Portrait de la sous-ministre Lucie Opatrny

« Comme si tous les Québécois étaient mes patients »

Qui est cette haute fonctionnaire inconnue du grand public soudainement apparue cette semaine en conférence de presse aux côtés de François Legault et de Christian Dubé, ministre de la Santé et des Services sociaux ? Sous-ministre adjointe à la Santé, la Dre Lucie Opatrny, qui travaille dans l’ombre, est l’un des acteurs principaux de la gestion de la pandémie.

« Lucie Opatrny, je pense qu’elle est meilleure que moi. Citez-moi là-dessus, parce que c’est la vérité. »

Ces mots sont du député et ex-ministre libéral Gaétan Barrette, un politicien qui n’a pas la réputation d’être modeste.

Il lui a fallu trois ans pour convaincre cette « femme exceptionnelle, brillante et diplômée de Harvard » de devenir en 2018 sous-ministre adjointe à la Santé.

Pourquoi a-t-elle hésité si longtemps ? Au bout du fil, Lucie Opatrny fait une longue pause, disant que ce qui suit risque de déplaire à Gaétan Barrette.

Elle lâche le morceau, tout doucement, tenant d’abord à dire combien Gaétan Barrette est « un homme brillant », mais ajoute qu’elle craignait auparavant sa rigidité, elle qui privilégie le travail d’équipe.

A posteriori, elle estime avoir eu tort. « J’aurais dû sauter avant cela », dit-elle, soulignant que Gaétan Barrette s’est révélé très ouvert à changer de cap.

Mais il n’y avait pas que cela, poursuit-elle. « Je craignais aussi de ne pas être en mesure de faire tous les changements que je souhaitais. »

Au Centre hospitalier de St. Mary’s, puis au CISSS de Laval, « je me suis attaquée aux listes d’attente et à la qualité des soins. Pourrais-je y parvenir à l’échelle de la province ? ».

Passion : l'organisation des soins

Il y a encore un an et demi, dit-elle en entrevue, elle voyait des patients en fertilité à raison d’une demi-journée par semaine (à la clinique OVO, un établissement privé).

Aujourd’hui, dit-elle, elle se sent un peu « comme si tous les Québécois étaient [s]es patients ».

Avant que n’éclate la pandémie, elle aura eu à peine deux ans pour se consacrer à sa véritable passion, l’organisation des soins.

Elle ne cache pas qu’elle a hâte d’y revenir. « En même temps, il y a quelque chose de fascinant à être à mon poste en pleine pandémie. »

Fascinant, mais certes pas reposant. A-t-elle eu peur, par moments ?

« J’ai eu de grosses inquiétudes deux fois. La première fois en mars, parce qu’on était en plein inconnu. Et puis ces jours-ci, à cause du contraire. Parce que maintenant, je sais ce qui s’en vient. Les prochaines semaines seront très difficiles dans les hôpitaux. »

— La Dre Lucie Opatrny, sous-ministre adjointe à la Santé

Les hôpitaux, c’est sa responsabilité, comme tant d’autres dossiers clés. « À part la santé mentale et le secteur mère-enfant », résume-t-elle, sa définition de tâches couvre tous les aspects cliniques du ministère de la Santé.

Ceux qui la surnomment en coulisses « madame Délestage » ou la comparent à un « général » d’armée font référence aux dossiers délicats qu’elle pilote, et non à sa personnalité.

Car à son égard, les louanges sont très nombreuses et les critiques, rares.

En coulisses, on entend bien qu’il serait délicat de critiquer celle qui, après avoir eu toute la confiance des libéraux, a celle de François Legault et de Christian Dubé.

Tout au plus le voyage de son mari vers la Floride avant les Fêtes, alors que tout voyage non essentiel était fortement déconseillé, a-t-il fait sourciller à Québec ces derniers temps. « C’est vrai, il y est allé, pour affaires, répond-elle. On y a des éléments d’entreprises. » Les mesures de quarantaine ont été « respectées à la lettre », ajoute la Dre Opatrny dans la foulée.

Préparation « presque parfaite »

Plusieurs de ses faits d’armes sont soulignés à grands traits.

