Amazon

Jeff Bezos, roi du monde

Qu’il soit honoré comme un génie par des scientifiques ou reconnu par les financiers comme l’homme le plus riche du monde… rien ne lui fait perdre son calme. Pas davantage l’admiration qu’il suscite que les haines qu’il soulève. Jeff Bezos est un surdoué à sang froid qui, tranquillement, a révolutionné l’art du commerce au XXIe siècle. L’inventeur d’Amazon, avec son épithète : « amazoné », c’est-à-dire appartenant à une profession sinistrée par l’essor des nouvelles technologies, a fondé un empire. L’action dépasse aujourd’hui les 1000 dollars. Elle en valait 18 au moment du lancement en 1997, quand chaque livre envoyé faisait perdre de l’argent à l’entreprise… Des temps lointains.

Pendant vingt-quatre heures, il a été l’homme le plus riche du monde. Mais Jeff Bezos, fondateur et PDG d’Amazon, va bientôt dépasser Bill Gates au classement des fortunes mondiales. Durablement, cette fois. Avec 90 milliards de dollars, le plus controversé des entrepreneurs du Web frôle déjà le créateur de Microsoft, 90,5 milliards.

Aujourd’hui, Amazon, qui vend presque tout à presque tout le monde, vaut 490,24 milliards de dollars. Soit trente fois Carrefour, géant planétaire de la distribution, et deux fois Walmart, le titan américain des hypers. Des chiffres hallucinants, même dans la sphère Internet, pour une entreprise créée il y a seulement vingt-trois ans. Mais pas si surprenants compte tenu de l’incroyable personnalité de son concepteur, 1,71 mètre, grandes oreilles et yeux ronds, célèbre pour son intellect autant que pour son rire assourdissant, mi-gloussement, mi-hennissement. Sa marque de fabrique, qui a ponctué chaque étape de son écrasant triomphe.

Tout commence en 1994, quand Jeffrey Preston Bezos lâche son job pour monter une start-up. À 30 ans, ce diplômé de sciences de l’informatique bosse au cœur de la finance mondiale, à Wall Street. Dans un hedge fund (un fonds d’investissement spéculatif), DE Shaw & Co. Plus jeune vice-président, ex-enfant surdoué, dont le test de QI, à l’âge de 8 ans, s’est conclu par un score hors du commun. Primaire, collège et lycée, premier partout. Tout le temps, même au foot, en dépit de son petit gabarit, « parce qu’il se souvenait de chaque position sur le terrain, la sienne et celle des autres », selon son ancien coach.

Pour un patron médiatiquement prudent, les anecdotes fourmillent. À 3 ou 4 ans, le bambin démonte au tournevis les barreaux de son lit. À 8 ans, il désosse le tracteur Caterpillar de son grand-père adoré, directeur régional du Commissariat à l’énergie atomique, propriétaire d’un ranch de 10 000 hectares à Cotulla, au Texas, pour remettre ensuite la machine en état. À 10 ans, il suit à la télévision les débats consacrés au scandale du Watergate, révélé par le Washington Post qu’il rachètera à 49 ans. Sur la route, le matheux estime la consommation d’essence au kilomètre près. Bref, plutôt Agnan que le Petit Nicolas.

Pas toujours sympa, cela dit. Parmi ses innombrables inventions, dont une cocotte à cuisson solaire, une alarme trafiquée pour tenir à l’écart de sa chambre ses frère et sœur cadets, Mark et Christina. Et, un jour, Jeff a fait pleurer sa grand-mère. « Je faisais chaque été de longs trajets en voiture avec mes grands-parents, qui partaient avec une grosse caravane. Ma grand-mère fumait. Je détestais ça. Comme j’avais entendu une campagne sur les méfaits du tabac, j’ai calculé le nombre d’années de vie qu’elle perdrait – neuf –, et je le lui ai dit », a-t-il raconté en 2010 dans un discours aux étudiants de Princeton, dont il est diplômé. Le grand-père, Lawrence Preston Gise, a arrêté le véhicule et fait sortir son petit-fils : « Il est plus facile d’être intelligent que gentil », l’a-t-il sermonné. « L’intelligence est un don, la gentillesse est un choix, a résumé le PDG. Le don est facile ; le choix, difficile. Mais, à la fin, on n’est jamais que la somme de ses choix. » 

Sages paroles. Paradoxales, aussi, pour un dirigeant sans cesse attaqué pour sa dureté. Amazon s’est construit au fil de luttes sans merci, multipliant les victimes au fur et à mesure de son essor, concurrents et salariés confondus, et a manqué s’appeler Relentless.com – Implacable.com –, ce qui en disait long. Après avoir passé en revue tous les produits possibles, ce fan des écrivains Cormac McCarthy et Kazuo Ishiguro tranche pour le livre : « Les librairies ne pouvaient pas envoyer de catalogues, trop lourds. Et les ouvrages ne s’abîment pas dans le transport », a-t-il expliqué pour justifier sa décision. Les libraires ne lui diront pas merci. Les éditeurs non plus.

