Mandela (1918-2013)

Le rédempteur

Le tour de force de Nelson Mandela a été de fermer, pacifiquement, le livre sur l’apartheid. Fermer le livre de l’apartheid, c’était enterrer une partie de l’histoire du pays. « Mais encore fallait-il savoir ce qu’on enterrait ! », souligne le Prix Nobel de la Paix de 1984, l’archevêque Desmond Tutu.

La grande question, très épineuse, a été de décider comment on allait remplir ces chapitres manquants. Comme au Chili, avec Pinochet, où on avait fermé le livre des atrocités de son régime derrière des portes closes ? En Afrique du Sud, on dit que si « la vérité fait mal, le silence tue ».

Devait-on faire comme en Allemagne, après la Seconde Guerre mondiale, où on a voulu remplir les pages blanches à coups de procès et de punitions ? Devant un tribunal, l’accusé n’a qu’un intérêt : en dire le moins possible, le strict minimum, pour éviter la prison ou la stigmatisation éternelle, ou une vie de honte, ou la peine de mort.

Des échecs

Il y a eu, à ce jour, 24 « commissions de la vérité » dans divers pays. Généralement, une commission de la vérité cherche à établir les violations des droits de la personne sur une période donnée et dans un contexte précis. Dans la majorité des cas, ces commissions doivent fournir des recommandations pour éviter la répétition de telles violations. Chaque commission adopte sa façon de procéder, mais, règle générale, elles ont comme but de faire la lumière sur ce qui s’est vraiment passé et tentent de promouvoir la réconciliation nationale ou d’épauler un nouvel ordre politique.

Certaines commissions ont été un échec total, comme au Népal, où les membres ont démissionné à cause de brouilles internes, ou en Bolivie, où la Commission nationale sur l’enquête des disparitions a mis fin à ses travaux sans produire de rapport final. Le rapport de la commission de la vérité au Zimbabwe, établie en 1985, pour enquêter sur les assassinats des quelque 1500 dissidents politiques du parti de Robert Mugabe et civils au Matabeleland, n’a toujours pas été rendu public.

La Commission de vérité et réconciliation d’Afrique du Sud, connue sous l’acronyme TRC, est créée en 1995 par le gouvernement d’unité nationale et dispose de deux ans pour faire la lumière sur la période comprise entre le 1er mars 1960, lorsque les mouvements antiapartheid furent bannis, et le 10 mai 1994, date de l’investiture présidentielle de Nelson Mandela.

La TRC est née d’un compromis entre ce que préconisait le Parti national – tout oublier, fermer le livre, comme au Chili de Pinochet – et ce que souhaitait l’African National Congress (ANC) – punir les coupables. On choisit un Prix Nobel de la paix pour diriger cette commission de 17 membres : l’archevêque Desmond Tutu. Même s’il est proche de l’ANC, tout le monde a confiance en l’impartialité de cet homme d’Église reconnu, depuis toujours, pour sa probité.

La douleur de Desmond Tutu

La TRC tient des audiences aux quatre coins du pays, devant lesquelles des milliers de victimes ou leurs proches vont témoigner. Et des 7112 auteurs de violations qui présentent une demande d’amnistie, 849 satisfont à la longue liste de critères pour l’obtenir, les deux principaux étant l’aveu de son crime et l’établissement du motif politique de celui-ci. Pour les autres, à la lumière des révélations dévoilées, le système judiciaire peut décider d’engager une poursuite ou non. Un comité de « réparation et réhabilitation » est établi pour recommander les formes appropriées de compensation pour les victimes. On a prévu 3 milliards de rands (environ 600 millions de dollars) pour la « réparation », une somme qui doit être partagée parmi toutes les victimes, les dizaines de milliers de victimes.