Si les hôpitaux étaient plutôt bien préparés en début de pandémie, contrairement aux CHSLD qui ne relèvent pas d’elle, « c’est parce que la préparation faite par Lucie était presque parfaite », lance Gaétan Barrette.

Pendant que des élus disaient – du moins publiquement – qu’il y avait peu de risque que la COVID-19 débarque au Québec et que des médecins la comparaient encore à une grosse grippe, Lucie Opatrny créait déjà le comité directeur clinique COVID-19, dont elle est la présidente.

« Pour bien organiser les choses, elle s’est donné rapidement une structure de guerre efficace, dotée de plein de sous-comités. C’est Lucie qui a dit : “Go, il faut s’organiser” », raconte une source gouvernementale proche de la prise en charge de la pandémie qui a demandé l’anonymat.

Cette personne, tout comme le DBarrette, estime que c’est une telle structure qui a fait cruellement défaut du côté des CHSLD.

Une source impliquée dans les discussions souligne cependant que des tensions ont surgi au comité. « La Dre Opatrny a eu des accrochages avec des représentants des médecins, en particulier au début de la pandémie. »

Chef du projet Optilab, Ralph Dadoun, qui est responsable des laboratoires d’analyse des tests de dépistage, note que c’est à la Dre Opatrny que revient le mérite d’avoir décentralisé tous les tests. C’est grâce à elle, fait-il observer, que toutes les régions ont leur propre matériel, contrairement à tant d’autres provinces qui ont fait le choix inverse. « En Ontario, les tests sont faits dans quatre ou cinq laboratoires. Ça demande du transport, ça allonge le temps de réponse », dit M. Dadoun.

Il ne nie pas qu’il y ait eu quelques « difficultés » et retards occasionnels, mais « la demande du ministre, c’était d’arriver à 35 000 tests d’ici décembre. On l’a fait et on arrive même à dépasser les 40 000 par moments ».

Une leader naturelle

Les qualités de leader de Lucy Opatrny ont été remarquées dès ses études à l’Université McGill, comme en témoigne la Dre Joyce Pickering, professeure agrégée à la faculté de médecine. « Quand je suis devenue directrice du programme de médecine interne, dans les années 1990, mon prédécesseur m’a dit un petit mot sur chacun des étudiants. À propos d’elle, il a lancé : “Celle-là, elle va être votre vedette.” Et il n’a pas eu tort ! »

La Dre Pickering se souvient que Lucie Opatrny a décroché le prix remis à l’étudiant ayant obtenu les notes les plus fortes en stage clinique.

Ses pairs l’ont ensuite choisie pour être leur résidente-chef à l’hôpital Royal Victoria.

La Dre Opatrny n’a pas 40 ans quand elle devient directrice des services professionnels au Centre hospitalier de St. Mary’s.

Patronne des médecins, quoi. « C’est très jeune pour occuper un tel poste, fait remarquer Ralph Dadoun, qui était PDG de l’hôpital à l’époque. Le plus difficile dans un milieu hospitalier, c’est de gérer les médecins. Elle savait les rallier, elle avait leur respect. »

En 2015, elle fait aussi sa marque au CISSS de Laval, à titre de directrice des services professionnels. « Avec son équipe, elle a fait une réforme complète de la liste d’attente et du bloc opératoire, résume Caroline Barbir, qui était PDG du CISSS de Laval à l’époque et qui est maintenant à la tête de Sainte-Justine. Elle a réussi ce qu’aucun établissement n’était parvenu à faire jusque-là. »

Le délai moyen « dans la grande majorité des cas » était passé sous les six mois, évoque-t-elle.

De longues journées éprouvantes

« Habituellement, je travaille le plus souvent 12 heures par jour. Depuis un an, ça monte à 16 heures. »

La Dre Opatrny ne cache pas que les multiples reportages sur les files d’attente pour les tests ne lui ont pas été agréables. « On avait des choses à peaufiner, on l’a fait, mais souvent, les délais venaient d’afflux massifs et subits de personnes, comme lors de cet appel au dépistage aux clients des bars. […] Des gens ont attendu cinq heures en file. Ça a duré 48 heures. Puis, ça s’est calmé. »

Idem pour la ligne 811, où le nombre d’appels « a été multiplié par 50 » par moments. Inévitablement, devant une telle explosion, des gens ont attendu 2 heures 30 en ligne.

