Entretenir les doux souvenirs

Rebecca Sharrock se souvient d’à peu près tout.

La jeune trentenaire sait ce qui s’est passé à pareille date il y a 20 ans : les vêtements qu’elle portait, la température qu’il faisait, ce qui se disait au bulletin de nouvelles…

Elle vit avec l’hypermnésie autobiographique. C’est-à-dire qu’elle se souvient de chaque jour de son existence depuis un certain moment de son enfance. Une soixantaine de personnes, seulement, dans le monde, auraient actuellement cette capacité.

Je pense souvent à elles, depuis que j’ai lu le portrait de Rebecca Sharrock dans The Guardian.

Quel poids, que celui de toute une vie. Il y a tant de peines et de peurs dont on doit vouloir se défaire… En même temps, je donnerais beaucoup pour revoir certaines scènes dans leurs précieux détails.

Enfant, ma mère m’a justement appris à prendre des « photos mentales ».

Selon elle, si je voulais me souvenir d’un moment précis pour toujours - d’un rayon de soleil sur ma peau, d’un câlin ou d’une chaudière remplie de crapets-soleils (j’aimais pêcher) -, je n’avais qu’à observer la scène avec attention. Après quelques secondes, il suffisait de dire « clic ! » et de prendre une photo dans ma tête.

Je pourrais ainsi collectionner les instantanés d’une vie.

Ça m’a beaucoup servi. À l’école, j’ai appris en « photographiant » mes pages de notes. Ça m’est encore utile quand je dois mémoriser des textes, en tant qu’animatrice. Surtout, ça m’incite à savourer pleinement certains moments pour en garder une image plus claire.

Mais scientifiquement, est-ce valable ? Peut-on vraiment encourager notre mémoire à faire d’une scène un souvenir ?

« On a un certain pouvoir », m’a répondu Sylvie Belleville, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en neuroscience cognitive du vieillissement et plasticité cérébrale.

La chercheuse nous invite à soigner notre mémoire autobiographique, soit tout ce qui relève des souvenirs personnels, de l’identité et des évènements importants : « Les souvenirs qu’on réévoque sont souvent ceux qu’on garde le mieux. C’est pourquoi je crois qu’il est important de cultiver les souvenirs positifs et de prendre des photos, par exemple. »

Lorsqu’on mémorise un évènement, on mémorise aussi son contexte : où on se trouvait, avec qui et dans quel état. Souvent, c’est justement le contexte qui va nous permettre de récupérer un souvenir. En observant une photo (une vraie !), on se rappelle le moment dans lequel elle s’inscrit. D’un coup, le souvenir se déploie. Et plus on revoit un souvenir, plus on le solidifie.

« Il y a des gens ont vécu des choses terribles et qui préfèrent soigner leur présent. C’est correct ! Mais on peut aussi trouver un bel équilibre ; plus on vit notre présent de façon pleine, mieux il sera encodé dans notre mémoire. »

— Sylvie Belleville, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en neuroscience cognitive du vieillissement et plasticité cérébrale

Ce qui me ramène à l’idée des photos mentales prônée par ma mère. Son invitation à observer une scène heureuse pour en retenir les moindres détails, n’est-ce pas là une invitation à vivre pleinement le présent, au fond ?

Celle qui est aussi professeure titulaire au département de psychologie de l’Université de Montréal me l’accorde, mais elle souligne qu’il est rare d’avoir une mémoire photographique qui permette réellement de « scanner une image ». Ce sont davantage des personnes sur le spectre de l’autisme qui présentent ce trait.

« Mais votre cas montre combien il est important de se connaître et de tabler sur nos forces, poursuit Sylvie Belleville. On doit savoir comment nous, on mémorise des scènes. »

Si les photos mentales ne sont pas votre truc, je vous rassure : il existe d’autres stratégies pour mieux emmagasiner les souvenirs. Comme créer des liens avec ce qu’on connaît déjà…

En discutant avec autrui ou en observant une scène, on peut se dire « ça me fait penser à telle ou telle chose », propose la chercheuse.

« Plus on crée de liens autour d’un souvenir, plus on a de chances de le récupérer, en fait. »

— Sylvie Belleville, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en neuroscience cognitive du vieillissement et plasticité cérébrale

(La prochaine fois que vous voulez garder en mémoire un bel évènement, pensez à cette chronique tout en le vivant !)

Sylvie Belleville suggère aussi l’imagerie mentale, soit la visualisation de ce qu’on souhaite mémoriser. Pensons à une petite liste d’épicerie : citron, lait et brocoli.

« Je vais associer chaque article à un endroit dans mon appartement et créer une image rigolote, lance-t-elle. Je vois donc un tas de citrons en train de débouler de mon banc d’entrée ; je vois du lait couler sous la porte de mon garde-robe ; et mon luminaire de cuisine soudainement transformé en brocoli. Une fois à l’épicerie, je fais mentalement le tour de ma maison et je revois les citrons, le lait, le brocoli… Cet exercice fait en sorte que je ne me répète pas la liste passivement, je deviens active dans l’art de mémoriser. »

J’ai déjà hâte de jouer! Mais une question demeure : qu’est-ce qui explique qu’un souvenir puisse émerger alors qu’un autre reste à jamais enfoui dans notre mémoire ?

Sylvie Belleville y va encore d’une belle image : la mémoire est comme une forêt dans laquelle il y a beaucoup de maisons. Certaines sont à la croisée de plusieurs chemins, tandis que d’autres se cachent au bout d’un seul sentier. Ça se peut qu’on ait besoin d’aide pour se rendre à destination. C’est ce qui explique que, parfois, un souvenir oublié nous revienne uniquement en mémoire parce qu’un proche ressasse une vieille histoire.

Et, souvent, on n’a pas du tout le même point de vue sur ladite histoire !

« Difficile de savoir quelle est la réalité, selon Sylvie Belleville. Notre mémoire reconstruit constamment nos souvenirs en fonction de la conception qu’on a de soi. Je ne suis pas une mauvaise personne, alors je n’ai pas souvenir d’avoir commencé la bataille, par exemple ! Chacun voit le film avec sa propre perspective. »

Contrairement à ce que laissent croire les photos mentales que je collectionne depuis l’enfance, « la mémoire n’est pas une photographie, c’est quelque chose qui est reconstruit ».

(Mais je vous jure qu’il y avait vraiment un nombre impressionnant de crapets-soleils dans ma chaudière.)

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