à la demande du premier ministre.

En plus de celui sur la fin de l’urgence sanitaire, le ministre Dubé a dans sa ligne de mire l’adoption – d’ici fin juin – des projets de loi 11 et 19 qui visent à accroître l’accès aux services de première ligne et à améliorer l’accès aux données, un élément qui a fait défaut pendant la première vague.

Selon les mots de la sous-ministre à la Santé Dominique Savoie, le Ministère, « sous l’impulsion de M. Dubé », a déjà réalisé « une révolution » au chapitre de l’accès aux données depuis le printemps 2020, où il était même difficile de connaître le nombre de décès quotidien.

Décloisonner, réorganiser

Le « Plan santé » s’articulera autour des quatre « fondations » du réseau : les ressources humaines, les données, les réseaux informatiques et les infrastructures. Mais Christian Dubé tempère déjà les attentes :

« Il n’y aura pas de grandes découvertes […] en ce sens que les problèmes, on les connaît. La clé sera dans l’exécution », précise-t-il.

Le plan doit être présenté fin mars, après la présentation du budget Girard dans lequel les sommes nécessaires à l’atteinte des objectifs du plan sont attendues. « On va avoir le budget qui va avec ça », dit-il.

Québec misera sur le décloisonnement des professions et la réorganisation du travail sur le terrain. Cela pourra avoir des effets sur la première ligne et la fluidité hospitalière, énumère de son côté Mme Savoie.

« Le réseau, c’est un ensemble de professionnels de haut niveau qui ont beaucoup d’actes réservés qu’il faut peut-être remettre en question », soutient-elle en entrevue, citant l’exemple de la vaccination où des vétérinaires, exceptionnellement, ont prêté main-forte aux équipes en place.

La main-d’œuvre sera aussi au centre de la refondation dans le contexte difficile de la pénurie et au moment où les troupes sont épuisées. Cela passera par l’embauche de nouvelles ressources, comme les 5000 agents administratifs, mais aussi par la révision de l’organisation du travail pour « mettre la bonne personne à la bonne place », dit M. Dubé.

Pour l’apport du secteur privé, Québec entend le mettre à contribution pour son plan de rattrapage en chirurgie. Mme Savoie a confirmé que les appels d’offres seront lancés ce printemps pour renouveler les ententes avec les cliniques médicales spécialisées qui ont permis de réaliser des opérations non urgentes pendant la crise.

Entrevue avec la sous-ministre Dominique Savoie

Dompter le mammouth de la santé

Clouée au pilori en 2016, la sous-ministre Dominique Savoie est maintenant la cheffe d’orchestre qui dirigera la « refondation » de l’imposant réseau de la santé, lourdement affaibli par deux ans de crise sanitaire sans précédent.

Celle que la Coalition avenir Québec a déjà décrite comme une « mauvaise administratrice » a pourtant été appelée à la rescousse au printemps 2020 par le bureau du premier ministre, qui lui a confié les commandes de la santé, en pleine pandémie, au côté du ministre Christian Dubé.

« Je suis vraiment contente de contribuer. Je ne suis pas vraiment dans [cet état d’esprit] de me redire ce qui est arrivé avant et ce qui arrive là. C’est le passé. »

Dans la salle de réunion des bureaux du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), à Montréal, il n’y a pas un son. La plupart des employés sont encore en télétravail. Dans la pièce du fond, les dossiers s’empilent sur la table de Mme Savoie.

« Et ça, c’est rien », laisse-t-elle tomber en faisant allusion au travail à abattre.

Dans un très rare entretien, la haute fonctionnaire a accepté l’invitation de La Presse de revenir sur les deux années de pandémie et son arrivée en poste après le congédiement de l’ancien sous-ministre Yvan Gendron.

Mais elle raconte aussi une histoire de rédemption. Dominique Savoie revient de loin. En 2016, elle se retrouve au cœur d’une tempête politique alors que le ministère des Transports, où elle est sous-ministre, est éclaboussé par des allégations d’irrégularités.

Son nom est partout dans les médias. Alors sur les banquettes de l’opposition, la CAQ la prend à partie sans ménagement. Sous la pression, le gouvernement Couillard la rétrograde et l’envoie au ministère du Conseil exécutif. Le député Éric Caire l’accuse d’être payée à « aiguiser des crayons » et réclame son congédiement.