Ils ne sont que les premiers d’une longue liste de souffre-douleur, où figure la quasi-totalité des producteurs de biens de consommation, de l’épicerie à la mode, de la musique aux objets électroniques, mais aussi des leaders du stockage informatique (le « cloud », où Amazon Web Services détient 50 % des parts du marché mondial), tous « amazonés », comme on dit dans les milieux des affaires. Aux États-Unis, Amazon truste 43 % du total des ventes en ligne.

Dernière cible en date : l’alimentaire, avec le rachat, le 16 juin, pour 13,7 milliards de dollars, de Whole Foods Market, l’enseigne reine du bio. Un assaut qui n’a pas échappé aux groupes du secteur : les hypermarchés pourraient à leur tour subir la concurrence de l’hydre de Seattle. « À ce rythme, plaisante à moitié un analyste financier, il ne restera bientôt plus au monde qu’une seule entreprise, Amazon. »

Son principal actionnaire, qui détient encore 17 % du capital (une performance dans la Silicon Valley, où la majorité des créateurs ont dû lâcher des parts pour financer leur développement), n’en rit que plus fort. Une arme sonore, qui hypnotise et déroute. La même, à la tonalité près, que celle de son père biologique. Jeff Bezos est en effet né Jeff Jorgensen, a révélé son biographe Brad Stone, auteur en 2013 de La boutique à tout vendre (First Editions), une enquête approfondie sur l’entreprise et son fondateur. Ted Jorgensen, monocycliste, artiste de cirque à ses heures, épouse Jackie Gise à l’adolescence. Dix-sept mois après la naissance du bébé, elle demande le divorce et prie le père de ne plus se mêler de leurs vies. Miguel Bezos, son second mari, un immigré cubain arrivé seul aux États-Unis à l’âge de 15 ans, adopte Jeff. Qui n’apprend qu’à l’âge de 10 ans qu’il n’est pas son géniteur. Sans grande émotion. « J’ai su en même temps que je devais porter des lunettes. Et ça, ça m’a fait pleurer. »

Ted, lui, a respecté la mise en garde. Au point d’ignorer que son fils était devenu multimilliardaire. C’est Brad Stone qui le lui a révélé, en 2012. Propriétaire d’un magasin de cycles en Arizona, Ted Jorgensen a tenté alors de reprendre contact avec son rejeton. En vain. Il est mort en 2015, à 70 ans, sans l’avoir revu. Des vidéos regardées sur YouTube lui ont néanmoins permis de constater que Jeff et lui partageaient le même mode d’hilarité. « Je me demande si nous avons d’autres points communs », s’est-il interrogé face à un journaliste.

Un jour de la Fête des pères, Jeff Bezos a twitté, face à la photo d’une fusée Saturne V en Lego destiné à son plus jeune fils : « J’aime être papa. » Un autre Tweet, le même jour, rendait hommage à Miguel (Mike) Bezos. Le patron d’Amazon est très famille. Marié en 1993 avec MacKenzie Tuttle, une ancienne de Princeton, brune aux yeux noisette, rencontrée chez DE Shaw & Co. « C’est moi la première qui l’ai invité à déjeuner, a confié MacKenzie au magazine Vogue. J’entendais plusieurs fois par jour son rire de l’autre côté de la cloison, et je le trouvais irrésistible. » Six mois après, le couple se marie. « Je lui avais fait passer son entretien d’embauche, a ironisé Jeff Bezos. Je connaissais donc ses résultats universitaires. » Brillants, sûrement, vu ses exigences en la matière. Ils ont eu quatre enfants, entre 17 et 12 ans. Trois fils et une fille, adoptée en Chine. Tous élevés loin des écrans : l’aîné a été le dernier de sa classe à avoir un Smartphone. MacKenzie, elle-même écrivain, ancienne élève de Toni Morrison à l’université, a pourfendu sur Amazon.com la biographie de son époux, attaquant erreurs et inexactitudes. Sans que l’ouvrage ait été retiré du site, qui accepte d’héberger les critiques négatives sur ses produits, à l’inverse de ses rivaux. Le client est roi, même quand il n’aime pas.

Plutôt jeans et tee-shirt que haute couture, soirées à la maison plutôt que cocktails (« C’est moi qui fais la vaisselle », proclame le PDG qui revendique aussi de surprendre sa femme en lui achetant des vêtements), préférant les Honda banales aux limousines, Jeff et MacKenzie n’en ont pas moins accumulé un vertigineux patrimoine immobilier. Outre l’immense demeure de Medina, la banlieue huppée au bord du lac Washington, près de Seattle, le couple possède une maison de 1200 mètres carrés à Beverly Hills (24,5 millions de dollars), voisine de celle de Tom Cruise, et trois appartements dans la tour The Century sur Central Park, à New York (4,65 millions de dollars en 1999). Depuis janvier, ils y ajoutent le musée du Textile, à Washington DC. Deux gigantesques bâtisses classées de 2500 mètres carrés, conçues par l’architecte John Russell Pope, en cours de rénovation (23 millions de dollars). Leur futur « pied-à-terre » dans la capitale. Sans oublier un énorme ranch au Texas, et des milliers d’hectares de terrain. Le fondateur d’Amazon compte parmi les vingt plus grands propriétaires fonciers des États-Unis.

