Chronique

À nos mères préférées

Elle n’est officiellement ni un ange gardien ni une travailleuse « essentielle ».

Mais pour tous les gens dont elle embellit la vie, elle l’est. Fleuriste essentielle. Ange gardien de la beauté dont on a tant soif ces jours-ci. Source d’inspiration, aussi.

Mère de 14 enfants et de tout un quartier, Tamey Lau, ex-reine de beauté de Hong Kong devenue reine du Mile End, en a bravé, des tempêtes. Il y a sept ans, elle a vu sa vie partir en fumée. Une nuit de printemps, son commerce à l’angle de l’avenue Bernard et de la rue Waverly a été détruit par les flammes. Le local a été placardé pendant des mois. Tamey était triste à s’en rendre malade. Le quartier aussi. Jusqu’au jour où, portée par la solidarité du voisinage, elle a pu rouvrir ses portes, poser de nouveau ses fleurs sur le trottoir, raccrocher ses jolies cages d’oiseau au balcon. À son grand bonheur. Mais au grand bonheur des passants, surtout.

Elle en a bravé, des tempêtes. Mais comme nous tous, elle ne s’imaginait pas devoir affronter celle-là. À cause de la pandémie, comme tous les commerçants jugés « non essentiels », elle a dû fermer boutique. Désormais, elle tente de survivre à la crise en se transformant en « téléfleuriste » en ligne qui fait ses livraisons à tricycle.

Et puis ? « Et puis, c’est vraiment difficile », me dit-elle, affairée avec ses filles à préparer des bouquets qui lui ont été commandés en ligne pour la fête des Mères.

Elle s’est perdue quelques fois en faisant des livraisons. « On me donne l’adresse. Mais moi, le nom des rues, ça ne me dit rien ! Casgrain ? C’est où, Casgrain ? Et Bellechasse ? Je suis ici dans mon local depuis toujours… Je ne connais pas le nom des rues ! »

La COVID-19, bien qu’invisible, est pire qu’un incendie. « Je ne veux pas que cette petite chose détruise tout ce que… »

Elle fond en larmes avant de finir sa phrase.

Nous étions à deux mètres l’une de l’autre. En temps normal, je l’aurais serrée dans mes bras. Je connais Tamey depuis près de 20 ans. J’ai vu grandir ses enfants – ses adorables « monstres », comme elle les a longtemps appelés. À eux seuls, en plein Mile End, ils formaient leur propre quartier chinois.

Elle a vu grandir tous les enfants du quartier. Elle a vu les miens en poussette. Elle les a vus faire leurs premiers pas. Marcher vers l’école la première fois. Lui rendre visite déguisés en superhéros ou en panda les soirs d’Halloween. Tenir la main de leurs parents, puis ne plus vouloir la tenir. Aller acheter leur premier bouquet de fête des Mères.

C’est bien beau, des commandes en ligne, mais ça ne remplace pas tout ça. La vie qui passe, le temps qui fuit, ces liens précieux qui se créent sur un coin de trottoir entre une fleuriste et son quartier. 

Quand on va chez la fleuriste, ce n’est pas juste pour les fleurs. Ses ventes ont baissé de 70 % depuis qu’elle n’accepte que les commandes sur Instagram ou par téléphone. Mais le pire, pour elle comme pour nous, c’est le déficit d’humanité qu’entraîne cette maudite pandémie.

En temps normal, la fête des Mères est bien évidemment sa journée la plus occupée de l’année. C’est une journée spéciale où ses enfants, même devenus grands, viennent toujours l’aider à faire des bouquets.

« C’est la tradition familiale. Si on manque ça, on est sur la blacklist ! », me dit Candice. Même lorsqu’elle vivait à Vancouver, pas question de manquer la fête des Mères à Montréal !

Longtemps, Candice n’y voyait rien d’extraordinaire. « On a grandi dans les fleurs. Alors pour moi, ce n’était pas si spécial ! Mais quand j’étais loin, ça m’a manqué. Et j’ai compris bien des choses… »

Elle a compris à quel point les leçons de courage, de persévérance et de bienveillance enseignées par sa mère étaient précieuses. « Quand ma mère a commencé, on était vraiment pauvres. Elle m’a appris que même dans les temps les plus difficiles, quand les gens vous font la vie dure année après année, il ne faut pas abandonner. Il faut travailler plus fort encore et trouver une façon de surmonter tout ça. Il faut s’entraider. »

Tamey, qui a travaillé toute sa vie pour faire vivre sa famille, n’a jamais eu la chance de bien apprendre le français. Contrairement à ses enfants trilingues, qui maîtrisent parfaitement le français, elle est gênée de le parler. Cela lui a valu parfois de vives critiques de clients. Des critiques qu’elle trouve toujours blessantes. Car la vérité, c’est qu’elle aimerait parler français aussi bien que ses enfants dont elle est si fière.

La flambée des prix du loyer, avenue Bernard, l’a forcée à abandonner un grand espace, de l’autre côté de la rue, pour se contenter d’un tout petit local. L’incendie de 2013 a été un autre coup dur.

Et puis, il y a eu la pandémie. Tamey a eu maille à partir avec la police, qui l’a avertie que la vente de fleurs n’était pas un service essentiel. « Je sais bien que je ne suis pas une épicerie ! Je ne mets pas mes fleurs dehors pour les vendre, mais pour qu’elles ne meurent pas et pour envoyer de l’énergie positive aux passants. »

À tous les clients qui espèrent pouvoir acheter des fleurs sur place ou pour emporter, Tamey et ses filles rappellent que c’est impossible et qu’il importe de respecter la loi. Pour protéger la santé de tous et éviter que la fleuriste ne soit obligée de fermer ses portes.

***

Cette semaine, Candice, qui prête main-forte à sa mère après avoir elle-même perdu son emploi chez Air Canada, a rendu hommage à sa mère dans les réseaux sociaux. Il était 3 heures du matin. Elle qui travaille jour et nuit pour tenter de sauver le commerce familial, elle était épuisée. Le regard embué, elle a pensé à sa mère et écrit ces mots : « Tu as traversé tant d’épreuves. Mais regarde-toi, toujours aussi forte et sans peur. Pour moi, tu es une vraie battante. Je t’aime, maman. »

Sa sœur Donna, étudiante à la maîtrise aux HEC, a embrassé chaque mot. « Candice a bien exprimé l’émotion qu’on ressent aux côtés de notre mère. C’est une femme tellement forte. 

« Ce que je trouve vraiment inspirant, c’est son côté rassembleur et sa capacité à trouver en tout temps les bons mots avec les gens. Même après un deuil et dans les situations difficiles, elle est capable de leur remonter le moral. »

Ces jours-ci, ce sont les filles de Tamey qui appliquent ses conseils en remontant le moral de leur mère. « Lorsque je suis déprimée, elles m’encouragent. Elles me disent : “Maman, tu peux y arriver !” »

« Ces deux-là sont mes préférées », me dit-elle, en posant un regard tendre sur ses filles, occupées à prendre des commandes par téléphone et à faire les livraisons trop éloignées pour elle à scooter.

Je lui ai dit que c’était le genre de choses qui ne se disent pas et qui s’écrivent encore moins.

Donna m’a soufflé en souriant : « Pfff ! Elle dit ça, mais ça change chaque jour ! »

À toutes nos mamans préférées, et en particulier à celles que l’on ne pourra pas serrer dans nos bras, bonne fête des Mères.

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