La ville et la mort

La ville et l’urbanisation sont au cœur de l’aventure humaine depuis six millénaires. L’une et l’autre se déclinent sur plusieurs registres d’une complexité parfois déroutante. Alors que la pandémie a mis sur pause les villes qui sont appelées à se redéfinir, quelques passionnés vous proposent leur perspective sur le développement urbain. Aujourd’hui, la ville et la mort.

Le juriste anglais Edward Coke écrit au XVIIe siècle que la maison d’un homme, c’est son château. En 1991, la Cour suprême du Canada cite Coke avec délectation. Il s’agit là d’une « vérité », dit-elle.

Entre les deux, soit entre la Renaissance où vit Coke, créatrice et humaniste, et la période actuelle, il y a la Révolution industrielle. Elle est noire de charbon, bruyante, sale, chaotique et mortelle. L’homme est la matière première de la machine. Qui le broie. La Révolution industrielle ne sera pas qu’une révolution de l’industrie et de l’économie libérale. Elle entraînera l’humanité dans une course vers la vie. Son écrin, la ville, doit se transformer. Il faut l’organiser, la coordonner durablement, afin qu’elle devienne vivable. Le territoire devient la source d’une science : l’urbanisme. L’Angleterre en sera la grande pionnière.

Transportons-nous à Londres en 1858, grande matrice des changements qui s’annoncent. Illustrons notre propos à travers un jeune homme que nous nommerons Jeremy Booth et qui y vit.

Jeremy a dormi dans les marches d’un taudis ce soir. Les plus pauvres s’y entassent. Ceux qui peuvent se le permettre occupent les caves, parmi les cochons. Les mieux nantis des pauvres partagent un logement avec une autre famille. Ils couchent à huit dans le même lit. Le logement ne compte aucune fenêtre. Ils n’ont ni air, ni lumière du jour, ni toilette.

On boit l’eau de la Tamise, fortement polluée. Londres pue. Vingt-cinq mille chevaux parcourent Londres où ils laissent quotidiennement dans les rues près de cent tonnes de crottin. Au Parlement, on parfume les rideaux. La chaleur de l’été et le faible niveau des canaux empêchent les cadavres d’animaux, les déchets des usines et les excréments de flotter vers l’océan qui normalement les avale.

Friedrich Engels écrit que les murs des maisons des ouvriers sont lépreux, que les chambranles des portes et des fenêtres sont brisés ou descellés, les portes, quand il y en a, faites de vieilles planches clouées ensemble. Partout, des tas de détritus, une odeur écœurante, le bruit assourdissant des industries, le brouillard charbonneux à couper au couteau.

Les Anglais sont aux abois. Les conditions de vie, misérables, sont un frein au libéralisme économique. Il faut agir. La salubrité devient un credo. Les hygiénistes fréquentent les ingénieurs de la voirie qui fréquentent les premiers travailleurs sociaux, souvent des bourgeois. Le Parlement vote des lois. Les égouts doivent être réformés, l’eau, purifiée, et des blocs d’appartements construits pour les ouvriers méritants. Éventuellement, les routes seront pavées afin d’améliorer la circulation et d’éliminer la poussière et la boue. On réforme l’habitation et le travail.

Mais les citadins ont besoin d’autre chose, de verdure. Les anciens cimetières médiévaux sont poussés par les épidémies de choléra à l’extérieur des villes et des villages. Les concessions se développent, les cimetières s’organisent comme des villes avec des allées rectilignes. Ils deviennent des destinations champêtres. Pendant ce temps, les cimetières désaffectés des églises villageoises servent de lieu de repos. Ce sont les premiers parcs.

On connaît même un nouveau genre de spécialistes de leur aménagement, les jardiniers paysagistes ou des architectes pour qui le paysage est une construction. Les grands terrains excédentaires de l’armée sont réaffectés. Ils deviendront le Stanley Park, l’île Sainte-Hélène, les Plaines d’Abraham… Puis, il y aura de grands parcs urbains, comme le Mont-Royal ou Central Park.

On croise des milliers de Jeremy Booth à Paris, Manhattan et Montréal qui, dans une mesure qui varie selon l’importance de leur population, connaissent les mêmes problèmes. La surpopulation, la mort, la pollution. L’urbanisme, avant la médecine, fera de la salubrité le premier remède contre la maladie. Les fonctions doivent être coordonnées, les risques, diminués, le patrimoine, protégé, la règle, instaurée et respectée.

On « pense la ville », on déplace les usines, on organise le transport, la voirie. La maison redevient un château. L’environnement aussi. Mais, cette fois, à l’intérieur de la règle de droit public, et non plus tous azimuts.

L’économie comprend, peu à peu, que sa matière première, ses femmes, ses hommes, ne lui appartiennent pas. Leur château n’est pas qu’un lieu. Il est un refuge dans un milieu de vie planifié et organisé par les urbanistes : la ville. Puis il y a le climat qui dérègle tout, comme la machine, et qui, à son tour, brise la vie, malgré les parcs. Quelle sera la réponse des urbanistes ?

Le dernier article de cette série, intitulé « La ville et la vie », abordera la question de la révolution climatique et la position des urbanistes face à la protection de la vie humaine. Il nous présentera également la réponse émergente des tribunaux européens.

* L’auteur est associé au cabinet Bélanger, Sauvé Avocats, professeur adjoint à l’Université McGill et chargé de cours à l’Université de Montréal.

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