« C’est sûr que ce n’est pas facile. Je suis administrateur d’État de fonction. C’était quand même étonnant comme situation, mais j’ai toujours dit que je n’avais rien à me reprocher, alors les enquêtes ont eu lieu, et finalement, il n’y avait rien. »

— Dominique Savoie, sous-ministre à la Santé et aux Services sociaux

« C’est certain que je n’ai pas particulièrement aimé ça, ni mes enfants, ni mon conjoint, ni ma mère, ni mon père, mais bon », énumère Mme Savoie, qui assure avoir eu malgré tout « beaucoup de soutien » de ses collègues. « J’ai assez d’expérience pour savoir que quand il y a une tempête, il faut se laisser porter, et après on verra », résume-t-elle.

Le ministre de la Santé, qui a fait sa connaissance alors qu’elle était sous-ministre aux Transports et lui, à la Caisse de dépôt et placement du Québec, n’a d’ailleurs que de bons mots pour elle. « On n’aurait pas traversé ce qu’on a traversé sans elle », confie M. Dubé.

Une « cheffe d'orchestre »

Décrite comme une gestionnaire aguerrie, Dominique Savoie se voit davantage comme « une cheffe d’orchestre » appuyée par des sous-ministres dont elle vante les compétences. Quand elle arrive en renfort en avril 2020, à la demande du secrétaire général Yves Ouellet, Québec lui confie un mandat spécial pour assister Yvan Gendron dans le « volet opérationnel » du Ministère.

Alors sous-ministre à l’Énergie et aux Ressources naturelles, elle passera de longues journées avec son équipe à démêler la fameuse liste de volontaires de Je contribue. Le réseau est mal en point, c’est l’hécatombe dans les CHSLD et des milliers de travailleurs sont sur le carreau en raison de la COVID-19.

« Ce qui m’a frappée, c’est la résilience des employés, autant au Ministère que dans le réseau », se souvient-elle. Elle est aussi un des acteurs clés du déploiement de la formation accélérée de 10 000 préposés aux bénéficiaires.

Quand elle prend officiellement les rênes après le remaniement ministériel, Dominique Savoie hérite d’un « réseau pas mal fatigué » et « amoché ». « En même temps, on avait appris beaucoup, mais on ne savait pas combien de temps ça allait durer », relate-t-elle.

Elle assure que la transition s’est bien déroulée malgré le départ de M. Gendron et de l’ex-ministre de la Santé Danielle McCann. « Je pense qu’il fallait se passer le flambeau », argue-t-elle.

Le premier ministre, François Legault, a déjà plaidé en entrevue à Radio-Canada qu’une approche « plus cassante » était nécessaire à la Santé pour redresser le réseau et que Mme Savoie pouvait l’être « un peu aussi ».

« Je considère que je ne suis pas cassante […] Je pense que ce qu’il voulait dire, c’est que je décide rapidement. Je consulte, on travaille ensemble. J’aime ça […] qu’on ait du plaisir en travaillant, mais il faut que ça avance », répond-elle.

« Je ne suis pas quelqu’un qui va tolérer des comités qui n’en finissent plus. »

La Santé est son « quatrième ministère » après l’Emploi, les Transports, et l’Énergie et les Ressources naturelles. « [La Santé, c’est] le plus imposant, oui. Le plus difficile ? Peut-être pas », précise Mme Savoie, qui n’aime « pas particulièrement » l’étiquette de « mastodonte » souvent apposée au MSSS.

Elle estime que le réseau a été au contraire « agile » alors qu’on « sous-estime » le flux d’informations à gérer en temps de crise et les changements qu’il fallait apporter.

Le bon coup La campagne de vaccination

« Mon dossier chouchou, c’est la vaccination parce qu’on complètement changé le modèle d’affaires. Le réseau fonctionne beaucoup avec ses moyens, il va offrir ses services en fonction de ses disponibilités. Là, on a fait l’inverse. »

Le moins bon coup La cohérence de la communication

« On aurait pu être encore plus préoccupés par la cohérence des consignes. […] On a peut-être sous-estimé la fatigue des gens. Nous, on est là-dedans tous les jours, mais le commun des mortels n’est pas toujours en train de penser à ça. […] C’est plus difficile à suivre. »

Deux ans de la pandémie

Le combat de l’opposition

Pendant que Québec multipliait les points de presse sur l’évolution de la pandémie, les partis de l’opposition ont trimé pour attirer l’attention médiatique et communiquer leurs idées à la population. Mais au Salon bleu, ils ont talonné sans relâche le gouvernement, le forçant parfois à rectifier le tir.

