Un peuple de donneurs d’eau

Ce n’est pas parce qu’on s’y est habitué que c’est normal.

Des multinationales comme Coca-Cola et Pepsi s’approvisionnent aux réseaux publics de distribution d’eau à un prix dérisoire, emballent l’eau filtrée dans du plastique, la vendent, puis laissent les municipalités gérer les bouteilles vides.

Quand vous achetez leurs contenants, vous payez donc trois fois. Pour la bouteille, pour le financement des réseaux de distribution d’eau et pour le traitement des matières résiduelles.

Ce n’est pas un produit, c’est un déchet. Ce n’est pas une activité économique, c’est du siphonnage d’un bien public.

Québec leur facture 0,0000035 $ par litre. Ce tarif est inchangé depuis 2011. En Italie, le prix est 1000 fois plus élevé. Et 4000 fois plus au Danemark.

Pourtant, ces sociétés auraient les moyens d’en faire un peu plus. Par exemple, Pepsi a déclaré des revenus nets de 7,6 milliards US en 2021…

Ce n’est pas tout. Pour évaluer le volume d’eau prélevé, Québec s’en remet aux estimations faites par les entreprises. Dans leurs vieilles infrastructures, un droit acquis leur permet de le faire sans compteur. La marge d’erreur peut s’élever à 25 %.

Et en plus, cela s’effectue en secret. En mai, les embouteilleurs ont gagné devant la Cour du Québec le droit de cacher au public leur utilisation d’eau. Une ressource qui, je le rappelle, est censée appartenir à tous.

Comment peut-on tolérer cette farce depuis si longtemps ?

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En 2018, les libéraux, les péquistes et les solidaires promettaient d’augmenter les redevances. Seul François Legault s’y opposait. Il craignait que les embouteilleurs ne refilent la facture aux clients.

En juin, à quelques jours de la fin de son mandat, le ministre de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, Benoit Charette, a déposé un projet de loi modeste. Il s’engageait enfin à hausser la tarification, sans toutefois s’avancer sur un chiffre – ç’aurait été précisé dans un règlement ultérieur.

En campagne électorale, la CAQ a promis que cette redevance serait accrue et qu’elle financerait un nouveau Fonds bleu. L’enveloppe servirait notamment à nettoyer les berges, lutter contre les espèces envahissantes, protéger les bassins versants et aider les riverains à mettre à niveau leurs fosses septiques.

Jeudi, M. Legault est revenu à la charge. Il a réitéré son engagement à augmenter les tarifs. Et, nouveauté, la transparence pourrait être exigée, selon ce que M. Charette a dit en privé à des écologistes.

À Québec, on m’indique que le projet de loi ne sera pas un copier-coller de la version déposée en juin. La réflexion est ouverte pour savoir comment le bonifier.

La transparence serait bienvenue. Et il faudrait agir de façon plus musclée contre les bouteilles d’eau en plastique.

En 2016, l’ex-maire de Montréal Denis Coderre avait songé à le faire, mais une offensive de lobbyisme l’avait fait reculer.

Avec son projet de consigne élargie en 2020, M. Charette avait résisté aux groupes de pression. Il aura une belle occasion de le faire à nouveau.

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La redevance sur l’eau ne touche pas que les embouteilleurs. Elle vise toutes les industries qui utilisent plus de 75 000 litres par jour.

Le tarif varie selon les secteurs. Pour les papetières, les minières, les alumineries et l’alimentation : 2,50 $ par million de litres. Pour le béton, l’engrais, les produits chimiques et l’embouteillage : 70 $ par million de litres.

Plus de 810 milliards de litres – ou 232 000 piscines olympiques – sont prélevés en moyenne chaque année en vertu de ce règlement. En échange, l’État reçoit à peine 3 millions de dollars.

Nous sommes un peuple de donneurs d’eau. Pas de quoi être fier.

Dans ses publicités électorales, la CAQ faisait vibrer la corde nationale avec sa promesse d’un Fonds bleu, avec des images de lacs et de rivières.

Mieux tarifer l’eau serait un minimum pour se réapproprier ce bien public. La protection et la revitalisation des écosystèmes seraient aussi nécessaires. Reste qu’à lui seul, le Fonds bleu ne suffira pas. Car en parallèle, l’État cautionne le saccage des milieux humides et il les détruit parfois lui-même. Depuis 2017, moins de 3 % des compensations financières versées par les promoteurs ont servi à restaurer des milieux humides ou à en créer de nouveaux.

À la COP15, M. Legault a rappelé que l’eau douce recouvre 10 % de notre territoire. La protéger enfin serait un minimum. Mais une autre chose pourrait aussi être faite.

En théorie, les Québécois ont un « droit d’usage » de l’eau. Mais seulement à condition de pouvoir s’y rendre. Or, l’accès est souvent privatisé. En d’autres mots, on peut se baigner, mais on ne peut pas se rendre à la baignade.

À leur décharge, les municipalités peuvent vouloir contrôler l’accès à l’eau pour éviter les contaminations et autres nuisances. Mais leur calcul est parfois moins noble. Pour elles, aménager l’accès aux rives est une dépense, tandis que le vendre à un promoteur immobilier est un revenu.

Si le gouvernement caquiste veut rendre le Québec bleu et fier, voilà un dernier chantier qui pourrait l’intéresser.

Ses images électorales de l’eau étaient majestueuses. Il serait agréable de pouvoir les regarder ailleurs que sur un écran.

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