Port du masque N95 et zones rouges

QUÉBEC ET SES EXPERTS BLÂMÉS SÉVÈREMENT

Des employeurs ont « mal protégé » leurs préposés, tranche un juge du Tribunal administratif du travail

Contrairement à ce qu’ont affirmé les autorités sanitaires pendant le gros de la pandémie, les masques dits « de procédure » ne protègent pas adéquatement les travailleurs des zones chaudes et tièdes des CHSLD contre le coronavirus, tranche un juge du Tribunal administratif du travail, dans une décision sévère à l’endroit du gouvernement et de ses experts.

C’est dans le cadre d’une cause opposant quatre CHSLD – Vigi Mont-Royal, Vigi Reine-Élizabeth et Vigi Dollard-des-Ormeaux, ainsi que Lionel-Émond, qui relève du CISSS de l’Outaouais – à leurs employés que le juge s’est penché sur la question des équipements de protection individuelle (EPI) et de l’organisation du travail pendant la pandémie. Les travailleurs estimaient avoir été mal protégés et le juge leur donne en bonne partie raison. La cour a entendu plus de 20 témoins, dont plusieurs experts et travailleurs de la santé, et consulté de nombreux avis scientifiques.

Selon le juge Philippe Bouvier, les employés de CHSLD, y compris le personnel d’entretien, devraient pouvoir porter des masques de type N95 en tout temps lorsqu’ils sont en contact avec des cas confirmés ou suspectés de COVID-19. Cette décision contredit la position défendue par les autorités de santé publique, dont l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), y compris dans ses plus récentes recommandations sur la question.

Jusqu’au début de 2021, les directives du ministère de la Santé réservaient le masque N95 aux soignants qui étaient appelés à faire quelques gestes médicaux bien précis. En février dernier, une nouvelle directive a élargi le port de tels masques aux employés œuvrant dans des zones chaudes en éclosion, comptant donc au moins deux cas positifs.

« Le tribunal retient que l’un des modes de transmission du virus est la voie aérienne ou par inhalation. Dans cette perspective, les masques médicaux, qu’ils soient qualifiés de chirurgical ou de procédure, ne représentent pas une protection efficace pour les travailleurs affectés aux zones chaudes et tièdes. »

— Philippe Bouvier, juge du Tribunal administratif du travail, dans un jugement

Il écorche au passage un expert de l’INSPQ venu dire au tribunal que le masque médical offre une aussi bonne protection qu’un N95, qu’il accuse même d’utiliser de « faux arguments » et de faire preuve de « sophisme ». Un autre expert « n’est pas au courant » des plus récents développements dans son domaine lorsqu’il témoigne. Le magistrat relève aussi que, « malgré [un] consensus scientifique qui se dessine, l’INSPQ maintient, en audience, la position selon laquelle il n’y a pas de transmissions aériennes ».

La cour accorde foi aux témoignages des travailleurs, qualifiés dans certains cas de « troublants ». Par l’entremise de cris, de crachats, de toux ou de déjections qui proviennent des patients, les employés, quelle que soit leur fonction, sont très souvent exposés à des particules aérosols, et sont donc en danger, note le juge Bouvier.

Dans sa décision, le tribunal ordonne aux établissements mis en cause de « fournir à tous les travailleurs intervenant en zone tiède ou en zone chaude auprès d’un résident suspecté ou atteint de la COVID-19 un appareil de protection respiratoire de type N95 ». Mais en toute logique, croient les syndicats qui sont à l’origine des procédures judiciaires, cette façon de faire devrait s’appliquer dans l’ensemble des CHSLD de la province.

Vigi Santé montré du doigt

Le juge estime également que les deux employeurs visés, le groupe Vigi Santé et le CISSS de l’Outaouais, ont « mal protégé » leurs employés pendant la pandémie, en tardant à instaurer des zones rouges et des zones tampons et en maintenant la circulation entre les zones rouges et vertes de leurs établissements.

Une enquête de La Presse a récemment montré le chaos qui régnait dans plusieurs centres du groupe Vigi, qui possède 15 CHSLD à travers le Québec. Onze ont été touchés par la COVID-19 et quatre ont connu des taux de mortalité qui dépassaient les 30 %.

Le groupe Vigi Santé n’a pas « rempli ses obligations en matière de zones à risques et de création d’équipes dédiées à la dispensation des soins dans ces zones ». De nombreux témoignages ont fait état de zones délimitées simplement à l’aide de ruban adhésif sur le sol. Cependant, le juge estime que le groupe Vigi a rempli ses obligations en matière d’entretien de ses systèmes de ventilation et de distribution d’EPI à son personnel.

Les employeurs ont notamment allégué, pour leur défense, la pénurie de personnel. « L’obligation des employeurs de dispenser des soins et services sociaux à l’égard de leurs résidents en évitant un bris de service ne fait pas en sorte que cette prestation de services doive se faire au mépris de leurs obligations en matière de santé, sécurité et intégrité à l’égard de leurs travailleurs », statue le juge. Les employeurs ne peuvent pas non plus se servir des directives de la Santé publique « comme sauf-conduit pour éluder leurs obligations ».

La Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ) s’est dite extrêmement satisfaite de ce jugement.

« Après un an de bataille, on attendait cela avec impatience. Le juge vient dire qu’on ne peut pas se soustraire à la Loi sur la santé et la sécurité du travail. Si on avait davantage protégé nos travailleurs, assurément qu’il y aurait eu moins de décès. On est convaincus de ça, même si on ne pourra jamais le prouver. »

— Linda Lapointe, responsable du dossier santé et sécurité du travail à la Fédération interprofessionnelle de la santé

« C’est un jugement important, et le gouvernement doit envoyer un signal clair à tous les établissements de santé : ils doivent respecter ce jugement en prévision d’une troisième vague », a ajouté la présidente de la FIQ, secteur privé, Sonia Mancier.

« J’espère que le gouvernement n’osera pas contester cette décision, renchérit Jeff Begley, de la Fédération de la santé et des services sociaux de la CSN. Ça faisait longtemps qu’on disait tout ça. C’est confirmé par le tribunal. Et on espère que ça va être appliqué partout rapidement. »

Invité à réagir au jugement, le cabinet du ministre de la Santé, Christian Dubé, a indiqué prendre acte de la décision du tribunal. « Nous prendrons le temps d’évaluer ses implications et nous communiquerons en toute transparence les suites de ce dossier, en temps et lieu », a fait savoir l’attachée de presse du ministre, Marjaurie Côté-Boileau.

« La priorité a toujours été et sera toujours de protéger adéquatement le personnel de la santé. Il n’y a aucun compromis à faire là-dessus. Comme l’INSPQ a récemment révisé ses recommandations concernant le port de masques N95, nos experts de la Santé publique ont choisi d’aller encore plus loin et de les rendre accessibles en zone chaude. Soulignons que cette décision s’est prise de concert avec la CNESST. Ainsi, des masques N95 sont disponibles aux travailleurs de la santé dans les zones chaudes dans les hôpitaux, cliniques médicales, GMF, milieux pour aînés et d’autres. »

L’INSPQ et la CNESST ont de leur côté indiqué vouloir analyser le jugement avant de le commenter publiquement.

Le CISSS de l’Outaouais, directement blâmé par le juge, nous a demandé de diriger nos questions au ministère de la Santé. Nous avons également sollicité le groupe Vigi Santé, qui a décliné notre offre de commenter le jugement.

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