Thaïlande

L'environnement avant l'éthique

MAHATCHAI, Thaïlande

 — Il doit faire près de 40 degrés au soleil. Nous sommes au port de Mahatchai, près de Bangkok. Une vingtaine d’hommes, nus pieds, accroupis, trient des poissons visqueux répandus sur le sol, dans la chaleur. Certains travailleurs ont de la poudre jaune de thanaka sur le visage, révélateur inéluctable de leurs origines birmanes. L’odeur est forte. Le sol glissant de mucus.

« Ce n’est pas pour consommation humaine, c’est pour faire de la moulée pour les élevages de crevettes », nous rassure notre interprète, qui vient de parler au contremaître.

Ici, à Mahatchai, à peu près tout est en lien avec les crevettes.

D’ici partent les bateaux de pêche. Ici sont livrés les crustacés des fermes d’élevage présentes un peu partout en Thaïlande. Ici, on les négocie dans le gros et au détail, on les transforme, on les prépare à la vente pour les marchés locaux et internationaux.

La crevette est la principale exportation thaïlandaise. Ce pays est d'ailleurs le plus gros exportateur de crevettes au monde. Crevettes pêchées, mais aussi crevettes élevées. Dans ses fermes, la Thaïlande produit 600 000 tonnes métriques de crustacés par année, soit plus que la Chine. Et 90 % sont destinés à l’exportation.

Et en Amérique du Nord, la crevette est le produit de la mer le plus populaire, avant le thon et le saumon. Allez dans n’importe quel supermarché, regardez les étalages du surgelé, et vous constaterez qu’une vaste portion des crevettes offertes ici provient de ce pays de l’Asie du Sud-Est. Aux États-Unis, c’est le tiers, selon des données mises de l’avant par Seafoodwatch en 2010.

Montrées du doigt

Lorsqu’on s’intéresse à la consommation éthique, on peut voir un peu partout que les crevettes venues d’Asie ou d’Amérique latine, qu’elles soient sauvages ou d’élevage, sont souvent montrées du doigt par les groupes environnementaux. Techniques de pêches qui entraînent trop de prises secondaires, élevages polluants et destructeurs d’habitats naturels… Sans parler du dragage immensément dommageable pour les fonds marins, auquel les chalutiers ont recours pour la pêche des poissons transformés en moulées à crevettes.

La Thaïlande, comme les autres, est au banc des accusés. Et on peut aisément y voir comment les fermes ont transformé les régions côtières, même aux abords des plus beaux sites naturels.

Elle fait cependant partie des pays qui se préoccupent le plus de ces questions, et elle cherche des réponses.

« La Thaïlande est un gros exportateur et a fait plus que la plupart des autres pays du Sud-Est asiatique pour régler les problèmes », explique Corey Peet, consultant pour Blueyou, une entreprise spécialisée en aquaculture et en pêche durable.

Ainsi, depuis 10 ans, l’usage d’antibiotiques est interdit dans les fermes. De plus, les élevages sont de plus en plus retirés des bords de mer, de ces fameuses mangroves – zones transitoires entre l’océan et la terre – à protéger. Aussi, la grande association d’éleveurs, la Thai Marine Shrimp Farmers Association, cherche à décourager la vidange des boues souillées des fonds d’étang d’élevage dans les conduites d’eau publiques, pour éviter la contamination.

« On sait que ça détériore l’environnement, explique Suraphol Pratuangtu, président de l’association. On n’a pas le choix. Il faut le protéger pour notre survie. » Mais M. Pratuangtu est bien conscient qu’il ne sait pas ce que tous les fermiers font partout. Et il n’a pas d’outils pour punir les délinquants.

En outre, les améliorations écologiques qui ont aidé à nettoyer l’industrie depuis une dizaine d’années coûtent cher. Et le secteur réussit quand même à garder des prix compétitifs sur les marchés internationaux.

La main-d'œuvre bon marché

L’industrie de la crevette serait-elle en train de faire des économies ailleurs ?

C’est ce que pensent les militants pour les droits de la personne qui dénoncent l’embauche d’une main-d’œuvre migrante payée de façon dérisoire et dans des conditions inacceptables.

« Les questions environnementales sont traitées sérieusement parce qu’elles sont liées à la sûreté alimentaire et ça, ça compte beaucoup sur les marchés internationaux. Mais on oublie de se préoccuper des questions liées aux droits humains, aux droits des travailleurs », explique Andy Hall, un Britannique établi dans la région depuis une dizaine d’années qui milite pour la défense des droits des travailleurs migrants et dérange beaucoup les grandes entreprises alimentaires thaïlandaises.

Les hommes qui sont accroupis sur le sol de Mahatchai pour trier les poissons sont pratiquement tous d’origine birmane. Ils sont payés entre 18 000 et 20 000 bahts pour trois mois de travail, explique Boochai Toycharean, le capitaine du bateau où ils travaillent. Ceci représente environ 6,50 $ ou 7,50 $ par jour. C’est moins que le salaire minimum. « L’essence est très chère », rétorque le capitaine. Le prix d’opération du bateau est très élevé, poursuit-il. Il y a 45 personnes à bord. Certains ont l’air très jeunes. Très peu ont des bottes, des gants.

« Tout cela n’est pas normal, explique Aung Kyaw, président du Réseau pour la défense des droits des travailleurs migrants birmans. Mais cela est répandu. »

Les travailleurs birmans qui soutiennent l’industrie de la crevette – il y en a 300 000 seulement à Mahatchai – ne sont pas nécessairement des immigrants illégaux. Mais même si leur statut est réglementaire, cela ne veut pas dire que leurs droits sont respectés.

Souvent, ils ne sont pas payés au salaire minimum quotidien de 300 bahts (10 $) pour huit heures de travail. Souvent, c’est plutôt 200 bahts, soit un peu plus que 6 $. Et souvent, les journées de travail sont beaucoup plus longues. Dans le nord du pays, ajoute Aung Kyaw, on parle même de travailleurs payés 80 ou 90 bahts (moins de 3 $) par jour.

Discrimination et violence

Récemment, il y a eu plusieurs vagues de licenciements, car l’industrie est en crise, attaquée par une maladie de la crevette, le Early Mortality Syndrome. Et selon Andy Hall, plusieurs entreprises ont mis sauvagement leurs employés à la porte.

Il y a en outre des problèmes avec la couverture sociale, donc l’accès aux soins, aux écoles pour les enfants, et puis, il y a le non-respect des normes de santé et sécurité au travail. « Il y a de la discrimination. Les Thaïlandais ne respectent pas les Birmans », résume Aung Kyaw.

Dans un reportage récemment publié dans un quotidien britannique, le Daily Mail, le journaliste explique comment il a passé du temps sur ces bateaux et entendu parler de traitements violents infligés aux travailleurs. « J’ai entendu de telles histoires de gens qui meurent, confie Kyaw. Mais surtout des témoignages de grandes violences. »

Andy Hall constate lui aussi une grande violence contre les travailleurs et contre ceux qui les défendent. Il parle d’esclavage, de travail des enfants, d’abus systématique. « Moi, ils ne peuvent pas me tuer parce que je suis Britannique, dit-il. Mais ils tuent les militants. »

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