Un homme détestable Notre polar estival

Chapitre 30 : Le sommeil du juste

Roger Panneton dormait mal. Il avait de tout temps eu le sommeil léger. Il avait identifié depuis longtemps la source de ses tribulations nocturnes. Ce n’était pas Lessard, son patron suffisant, qui l’avait toujours méprisé. Ni le cauchemar atroce de cette vieille dame couverte de flammes, revenu récemment hanter ses nuits.

Toute sa vie, Roger Panneton avait cherché en vain, non seulement le respect de ses pairs, mais – tel le Saint Graal du dormeur – un oreiller qui lui convenait. Il avait tout essayé : les oreillers en plumes d’oie, en latex, en laine et en fibre synthétique ; les oreillers ergonomiques, orthopédiques et anatomiques ; les oreillers de toutes les épaisseurs, en mousse mémoire, en écales de sarrasin… Il avait même tenté l’expérience d’un oreiller rempli d’eau tiède, qui l’avait laissé, pendant près d’une semaine, avec la désagréable sensation de ne plus marcher sur la terre ferme.

Lorsque Roger croyait avoir trouvé l’oreiller idéal, dont il avait retiré juste assez de plumes (ou d’eau) pour que son épaule et ses cervicales forment une anse identique à la courbe duveteuse de l’objet de son obsession, la lune de miel ne durait que deux ou trois semaines, tout au plus.

La nuit, Roger Panneton rêvait de léthargie. Ce n’était plus le cas depuis quelques semaines. Il ne pensait plus qu’à son enquête. Au matin, il avait rendez-vous avec Vincent de Léon au Collège Saint-Antoine. C’est là, se souvint-il, où Albert Meursault, malgré ses modestes moyens, avait envoyé son fils après la mort de sa femme. Il avait souhaité pour Antoine davantage d’encadrement, afin de lui inculquer le germe de la discipline et le remettre sur le droit chemin.

Le Collège Saint-Antoine avait été fondé en 1954 pour les jeunes de Saint-Léonard par la communauté mariste, sous la bénédiction de l’archevêque de Montréal, le cardinal Paul-Émile Léger. En 1966, dans la foulée du rapport Parent, il avait abandonné le cours classique pour devenir une école secondaire privée, parmi les plus prisées de la région montréalaise.

Panneton avait l’intuition qu’il trouverait derrière ces élégants murs de pierre grise une pièce maîtresse du casse-tête à multiples facettes qu’était devenue son enquête. Il était hanté par l’image du tatouage sur les bras de Meursault et de Lessard. Par les inscriptions « Collège Saint-Antoine » et « les premiers seront les derniers ». Par ces armoiries renvoyant à Saint-Antoine de Padoue, qu’il avait aussi aperçues sur la photo du bateau de Meursault, avec cette pauvre Tania.

Avait-on voulu le mener sur une fausse piste avec cette histoire de tête sectionnée envoyée aux bureaux de l’Autorité des marchés financiers ? Les rumeurs persistantes de transactions frauduleuses impliquant Meursault n’étaient sans doute pas sans fondement. Le terrain de l’Île-des-Sœurs, les relations désormais avérées de Meursault avec le premier ministre Désormeaux, ses liens avec le chef de la mafia Enzo Battaglia : à quoi rimait tout ça ?

Meursault, se dit de nouveau Panneton, avait vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir, dit quelque chose qu’il ne devait pas dire. Il avait rompu un pacte, défié un code d’honneur, bafoué sa parole. La véritable raison de ce meurtre sordide, le mobile du crime, se trouvait là. L’inspecteur repensa à la phrase épinglée au front de Meursault, tirée des Béatitudes : «Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés !» (Matthieu : 5: 6).

Roger Panneton avait soif de justice. Et même s’il risquait de compromettre sa carrière en poursuivant son enquête, même si le secret de ses 14 ans menaçait d’être révélé au grand jour, même s’il risquait d’être condamné pour homicide involontaire, même s’il lui fallait défier son patron pour faire la lumière sur cette affaire, pour une fois dans sa vie, il était décidé à mener les choses jusqu’au bout.

Demain

Katia Gagnon : Promotion 1974

Résumé du chapitre précédent

Vincent de Léon raconte à Roger Panneton la nature de l’appel fatidique capté par la GRC : le nonce apostolique du Canada, Giuseppe Bianchi, téléphone au patron des Homicides après une rencontre avec le parrain de la mafia sicilienne.

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