La TRC noircit plus de trois milliers de pages avec des témoignages souvent bouleversants. Desmond Tutu passe les toutes premières audiences de la Commission à se tenir la tête entre les mains. Et à pleurer. « Nous savions, mais d’une façon générale. Maintenant, tout devient particulier. Des statistiques parlent, des statistiques pleurent, les statistiques deviennent vraies et cela est dévastateur. » Des millions de Sud-Africains apprennent, pour la première fois, la vérité.

Il y a un engouement incroyable pour les audiences de la Commission. Radio Zulu, l’une des 16 chaînes de la radio publique, diffuse une émission spéciale sur la Commission chaque semaine qui attire plus d’un million d’auditeurs ! L’intérêt se manifeste surtout chez les Noirs qui veulent savoir. Mais les Blancs, en revanche, préfèrent éviter de regarder leur culpabilité en face.

« Beaucoup de Blancs se sentaient coupables, ou d’avoir voté pour le parti responsable de ces crimes, ou de n’avoir rien fait pour les prévenir. Ils disaient qu’ils ne savaient pas et, maintenant qu’ils savent, ils sont nerveux et ils ont peur », dit Alex Boraine, vice-président de la TRC. « Les Blancs sont restés dans l’ignorance à cause des médias qui collaboraient avec le régime de l’apartheid », explique Desmond Tutu.

Le président au courant ?

Frederik De Klerk, qui était chef du Parti national, le parti qui a instauré l’apartheid, s’est toujours défendu d’avoir sanctionné les tortures et les assassinats. « Je n’ai rien à me reprocher », dit De Klerk. Mais ceux qui ont agi au nom de l’apartheid disent avoir été dupés par De Klerk et son parti. « Nous savions que nous étions au-dessus de la loi », dit Dirk Coetzee, Blanc, Afrikaner et ancien commandant des forces de sécurité. Coetzee a commis beaucoup de violations des droits de la personne. Beaucoup. Une pile de cadavres haute comme ça. Il plaide coupable, mais tient le Parti national responsable de ses actes. Il avoue avoir servi, en bon soldat, un système. « J’étais prêt à mourir et à tuer pour mon pays. »

« C’est un adulte, dit Desmond Tutu. Il est responsable de ses actes. Mais il faisait partie d’un système et si on avait eu un système de valeurs humaines différent, il n’aurait pas été possible de vivre dans cette atmosphère où on mangeait son barbecue alors que des corps brûlaient à côté et qu’on croyait, dans tout ça, qu’on protégeait son pays. »

Coetzee s’excuse plusieurs fois durant son témoignage qui dure des jours. «  J’ai été porté à croire que nous étions les enfants de Dieu. Nous étions la dernière pointe australe chrétienne sur la pointe de l’Afrique et nous étions menacés par une révolution communiste totale du Nord qui, si elle réussissait, plongerait la pointe australe de l’Afrique dans le chaos. » « Cela semble étrange que le président n’ait absolument pas été au courant de toutes les atrocités commises. S’il ne savait pas, alors il doit être incompétent. S’il savait, et qu’il n’a rien fait pour y mettre un terme, alors il est vicieux... et il sait qu’il est pris entre les deux », déclare Desmond Tutu.

« L’apartheid était une erreur », dit De Klerk, et non pas un crime contre l’humanité, comme avaient déjà déclaré les Nations unies.

Dernier chapitre

Le rapport de la TRC a été présenté au président Nelson Mandela en 1998. Il l’a accepté, contrairement à certains de l’ANC, dont Thabo Mbeki, qui ont déclaré que les crimes commis au nom de la lutte contre l’apartheid ne devraient pas être jugés sur le même pied que les crimes commis pour maintenir le régime en place. Tutu n’est pas d’accord. « Un crime est un crime. »

Et la vérité ? Le tableau est maintenant plus clair en Afrique du Sud, grâce à la Commission de vérité et réconciliation. Le rapport des atrocités commises fait mal à lire. Mais le but a été atteint. Le livre de l’apartheid a été écrit, le plus complètement possible, même s’il restera toujours des pages blanches. C’est ce livre que Nelson Mandela a fermé. Pacifiquement.

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