Il le fallait pour concrétiser son rêve d’enfant. Depuis un soir d’été de ses 5 ans, quand il a vu en noir et blanc Apollo 11 se poser sur la Lune, Jeff Bezos fantasme sur l’espace. À sa sortie du lycée, son discours le martèle : « L’homme ne vivra pas toujours sur cette planète ». Comme dans Interstellar, le film de Christopher Nolan, ce fan absolu de la série Star Trek et de Jules Verne souhaite construire des stations spatiales habitables, en orbite autour de la Terre, pour préserver cette dernière. En 2000, le tout-puissant maître du Web a donc créé Blue Origin, une entreprise secrète de 800 salariés dans laquelle il investit personnellement 1 milliard de dollars par an. Il l’a installée dans une ancienne usine Boeing à Kent, dans l’État de Washington. Au siège, un globe terrestre de 9 mètres trône dans l’entrée, parmi diverses reliques de l’épopée spatiale et une maquette de l’USS Enterprise de Star Trek. Son engin spatial, le New Shepard, a réussi un vol suborbital (100 kilomètres de la Terre) de dix minutes, le 23 novembre 2015. Au programme, des vols habités dès 2018, une nouvelle fusée, le New Glenn, un pas de tir au Texas et un autre au mythique cap Canaveral. Rob Meyerson, un ancien de la Nasa, aux manettes de Blue Origin, n’a aucun doute : « Jeff voudrait être parmi les premiers passagers, juste après les vols tests des ingénieurs. »

Dans ses semaines de soixante-cinq heures, le plus grand vendeur du monde consacre quatre heures à Blue Origin. Mais se réserve huit heures de sommeil par nuit : « Le meilleur moyen de lutter contre le stress… » Pourtant, en 2015, une enquête du New York Times a mis en lumière le climat exécrable interne chez Amazon. Salariés épuisés, souvent en pleurs, encouragés à la délation, soumis à des rythmes intenables et à des licenciements expéditifs. Les rires du patron sont redoutés, comme ses saillies : « Pourquoi gâchez-vous ma vie ? » ; « Êtes-vous paresseux ou seulement incompétent ? » ; « Je voudrais le texte de l’équipe A, celui de la B est grotesque » ; « Ai-je pris mes pilules de bêtises aujourd’hui ? » En cas de grosse colère, une veine se met à battre, paraît-il, sur son front. « L’équivalent de l’alerte ouragan. Tous aux abris ! » frissonne un vétéran. Le taux d’ancienneté s’affiche parmi les pires de la Silicon Valley. Mais les dix dirigeants juste en dessous de Jeff ont, en moyenne, onze ans de présence au compteur. Apple, sous Steve Jobs, ou Oracle, avec Larry Ellison (tous les deux enfants adoptés comme lui), ont été accusés de méfaits similaires. Alors goulag de la tech, Amazon ? « Pensez-vous qu’il soit possible de construire une entreprise comme celle-ci avec des gens malheureux ? » se défend Jeff Bezos. En tout cas, face à leurs pairs chouchoutés de Google ou de Facebook, les employés d’Amazon restent au régime sec. Pas de repas gratuits, ni de baby-foot, ni de crèches. Même les places de parking se paient. « Leur seule révolte s’est manifestée quand l’Advil, l’antidouleur en accès gratuit, leur a été supprimé », raconte le biographe.

Mais Jeff Bezos ne cherche pas à être aimé. Il a survécu à un accident d’hélicoptère (« Une stupide façon de mourir », avait été son unique commentaire) et à une évacuation aérienne des Galapagos pour cause de coliques néphrétiques. L’ex-surdoué n’a peur de rien. Ni d’édifier un monopole ni de ne pas payer d’impôts sur les sociétés. Il ne craint pas non plus Donald Trump, qui le poursuit de sa vindicte à la suite des articles peu aimables du Washington Post. Il a même refusé de signer « the Pledge », le serment prêté par un grand nombre de milliardaires américains, comme Bill Gates, de consacrer l’essentiel de leur fortune à des causes caritatives. Pourtant, sur Twitter, Jeff Bezos a récemment demandé conseil pour savoir « comment utiliser [son] argent ». Il a reçu 45 000 réponses. Voudra-t-il changer le monde une deuxième fois ? C’est assez tentant, pour un surdoué. De quoi rire au nez de ses détracteurs.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.