La Dre Opatrny dit qu’entre la première et la deuxième vague, elle a ajusté le tir à maints égards. Elle est particulièrement fière, dit-elle, d’avoir profité de l’accalmie pour acheter massivement les médicaments incontournables – le propofol, notamment – dont on a tant craint qu’ils soient insuffisants, au printemps. Non seulement on n’est pas inquiets à ce chapitre, mais cette fois, « on a même pu aider les autres provinces qui en manquaient ».

A-t-elle pris des décisions qu’elle regrette ? Elle évoque d’emblée cet empressement à sortir les personnes âgées malades des hôpitaux, au début, pour les renvoyer le plus vite possible dans leurs CHSLD.

« En mars, on pensait que la COVID-19 arriverait par pleins avions, que les personnes atteintes seraient les jeunes voyageurs qui rentreraient d’Europe. L’idée était donc de libérer des lits d’hôpital et aussi d’éviter que les personnes âgées côtoient ces voyageurs dans les hôpitaux. »

— La Dre Lucie Opatrny, sous-ministre adjointe à la Santé

Mais de telles décisions ont été prises, fait-elle remarquer, avec les informations dont on disposait, en mars.

Y aura-t-il une fin, et si oui, quand ? Cela dépend de ce que l’on entend par là, à son avis.

La fin de la pression sur les hôpitaux, « je suppose que ça viendra en avril ».

Retourner au restaurant en toute insouciance ? Laisser tomber le masque ? Tout cela n’arrivera pas d’un coup, « mais je vois les vaccins comme la lumière au bout du tunnel ».

Ses origines

Âgée de 47 ans, Lucie Opatrny est née de parents qui, avant de se rencontrer en Ontario, avaient chacun fui la Tchécoslovaquie communiste. Tout comme son cousin de la fesse gauche, Jaromir Jagr, pour la petite histoire. Son père ayant fui le pays en plein service militaire, il est longtemps resté persona non grata. « Par contre, comme ma mère a pu avoir un pardon, nous avons passé beaucoup d’étés là-bas, avec mes grands-parents. » De cette époque, elle se souvient surtout de « ces longues files dans lesquelles on prenait notre place, sans même savoir pour quel produit ».

Cela lui est revenu pendant la pandémie : « Au moment où l’on attendait que soient livrés par avion les N95 et les autres équipements de protection, mon premier réflexe a été de demander à mes collègues en logistique si on avait pensé à s’assurer qu’il y ait de la sécurité dans la distribution de tout cela. » Quand il y a rareté, s’est-elle souvenue, il y a convoitise et les choses ont tendance à disparaître. Une réaction humaine, estime-t-elle.

Ses deux parents sont professeurs et titulaires de doctorat. En mathématiques pour sa mère, en informatique pour son père. Avec eux, les conversations se font encore aujourd’hui en tchèque. Mère de deux filles – l’une de 13 ans, l’autre de 17 ans –, elle habite dans la région de Montréal.

Parmi les mieux payés de l’État

Marque de confiance de la part du premier ministre François Legault, le contrat de Lucie Opatrny vient d’être renouvelé pour trois ans. Elle est d’ailleurs parmi les mieux payées de l’État. Elle touche maintenant 360 525 $ par année, un bond de 30 000 $ par rapport à 2019-2020. Elle gagne ainsi plus que le sous-ministre adjoint et directeur national de santé publique Horacio Arruda (qui est tout de même très bien payé à 305 000 $), sa patronne, la sous-ministre en titre au ministère Dominique Savoie (276 000 $), et même le secrétaire général du gouvernement – le numéro un des fonctionnaires – Yves Ouellet (325 000 $). Notons que, contrairement à Mme Savoie et à M. Ouellet, la Dre Opatrny – comme le DArruda – n’a pas le statut d’administrateur d’État auquel est assortie la sécurité d’emploi.

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