Planète bleue, idées vertes

L'homme qui sauvait des maisons

Michel Martel sait qu’il livre une guerre perdue d’avance : contre le temps, contre les modes, contre le pic des démolisseurs. Mais il se bat quand même. Depuis 50 ans, il est parvenu à donner une deuxième vie à environ 70 maisons ancestrales destinées à la démolition. Une petite victoire pour le patrimoine, mais aussi pour l’environnement. La Presse l’a rencontré.

Saint-Étienne-des-Grès — La maison de 1870 a toute été déshabillée. Michel Martel a retiré la couverture, enlevé les fils, la plomberie. Il ne reste que la charpente nue, comme un squelette d’une autre époque.

« C’est des arbres boréaux, ça », lance l’homme de 71 ans en pointant les imposants madriers qui forment l’ossature. En mettant la maison à nu, il a retrouvé des planches de pin larges de 22 pouces.

« Ça date de 1870. C’est la fin du coupage du bois pour l’envoyer en Angleterre, c’est la fin des barons du bois. C’est une autre époque. »

Cette vieille charpente aurait pu finir dans un conteneur. Mais Michel Martel a passé des jours à « déshabiller » la maison de Saint-Étienne-des-Grès, entre Trois-Rivières et Shawinigan.

Il a numéroté toutes les pièces. Bientôt, il va démonter le bâtiment et le mettre sur un camion. Il sera déménagé en Estrie, où un nouveau propriétaire va lui donner une seconde vie. La charpente sera sauvée, comme l’escalier et plusieurs planches du plancher.

Sans l’intervention de Michel Martel, que serait-il arrivé de la maison ? Elle aurait probablement fini sous le pic des démolisseurs, comme des centaines d’ancestrales chaque année au Québec.

« J’ai souvent de la visite sur mes chantiers de personnes âgées qui ont vécu dans la maison ou qui ont eu des parents qui y ont vécu. Ils viennent voir la maison qui se déshabille tranquillement et qui va partir. »

— Michel Martel

« Je n’ai jamais vu de pleurs ou de grincements de dents. Les grincements de dents se font quand quelqu’un dit “fuck, moi je construis dans deux semaines et je mets une pelle mécanique qui écrase une maison en un avant-midi”. Ça, ça fait brailler. »

« Michel n’est pas remplaçable »

Michel Martel connaît ça, les deuxièmes vies. Musicien de formation, il a œuvré 25 ans dans ce domaine, dont 3 années passées en tournée avec Dan Bigras.

Mais l’intérêt pour les vieilles maisons est arrivé tôt. Vers l’âge de 25 ans, dans les années 1970, il a acheté une ancestrale. Il s’est mis à la rénover.

« Puis j’ai commencé à en démonter avec mes frères, des maisons destinées à la démolition. C’étaient des maisons qui allaient tomber sous les pelles mécaniques. Ou bien les gens mettaient le feu dedans tout simplement. »

Sans formation en charpenterie, il a appris « sur le tas ».

« Le secret là-dedans, c’est d’ouvrir les yeux et d’analyser comment les anciens faisaient. Comment ils assemblaient le bois. C’est là que tu apprends. C’étaient des connaissances empiriques transmises de grand-père en fils en petit-fils… »

— Michel Martel

Michel Martel estime qu’il a donné une deuxième vie à 70 maisons. Ça peut paraître beaucoup, mais c’est une goutte dans l’océan.

L’ingénieur à la retraite Yves Lacourcière, passionné de patrimoine, a déjà estimé à 400 000 le nombre de bâtiments anciens au Québec, dont 30 000 protégés à divers degrés. Et chaque année, 3000 de ces bâtiments seraient démolis.

« C’est du sauvetage de deuxième ligne. Michel Martel va s’intéresser à des maisons qui ont échappé au système », note Louis-Pascal Rousseau, docteur en histoire et évaluateur patrimonial. « Ce ne sont pas des bâtiments qui ont fait l’objet d’une évaluation patrimoniale ou qui ont atteint une cote suffisante pour être préservés. »

Cet historien a décidé de documenter le travail de Michel Martel. Il l’a notamment filmé à diverses étapes de son travail. Il entend remettre les images aux Archives nationales du Québec. Il prépare aussi une bande dessinée sur les techniques de construction anciennes, inspirée de ce qu’il a appris en suivant l’homme.

« Michel n’est pas remplaçable. Alors, il faut documenter le plus possible son savoir-faire. Il y a un gâchis absolument incroyable en ce moment. Ça prendrait des dizaines de Michel au Québec. »

— Louis-Pascal Rousseau, docteur en histoire et évaluateur patrimonial

En attendant, la maison Lemire de Saint-Étienne-des-Grès aura une seconde vie. Elle va déménager en Estrie, où elle sera isolée de nouveau, recouverte, habillée…

« J’aime ça, la patine, la réutilisation », explique l’acheteur, qui n’a pas voulu être nommé pour garder sa vie privée. « Il y a aussi des raisons environnementales. Tout ça s’unit dans mon choix », lance l’homme d’une quarantaine d’années, rencontré sur le chantier, où il enlevait des clous sous la supervision de Michel Martel.

À 71 ans, M. Martel est toujours en forme. Mais il sait qu’il n’est pas éternel. Il tente de transmettre ses connaissances aux jeunes charpentiers qui participent au remontage de ses maisons.

« Les gars vissent du gyproc à l’année longue dans des condos. As-tu idée quand je les amène sur des terrains boisés pis que je leur mets des ciseaux à bois pis des haches dans les mains, pis que je commence à leur parler de Cartier pis de Champlain… Ils trippent au boutte ! »

« Les jeunes générations vont hériter de ça. De ce qu’il en reste, en fait. Parce que moi, j’en sauve une, ils en détruisent 300 à côté. C’est quand même ça, la vérité. »

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