Le sort des aînés confinés

Monique Sauvé, porte-parole pour les aînés, Parti libéral du Québec

Le cheval de bataille de la députée Monique Sauvé est sans conteste le sort des aînés en milieu d’hébergement. L’élue de Fabre s’est levée près de 70 fois au Salon bleu pour dénoncer la gestion de la pandémie du gouvernement Legault. Elle a été l’une des premières à dénoncer au printemps 2020 la décision controversée d’interdire l’accès aux proches aidants dans les milieux de soins. Encore récemment, elle a talonné le gouvernement à propos du « surconfinement » des aînés. « À chaque vague, on a oublié nos aînés et je ne pardonne pas le gouvernement », martèle la libérale. Elle dit croire « avec humilité » que ses actions ont permis de le faire bouger. « Le plus grand gain, c’est les aînés qui me l’ont donné », affirme-t-elle, l’émotion dans la gorge.

Priorité pour la suite :

Monique Sauvé craint maintenant le ressac. « [Les problèmes] de santé mentale embarquent. La détresse et même les idées suicidaires. C’est tout ça qu’il faut regarder », argue-t-elle. Le bien-être mental et physique des aînés qui devront surmonter les effets de deux ans de pandémie sera au centre de ses interventions.

Un plan pour retenir les infirmières

Vincent Marissal, porte-parole en matière de santé, Québec solidaire

Le député de Québec solidaire Vincent Marissal a frappé à plusieurs reprises sur le clou de « l’échec » du ministre Christian Dubé à mettre en place des conditions de travail adéquates pour retenir le personnel soignant dans le réseau public. Au Salon bleu, le député de Rosemont a souligné à grands traits le contraste entre le « monde des conférences de presse » et « le monde réel ». « Le gouvernement n’a juste pas le guts d’appliquer le remède comme il faudrait », assure-t-il. Selon lui, le ministre Dubé n’arrive pas à sevrer le réseau des agences de placement ni à réduire le recours au « temps supplémentaire obligatoire » (TSO). Québec solidaire estime avoir apporté sa pierre à l’édifice en déposant en novembre son « Plan respect » qui propose « 10 mesures pragmatiques » pour améliorer les conditions de travail. « Notre gain a été d’avoir été capables de mettre un plan qui se tient sur la table […] ce plan va rester. »

Priorité pour la suite :

Vincent Marissal veut continuer à exercer de la pression pour que Québec se fixe un échéancier vers l’abolition du recours aux agences privées de placement dans le réseau public. Dans le « Plan respect », Québec solidaire propose d’y arriver d’ici trois ans.

Pour l’indépendance de la santé publique

Joël Arseneau, chef parlementaire, Parti québécois

Le Parti québécois a été le premier groupe de l’opposition à réclamer que les points de presse de la Santé publique et du gouvernement soient distincts, en mai 2020. Après des semaines où tous les parlementaires parlaient d’une seule voix, le premier déconfinement a apporté son lot de questionnements, se rappelle le chef parlementaire Joël Arseneau. Québec devait tracer une ligne claire entre la Santé publique et le politique pour éviter « la confusion ». Le PQ a martelé au Salon bleu « l’importance de la transparence et de l’indépendance » de la Santé publique. « Je pense qu’on a contribué à ce que ces notions soient au cœur du débat public et dans l’espace médiatique », dit M. Arseneau. Le gouvernement tient depuis février des points de presse séparés.

Priorité pour la suite :

Dans le même esprit, le Parti québécois entend talonner le gouvernement pour qu’il procède à la révision de la Loi sur la santé publique afin d’« assurer une complète indépendance » au directeur national de santé publique.

Levée de l’état d’urgence sanitaire

Claire Samson, députée du Parti conservateur du Québec

La députée Claire Samson a usé de ses leviers parlementaires limités à titre de seule députée du Parti conservateur du Québec pour réclamer la levée de l’état d’urgence sanitaire. L’élue d’Iberville a déposé un projet de loi pour réviser la Loi sur la santé publique afin que « toute déclaration d’état d’urgence sanitaire ne puisse être renouvelée que par résolution de l’Assemblée nationale, approuvée par au moins les deux tiers de ses membres ». Elle a également déposé une pétition de quelque 56 000 signataires en ce sens, en février. « Je pense qu’on a donné le ton », assure Mme Samson, puisque tous les groupes de l’opposition réclament la fin de l’urgence sanitaire. « Ce qui m’a le plus choquée au départ, c’est que l’urgence sanitaire permettait [au gouvernement] de décréter n’importe quoi, comme des contrats sans appel d’offres », relate celle qui a quitté la CAQ en juin 2021.

Priorité pour la suite :

Claire Samson affirme qu’elle « ne lâchera pas le morceau » pour s’assurer que Québec dépose son « rapport d’évènement » avant la fin de la session, en juin. Ce rapport, qui doit détailler notamment « les pouvoirs exercés » en vertu de la Loi sur la santé publique, doit être présenté dans les trois mois suivant la fin de l’état d’urgence sanitaire.

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